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HISTOIRE
DIOCESE DE BAYEUX.
HISTOIRE
DU
DIOCÈSE DE BAYEUX
XVIIIe ET XIXe SIÈCLE
PAR
L'ABBÉ J. LAFFETAY
chanoine de Bayeux, docteur ès-Jettres.
« Refellere sine pertinaciâ ,
Et refelli sine iracundifi. »
(M.-T. Cicer.)
BAYEUX
IMPRIMERIE H. GROBON ET 0. PAYAN
27, rue Saint- Jean.
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HISTOIRE
DU
DIOCÈSE DE BAYEUX
DEUXIÈME VOLUME.
Il est donc enfin terminé le deuxième volume de notre
Histoire diocésaine , et nous ne voulons pas le laisser pa-
raître sans exprimer notre juste reconnaissance à tous ceux
qui l'ont aidé à voir le jour. Plus nous approchions de la
fin du xviue siècle , plus aussi les difficultés étaient sé-
rieuses. Il fallait d'abord découvrir les sources, frapper à
la porte des bibliothèques, interroger les archives, collec-
tionner les brochures innombrables que se renvoyaient
l'un à l'autre les différents partis, sous la République et le
Directoire ; enfin , recueillir les témoignages isolés de la
tradition orale , qui jettent quelquefois une vive lumière
sur des souvenirs déjà lointains. Qu'on nous permette d'en
faire la remarque, ce ne sont pas seulement les historiens
du premier ordre qui sentent le poids de cette lourde
tâche, les écrivains les plus obscurs ont aussi leurs épreu-
ves. Leur cadre est plus restreint , n'importe ; il n'en sera
que plus difficile à remplir. La susceptibilité des familles
veille autour d'eux. On craint la vérité ; on leur dérobera,
si l'on peut , les renseignements les plus indispensables ;
on contestera les faits les plus certains.
Laissons de côté les périls auxquels , grâces à Dieu ,
nous avons échappé ; nous aimons mieux parler des secours
que nous a ménagés sa Providence. Comment oublier le
zèle vraiment fraternel avec lequel le clergé du Diocèse
nous a donné son concours , l'empressement de toutes les
administrations à nous ouvrir leurs trésors, la sollicitude
de nos amis qui ont toujours répondu avec une extrême
bienveillance à nos importunités ! Les uns nous ont
soutenu , éclairé de leurs conseils ; d'autres ont dirigé nos
recherches ; la plupart nous ont enrichi de précieuses
communications.
Quand parut notre premier volume , quelques-uns nous
exprimèrent le regret de n'y avoir pas trouvé les faits ,
rangés dans l'ordre chronologique. Nous leur répondrons
ici, comme nous le fîmes alors : ce ne sont pas des Annales
que nous écrivons ; il faut donc qu'on nous permette ce
qu'on permet à tous les historiens , tantôt de revenir en
arrière , quelquefois d'anticiper certains événements ; en
un mot de grouper ensemble tout ce qui se rapporte à
un certain ordre d'idées ; il est une foule de détails
qu'on ne pourrait désagréger, sans nuire à la clarté autant
qu'à l'intérêt.
Plusieurs questions nous ont été adressées sur les ma-
tières traitées dans le premier volume ; plusieurs difficultés
nous ont été soumises ; nous avons essayé d'y répondre.
La recherche de la vérité coûte quelquefois de grands
efforts ; nous avons fait sur ce point tout ce qu'il était
possible de faire.
Un de nos amis a bien voulu nous permettre de dé-
pouiller un curieux manuscrit , rédigé à la prison de
Bayeux, en 1793 et 1794, par M. de Montai, frère aîné de
M. d'Albignac. L'analyse que nous en avons faite se trouve
à la fin de notre volume sous le titre d'Appendice.
On l'a dit avant nous : aucune histoire n'est rigoureu-
— 3 —
sèment complète. Voici ce que Huet, il y a longtemps
déjà, répondait à ce reproche, qu'on n'épargne pas aux
historiens. Consolez-vous , leur disait-il : « Vous ne pou-
vez tout savoir ; ce n'est pas une raison pour tout omettre;
vous ne connaissez qu'une partie ; cela vaut mieux que de
tout ignorer. » Scientia partis melior est totius ignorantiâ.
— Nous réclamons humblement pour nous le bénéfice de
cette sentence.
L'ouvrage que nous préparons, depuis si longtemps, est
un de ceux qui seraient menacés de rester en portefeuille,
si Ton attendait pour les produire que l'on ne pût y souhai-
ter aucun amendement. Il faut des bornes à tout , même
à la prudence. La vieillesse nous menace , et nous sentons
le besoin de nous hâter. Nous avons maintenant sous la
main tous les matériaux dont se composera notre troisième
volume ; il ne tardera pas à paraître , si l'on daigne ac-
cueillir celui-ci avec l'indulgence qu'il réclame. — Voici
l'ordre que nous y suivrons :
On y trouvera la mission si difficile et si glorieuse que
remplirent les prêtres cachés pendant la terreur. — La
situation et les travaux de leurs confrères exilés en Angle-
terre pour refus de serment. — La mort de M&r de Cheylus.
— L'administration de MM. les vicaires capitulaires. —
Quelques notes pleines d'intérêt sur les communautés re-
ligieuses qui ont traversé la révolution , et sur quelques
autres qu'elle a fait disparaître. — L'établissement du
Presbytère à Bayeux ; les vains efforts qu'il tenta pour
raviver le schisme constitutionnel. — La restauration du
culte catholique. — L'avènement de Msr Brault. - Les
grands faits qui signalèrent son épiscopat. — Enfin, l'his-
toire de deux sectes religieuses , confondues sous le nom
de Petite Eglise, et qui durent leur origine, l'une à l'abbé
Blanchard, du diocèse de Lisieux [Blanchardisme], l'autre
à l'abbé Bondel, de Tallevende-le-Grand [Rondelisme].
Il y a vingt ans , M. l'abbé Michel , vicaire général , a
bien voulu consigner par écrit ses nombreux souvenirs sur
cette époque mémorable, et il nous en a fait dépositaire.
Viendront ensuite les biographies de NN. SS. les
évêques qui ont succédé à Msr Brault sur le siège de
saint Exupère. Tel est le croquis des événements que
nous étudions avec amour depuis tant d'années , et que ,
avec la grâce de Dieu , nous allons bientôt publier. Nous
supplions tous ceux qui posséderaient quelques docu-
ments relatifs à cette période, de nous les adresser au plus
tôt.
Nous n'avons pas oublié que nous avons promis d'offrir
gratuitement à nos souscripteurs la Carte de l'ancien
Diocèse de Bayeux , dédiée à Msr Didiot, en 1859, par
MM. A.-G. Lavalley-Duperroux et G. Mancel. Ils peuvent
la réclamer chez MM. Grobon & Payan, nos imprimeurs.
15 août 1877.
J. LAFFETAY.
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Inipr. II. Grobou et 0. Payan.
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CHAPITRE F
Décret de l'université de Caen pour la rétractation de l'appel.
— Mandement de Msr de Lorraine contre la bulle Unigenitus.
— Remontrance de la faculté de théologie. — Protestation
contre le concile d'Embrun. — Mort de Msr de Lorraine. —
Jugements portés sur son caractère. — Tombeau du prélat.
— Mesures adoptées par les vicaires-généraux. — Bourses
de Condom.
C'est un spectacle douloureux que celui de la so-
ciété religieuse dans notre diocèse, pendant la lutte
dont le commencement vient de frapper nos regards.
Ici, la faculté de théologie opprimée par la violence,
réduite a protester contre la fraude, et s'élevant au-
dessus de l'oppression par la pureté de sa foi et la
noblesse de son langage ; à côté d'elle , la société
de Jésus condamnée à expier, par l'interdit de ses
fonctions, le courage qu'elle avait eu de rester fidèle
a l'enseignement de l'Église ; la congrégation du P.
0 HISTOIRE DU DIOCÈSE
Eudes luttant avec une héroïque fermeté contre le
courant de l'opinion, qui dérobait à son influence
une partie de la jeunesse cléricale; les bons esprits
du clergé catholique gémissant sur les excès aux-
quels l'entêtement et l'esprit de parti entraînaient le
reste de leurs confrères; la paix des communautés
troublée par les idées téméraires qu'y faisaient péné-
trer l'enseignement, la prédication et la lecture ; un
évêque que l'on serait tenté de croire sans con-
victions, qui accepte et renie presque aussitôt les
croyances catholiques, qui permet de les enseigner
dans certaines communautés, et les poursuit dans
d'autres avec une inflexible rigueur: tel est le tableau
que nous a présenté jusqu'ici l'épiscopat de Mgr de
Lorraine. Hâtons-nous d'achever cette lamentable
histoire , et , tout en rappelant les erreurs et les
fautes que l'on ne peut dissimuler, épargnons, autant
qu'il est en nous, la mémoire d'un prince de l'Église,
faire Depuis long-temps déjà , plusieurs professeurs et
docteurs de l'université de Caen avaient demandé la
convocation d'une assemblée générale, pour y faire
révoquer l'appel au futur concile, interjeté, en 1718,
contre l'émission de la bulle. D'autres pensaient
avec raison qu'il valait mieux attendre, pour propo-
ser une mesure aussi importante, le moment où elle
pourrait être accueillie d'un consentement unanime.
Enfin, le jeudi 4 juillet 1726, l'abbé Louet, curé de
Hubert-Folie et recteur de l'université, qui avait
révoqué son appel, dès l'année 1722, mit l'affaire
en délibération. Toutes les facultés, d'un commun
accord , reconnurent , en s'accusant de l'avoir fait
<Jf l'université
de Caen.
DE BAYEUX. 7
trop tard (1), que la constitution Unigenitus éma-
nait de l'autorité de l'Église, et déclarèrent qu'elles
s'étaient dépouillées de tous les préjugés conçus
témérairement contre elle. Rien de plus logique,
de plus complet, de plus satisfaisant que l'exposé
des motifs qui précède la déclaration.
« La constitution du pape Clément XI a été acceptée
avec joie par l'Église tout entière. Une partie, celle
où l'erreur avait pris naissance, a consenti formelle-
ment à la condamnation de l'hérésiarque exprimée
dans les mandements de cent dix évêques français.
Les autres contrées ont consenti par leur silence, et
ce silence , de l'aveu du P. Quesnel , « doit tenir
lieu d'un consentement général , lequel , joint au
jugement du saint-siége, forme une décision qu'il
n'est pas permis de ne pas suivre. » Le petit nombre
de ceux qui se sont recriés contre la bulle, séparé
du pape , ne peut être mis en parallèle avec le
concert des autres, qui sont unis au souverain pas-
teur. A quoi bon attendre la décision d'un concile
œcuménique? Pourquoi, sous le vain prétexte d'une
respectueuse soumission à l'Église assemblée, accuser
d'erreur cette même Église dispersée, en résistant
au jugement dogmatique qu'elle a porté? Comme
si les points qu'elle a décidés en matière de dogme
hors le concile, pouvaient être examinés de nouveau
et réformés dans un concile l Comme si la vérité
inébranlable de la foi n'avait pas été promise et
confiée à l'Eglise, soit qu'elle s'assemble dans ses
(1) Agnovit Universités Cadomensis seriùs quùm debuenit.
8 HISTOIRE DU DIOCÈSE
conciles , soit qu'elle explique ses sentiments par
des lettres , soit qu'elle dissipe les nouveautés par
son silence! En conséquence, la faculté de théologie
et la faculté de médecine protestent contre l'appel
des autres facultés. Les motifs qui viennent d'être
indiqués , sont ceux qui déterminent l'université à
détruire ce qu'elle a pu faire contre une constitu-
tion qu'elle regarde aujourd'hui comme une loi de
l'Église; elle ordonne que l'appel soit biffé sur le
registre de ses délibérations; elle condamne le livre
des Réflexions morales et les cent une propositions
qui en ont été extraites, de la même manière que
le saint-siége les a condamnées. »
Cette déclaration, dont nous croyons avoir repro-
duit les parties les plus saillantes , fut signée par
les docteurs de toutes les facultés , et envoyée à
tous les agrégés, qui furent invités à la souscrire.
Mandement Quelques mois s'étaient à peine écoulés, lorsque
MgMc Lorrome. Parut un mandement de Mgr de Lorraine, ouverte-
ment dirigé contre la bulle Unigenitus, tendant à
persuader qu'elle attaquait les vérités les plus saintes
de la religion, et qu'un concile général était l'unique
remède à tous les maux que cette constitution devait
attirer sur l'Église (1). Dans le synode du 24 avril
4727, le doyen de la faculté de théologie, M. Poi-
gnavant, la plupart des docteurs ayant charge d'âmes,
plusieurs curés du diocèse présentèrent à Mgr de
Lorraine une déclaration respectueuse par laquelle
(1) Cette lettre pastorale est celle du 15 janvier 1727, dont
nous avons parlé à la fin du volume précédent, p. 316.
DE BAYEUX. 9
ils suppliaient Son Altesse de vouloir bien leur per-
mettre de lui exposer leurs sentiments sur cette
grave question; ils s'excusaient en outre de ne pou-
voir suivre sa doctrine dans les instructions qu'ils
donnaient à leurs peuples, attendu qu'elle était con-
tradictoirement opposée à un jugement de l'Église
universelle. Deux mois après celte démarche , qui
resta sans succès, « les docteurs de la faculté, con-
vaincus que le degré qu'ils avaient reçu par l'auto-
rité du saint-siége n'était pas seulement un titre
d'honneur, mais qu'il leur imposait l'obligation de
combattre généreusement pour la foi, » se crurent
obligés à exposer les motifs qui les empêchaient de
conformer leur doctrine à celle de l'évêque, ou du
moins à l'instruction pastorale publiée sous son nom.
Ce fut alors que parut la célèbre Remontrance Remontrance
de notre faculté de théologie. Elle résume admira-
blement toute la portée des questions que souleva
cette mémorable controverse ; elle les expose avec
dignité ; elle les discute avec tant de force et de
méthode, qu'il est impossible d'en rejeter les con-
clusions.
« La bulle Unigenitus, dit-elle, a été adressée
par le souverain pontife à tous les fidèles , pour
régler leur croyance par rapport a cent une propo-
sitions qui intéressent la foi et les mœurs. Elle est
donc un jugement dogmatique. Emanée du vicaire
de Jésus-Christ, soutenue constamment par Clément
XI, Innocent XIII et Benoît XIII, acceptée par l'Église
de Rome , mère et maîtresse de toutes les Églises,
et à laquelle nos controversistes les moins favora-
de la faculté
de théologie.
40 HISTOIRE DU DIOCÈSE
bles à l'infaillibilité du pape accordent le privilège
d'être indéfectible dans la foi , reçue avec respect
par les autres Églises, on peut dire qu'elle a été
souscrite, cette bulle, par la main de l'univers. —
Il n'y a qu'un très- petit nombre d'évêques renfer-
més dans ce royaume qui s'y soient opposés ; ce
fait est notoire, et n'est plus aujourd'hui révoqué
en doute. Aussi votre théologien, Monseigneur, ne
le conteste pas: il faut donc qu'il convienne pareil-
lement que la constitution Unigenitus est le juge-
ment de l'Église universelle , puisque l'Église uni-
verselle , considérée quant au droit de porter des
jugements dogmatiques , n'est autre chose que le
corps des premiers pasteurs unis à leur chef. »
Avant d'entrer en matière , la faculté avait dé-
claré qu'elle n'entendait pas faire remonter jusqu'à
l'évêque les propositions qu'attaquait sa censure ;
ce n'était pas à lui, mais à son théologien, qu'elle
avait résolu d'en demander compte. On se rappelle,
en effet, que le docteur Petit-Pied était l'auteur du
mandement incriminé par elle. Après avoir analysé
les erreurs subtiles qu'il y avait entassées, voici de
quelle manière nos docteurs traitent la question des
XII articles (1).
« Ces XII articles sont inutiles, puisque ce qu'ils
contiennent de vrai, n'est contesté de personne. Ils
sont insuffisants, puisqu'ils laissent lieu à diverses
chicanes des Jansénistes. Mais ce n'est pas là ,
Monseigneur, ce qui nous frappe davantage ; ce sont
(1) Voir p. 316 du volume précédent.
DE BÀYEUX. M
les motifs et les raisons qui en ont fait demander
l'approbation. Consultons là -dessus votre théolo-
gien; il nous dévoile tout le mystère. Le dessein
qu'on se proposait, était, nous dit-il, de mettre à
couvert la doctrine de l'Église; c'était de poser une
digue contre le torrent des erreurs qui menaçait
d'inonder l'Église. — Et quelles sont ces erreurs? —
Ce sont les fausses opinions qui se sont accréditées
à l'occasion de la bulle Unigenitus; — c'est-à-dire,
que les partisans de Quesnel voulaient avoir lieu
de dire que la bulle Unigenitus attaque et rend
suspectes plusieurs vérités importantes de la
religion ; que , pour les mettre à couvert , il
a fallu dresser les XII articles ; qu'un torrent
d'erreurs, qui se répand à l'ombre de la bulle,
menaçait d'inonder l'Église, si on ne lui eût oppo-
sé pour digue les XII articles; c'est-à-dire, en un
mot, que, ne pouvant réussir en attaquant direc-
tement la constitution , à cause des marques visi-
bles d'autorité suprême dont elle est revêtue, ils
voulaient l'attaquer indirectement , en demandant
l'approbation des XII articles, dans le dessein de
persuader que la bulle est tout au moins ambiguë,
suspecte et préjudiciable. »
A ces motifs si bien déduits succède une conclu-
sion pressante : il fallait nécessairement choisir entre
la société des acceptants et celle des opposants. De
ces deux sociétés divisées entre elles d'esprit et de
cœur, une seule pouvait être la véritable Église. A
laquelle reconnaîtra-t-on cette prérogative ?
« L'une , répondent les docteurs , n'a pour elle
12 HISTOIRE DU DIOCÈSE
qu'un très-petit nombre d'évêques renfermés seule-
ment dans quelques endroits de l'Église de France;
elle ne peut se dire universelle, catholique ; elle est
sans chef et sans cette éminence d'autorité qui fait
la règle de la foi. Enfin, dans les noms récents de
Jansénistes et de Quesnellistes , elle porte le carac-
tère de sa rupture et la date de son origine. L'autre,
au contraire, a pour elle une multitude d'évêques
qui, unis à leur chef, embrassent et enseignent la
même doctrine avec cette autorité supérieure et émi-
nente qui peut et doit soumettre tous les esprits.
Elle est répandue de l'Orient à l'Occident, du midi
au septentrion; elle conserve dans la personne des
souverains pontifes , et dans la foi de l'Église de
Rome , la succession de la chaire et de la doctrine
apostolique, et le centre essentiel de l'unité. A ces
marques et propriétés qui caractérisent ces deux
sociétés, tout fidèle peut sans peine distinguer la-
quelle des deux est l'épouse de Jésus-Christ. »
Le 28 juin 1727, la faculté de théologie fit re-
mettre sa Remontrance aux mains de Mgr de Lorraine,
par deux de ses docteurs, MM. Etienne Surblé et
P. Vicaire, curé de Saint-Étienne de Caen. Mais,
hélas ! il était facile de prévoir que cet acte éner-
gique n'ouvrirait point les yeux du prélat. Entraîné
par la secte qui flattait son orgueil, il allait, à l'occa-
sion du concile d'Embrun, rompre ouvertement avec
le chef de l'Église.
Le concile d'Embrun fut convoqué en 1727, par
M. de Tencin, archevêque de la province, à l'occa-
sion d'une Instruction pastorale de M. Soanen ,
DE BAYEUX. 13
évoque de Senez , publiée au mois d'août 1726.
M. Soanen était un des quatre appelants, et il avait
renouvelé plusieurs fois son appel. Son Instruction
parut une des plus violentes que le parti eût encore
mises au jour. On y déclamait conlre les évoques;
Clément XI et le roi de France n'y étaient pas épar-
gnés ; on y représentait le formulaire comme une
tyrannie par laquelle le prélat exhortait ses diocé-
sains à ne point se laisser abattre. Le concile ,
composé de dix-huit évoques , condamna l'Instruc-
tion pastorale comme téméraire, scandaleuse, sédi-
tieuse, injurieuse à l'Église, aux évêques, à l'autorité
royale, schismatique, pleine d'erreurs et fomentant
des hérésies. De plus , il ordonna que M. de Senez
demeurerait suspens de tout pouvoir et juridiction ,
de tout exercice de l'ordre tant épiscopal que sacer-
dotal.
Quelque sévère que paraisse une telle condamna-
tion , il est certain que le concile d'Embrun s'était
renfermé dans les termes prescrits par le concile de
Trente. 11 avait respecté le droit, attribué au saint-
siége , de juger les évêques pour cause majeure ;
sans se prononcer sur les points les plus impor-
tants, par exemple sur la profession de l'hérésie,
il avait simplement reproché à M. Soanen de l'avoir
fomentée. En un mot, il s'était borné à punir sa
révolte contre les constitutions apostoliques et ses
attentats contre la discipline , laissés par le concile
de Trente au jugement des conciles provinciaux.
Qui le croirait? Il se trouva douze évêques qui osè-
rent protester conlre une telle condamnation ; de
H HISTOIRE DU DIOCÈSE
protestation ce nombre , fut Mgr de Lorraine. Ils écrivirent au
contre le concile . .
d'Embmn. roi, le 28 octobre 1727, une lettre qui ne lui fut
remise que le 16 mars de l'année suivante, pour le
supplier de ne pas permettre l'exécution d'un juge-
ment « notoirement invalide. » Ils firent plus : le
pape ayant approuvé ce jugement par un bref du
17 décembre 1727, ils signifièrent au procureur-
général du parlement de Paris une requête par
laquelle ils déclaraient protester contre l'enregistre-
ment de toute lettre-patente, bulle ou bref. confir-
mai des actes du concile.
Il était cependant plein de modération, le lan-
gage que le pape Benoît XIII crut devoir adresser
à l'Église dans cette circonstance. Il commence par
féliciter les évêques signataires du concile d'avoir
demandé au saint-siége la confirmation du décret
publié par eux ; il se réjouit de voir se rétablir en
France l'ancienne coutume des conciles provinciaux,
recommandés par le concile de Trente. Il pense
que , dans les conjonctures fâcheuses où se trouve
l'Église de France, les conciles provinciaux sont la
voie la plus propre à faire cesser le scandale , et à
contraindre les évêques opposants de se soumettre
aux constitutions apostoliques. Le pape reconnaît
formellement aux évêques assemblés en concile
le droit de priver de l'exercice de leur ordre et
de leur juridiction ceux de leurs collègues qui se
montreraient opiniâtres et réfractaires. Dans l'espè-
ce, il approuve que le concile d'Embrun ait interdit
à l'évêque de Senez l'exercice des fonctions épisco-
pales , sans préjudice des peines plus sévères que
DE B A YEUX. 15
le saint-siége pourra porter contre lui. Le pape ter-
mine en faisant des vœux pour la paix de l'Église.
Le moment n'était pas encore venu où la Provi-
dence devait les exaucer. Le roi avait refusé de
recevoir la protestation des douze prélats opposants;
il leur fit reprocher, par Mi de Maurepas, d'avoir
préféré, sans connaissance de cause, la plainte de
l'accusé au jugement de quatorze ou quinze évoques
porté dans un concile avec l'approbation des deux
puissances. Nous avons dit, en effet, que la lettre a
laquelle le ministre était chargé de répondre, avait
été rédigée le 28 octobre 1727, avant la publication
des actes d'Embrun , dont les plaignants n'avaient
point examiné la procédure. Mgr de Lorraine, malade
à Paris depuis trois semaines, quand il reçut cette
dépêche, essaya de prouver à M. de Maurepas qu'il
n'était point nécessaire d'avoir consulté les actes
de l'assemblée d'Embrun, ni d'en avoir examiné le
procès, pour se prononcer contre les juges. De
plus, il s'inscrivait en faux contre le prétendu bref,
imprimé et distribué , disait-il , malgré les lois du
royaume, et si ouvertement contraire aux libertés
de l'Église gallicane, qu'il aurait dû être supprimé
par l'autorité des magistrats.
Cette protestation, à laquelle Mgr de Lorraine eut Mort
le malheur d'apposer sa signature , fut le dernier M
acte de sa vie publique : il mourut à Paris , le 9
juin 4728, à l'âge de soixante-trois ans. Il reçut,
dit- on , les derniers sacrements du vicaire de la
Madeleine. Un historien, qui a remué avant nous
les antiquités de la ville épiscopale, et qui rédui-
de
de Lorraine.
'16 HISTOIRE DU DIOCÈSE
sait la querelle du jansénisme aux proportions d'une
querelle de parti , M. Pluquet , a cependant porté
sur Mgr de Lorraine un jugement sévère, dont nous
croyons devoir citer quelques extraits:
« M. de Lorraine, dit-il, était un franc janséniste,
détestant les Jésuites de tout son cœur. Son esprit
remuant et sa tête exaltée mirent bientôt le diocèse
en feu. On ne voulait que des curés appelants; on
courait sus aux partisans de la bulle ; toutes les
contestations prenaient la couleur du pays; tout se
faisait par exploits, citations et ajournements. On a
vu à Bayeux, dans ces 'temps de trouble , un huis-
sier assigner un prêtre orthodoxe, aux fins d'ad-
ministrer un janséniste mourant; un sergent, avec
deux recors, introduire de force un P. Cordelier
dans le couvent des Bénédictines , pour y célébrer
l'office. »
jugements Ce fut au milieu de ces luttes déplorables, que
;rc. l'on apprit dans le diocèse la mort du prélat. Le
chapitre, en l'annonçant, s'abstint, dit-on, d'ordon-
ner ou de défendre pour lui les prières accoutumées ;
cependant un service fut célébré avec pompe à la
Cathédrale. A Vire , le curé , après avoir annoncé
une cérémonie funèbre, voulut la supprimer; mais
M. de Pierre , trésorier de la paroisse , fit sonner
toutes les cloches à l'heure indiquée, et une partie
du clergé vint à l'église chanter l'office des morts.
A Caen, l'image de Mgr de Lorraine fut lacérée en
public par des hommes du peuple; le P. Montaigu,
dominicain, lit en chaire, a la Cathédrale, le procès
à sa mémoire ; elle fut attaquée dans un écrit, où
portés
sur son caractère
DE BAYEUX. 17
on lui reprochait les flatteries de ses adulateurs (1);
la dissipation et « l'effronterie » de ses regards , en
présence des saints mystères; le tumulte scandaleux
de ses visites pastorales, dans lesquelles le peuple
était repoussé avec le sabre et le bâton; sa chienne,
qui l'accompagnait à l'autel, et les mémoires remplis
de mensonges que l'abbé Peschard rédigeait sous
son nom. Arrêtons -nous : la plume tombe des
mains, quand on se voit contraint à retracer de pa-
reils souvenirs !
Plusieurs auteurs jansénistes dédièrent leurs li-
vres à Mgr de Lorraine, qu'ils regardaient avec raison
comme un drapeau de leur parti. Vingt ans après
sa mort, on citait encore ses mandements, pour
prouver que la bulle Unigenitus n'est point une loi
de l'Église.
Il fut inhumé à l'abbaye de Royaumont (Seine-el-
Oise). De nos jours, on y a trouvé trois cercueils en
plomb, dans un abandon déplorable. Le premier
était celui de Henri de Lorraine, comte de Harcourt,
décédé en 1666 ; le deuxième est celui de son
fils, Louis de Lorraine, comte d'Armagnac, décédé
en 1718; le troisième, celui de François-Armand
de Lorraine , abbé de Royaumont et évêque de
Bayeux (2).
Arrivée en province le 12 du mois de juin, la
(1) Le P. Javoye, jacobin , lui avait dit un jour en public
que « Son Altesse faisait honneur a Jésus-Christ. »
(2) Ces trois cercueils ont été ramenés à Nancy et placés
dans l'église des Cordeliers, avec celui de la princesse Elisabeth
deLorraine-Elbeuf. morte en 1714, au château de Commercy.
2
Tombeau
du prélat.
'18 HISTOIRE DU DIOCÈSE
nouvelle de sa mort fut annoncée le lendemain au
chapitre. On nomma pour vicaires-généraux MM. de
Pibrac, grand-doyen; de Grainville, grand-chantre;
Néel, archidiacre; Moussard, scolastique; Campagne
et Lefort, chanoines de la Cathédrale. Un premier
mandement notifiait au diocèse cette nomination ;
un autre révoquait tous les pouvoirs de prêcher ou
de confesser obtenus , à différents titres , pendant
l'épiscopat qui venait de finir.
En vain, les Nouvelles ecclésiastiques, voulant
grossir leur parti de tous ceux qui s'étaient effacés
pendant les mauvais jours, osent-elles affirmer que
M. de Pibrac fut toujours attaché à Mgr de Lorraine.
« Les malheureuses querelles sur la constitution, dit
l'abbé Beziers dans ses Mémoires , le brouillèrent
avec ce prélat , partisan des nouvelles opinions. Il
reçut, sous son épiscopat, plusieurs mortifications
qu'il soutint avec beaucoup de fermeté. Après la
mort de Mgr de Lorraine , il rentra dans la confiance
du diocèse , qu'il avait si bien méritée par sa sa-
gesse, sa prudence et ses autres talents. » Pendant
les troubles , M. de Pibrac , dont il nous semble
que le caractère n'était pas fait pour la lutte, se
consola de sa disgrâce , en exerçant les fonctions
sacerdotales. C'est ainsi que, le 9 juillet '1725,
nous le voyons donner le salut, après une pro-
cession que la confrérie des prêtres de Bayeux
fit à la chapelle Sainte-Anne, située sur la pa-
roisse de Tour, pour demander à Dieu un temps
propice aux fruits de la terre. Ceci prouve au
moins qu'il était en bons termes avec la partie
DE BAYEUX. 19
la plus édifiante du clergé. Prédicateur distingué —
prœco verbi divini diserlissimus — il résigna son
doyenné et sa prébende à l'abbé Durand de Missy,
et se retira dans son abbaye de Fleury, où il mourut
le 7 avril 4733.
Jean- Baptiste Durand de Grainville , né à Caen,
d'une famille noble, figure , après M. de Pibrac ,
sur la liste des grands -vicaires. C'était, au témoi-
gnage de ses contemporains, un ecclésiastique d'un
rare mérite et d'un extérieur très -distingué, qui
joignait à un abord sévère une exquise politesse.
Exact à remplir tous ses devoirs , il inspirait aux
autres la même exactitude. Zélé pour le service
divin, il exigeait de tous les officiers la gravité et
la décence. Il passait pour avoir fait à pied le voya-
ge de Rome. Il mourut en 1729, et fut enterré dans
le chœur du séminaire de Caen. Son corps ne fut
point présenté à l'église de Saint-Jean , parce qu'il
n'avait pas voulu que les sacrements lui fussent
administrés par le curé de cette paroisse. Toutes
celles de la ville, ainsi que les couvents, assistèrent
à son convoi; les pauvres des hôpitaux y portaient
chacun sous leur bras « une tourte de douze livres. »
Bernard Campagne, du diocèse de Bayonne, que
les Nouvelles ecclésiastiques représentent comme
un intrigant et un audacieux, avait été nommé par
Mgr de Lorraine, le 15 avril 1723, député du clergé
de Bayeux à l'assemblée provinciale ; il fut accusé
d'y avoir lu des mémoires contre l'évêque, au nom
des communautés de Caen ; mais il fit démentir ces
bruits, et attester, par le doyen du chapitre de la
20 HISTOIRE DU DIOCÈSE
métropole, qu'il avait toujours parlé de M. de Bayeux
avec le plus grand respect [20 mai 1723]. Le fait
est qu'il avait su se faire un nom dans le chapitre,
et que la plupart de ses collègues comptaient avec
lui. Il prit possession de l'évèché , pour Mgr de
Luynes, le 30 octobre 1729.
Guillaume Moussard était originaire de Bayeux.
Ses contemporains nous le représentent comme joi-
gnant à un caractère doux et à une figure aimable
des talents et de l'érudition ; il avait pour la chaire
les dispositions les plus heureuses , et on lui doit
la notice qui parut en 1745, sur la mort de M*r de
Nesmond. Nous le verrons plus tard travailler à, la
réforme du bréviaire. Il mourut en 1756.
Je cherche en vain le nom de M. Néel et celui de
M. Le Fort dans les biographes du dernier siècle,
qui m'ont fourni ces renseignements.
Je ne saurais dire si Mgr de Luynes conserva leurs
pouvoirs à tous les vicaires-généraux nommés par le
chapitre. On trouve au nombre des nouveaux digni-
taires qui l'accompagnaient dans ses visites pastora-
les, M. Jean Robinet, auquel il donna la chancellerie
après la mort de l'abbé Peschard. L'abbé Robinet
était frère d'Urbain Robinet , abbé de Bellozane et
vicaire-général de l'archevêque de Paris.
Mesures adoptées Le premier acte des administrateurs fut de rendre
vicai^nLaux. aux Jésuites, avec distinction, les pouvoirs dont ils
étaient privés depuis le commencement du dernier
épiscopat. Les Oratoriens, au contraire, qui avaient
pris parti ouvertement contre la bulle, furent inter-
dits, ainsi que les Lazaristes, et les bourses fondées
DE BAYEUX. 91
par M. de Matignon, au séminaire de Caen, furent
restituées aux Eudistes , que Mgr de Lorraine en
avait injustement dépouillés. C'est ici le lieu d'entrer
dans quelques détails pour faire connaître cette fon-
dation, dont nous avons déjà parlé.
Messire Jacques de Matignon, frère puîné de Léo- B,,urses
^ . de Condom.
nor de Matignon, évêque de Lisieux, et qui échan-
gea, en 1671, la prébende de Saint-Jean-le-Blanc
contre l'évêché de Condom, fut un des principaux
bienfaiteurs du séminaire de Caen. Il y fonda, en
1702, dix-huit bourses en faveur des jeunes clercs
qui se préparaient aux saints ordres, en suivant les
cours de l'université. Ces bourses étaient le prix
d'un concours ; on peut voir dans Hermant les con-
ditions que les aspirants étaient tenus de remplir.
Plus tard, le nombre des boursiers fut porté à trente-
trois , pour rappeler les trente -trois années que
Jésus-Christ a passées sur la terre. Tous les ans,
onze acolytes remplaçaient les onze diacres élevés
à la prêtrise. L'examen avait lieu à Bayeux, dans
la chapelle de l'évêché, le lundi de septembre qui
suivait l'ordination de la Saint -Matthieu. C'était, à
cette époque, la principale ordination du diocèse.
L'évêque ou le doyen du chapitre, accompagné de
douze chanoines, présidait le concours; les élus
étaient désignés dans l'établissement sous le nom
de Condomntes; le séminaire leur devait pendant
trois ans le logement , la nourriture et l'instruction ;
ils suivaient les cours de l'université. Ils étaient obli-
gés de réciter tous les jours certaines parties du
psautier, avec l'oraison Pro defiincto episcopo.
22 HISTOIRE DU DIOCÈSE
Une fois promus au sacerdoce , ils acquittaient six
messes par an pour le fondateur. Leur pension était
prise sur le revenu d'une propriété située à Hérou-
ville-Sai nt-Clair . Nous puisons ces détails dans les
souvenirs d'un Condomiste élu en 1785. Ils diffèrent
sur plusieurs points de ceux qui sont donnés par
Hermant, et prouvent que l'institution avait été mo-
difiée depuis la fondation primitive.
DE BAYEUX. i3
*T7TTTfT7rYTrYTVTrT"S""jrTr"irTr"8""îf"irYTrTrYTr"îr'îr"5""îr"îr"5"T^
CHAPITRE II.
M. de Luynes, abbé de Cerisy. — Il est nommé à Tévêché de
Bayeux. — Son entrée dans la ville épiscopale. — MM. Pes-
chard et d'Azy. — Vin de la ville de Caen. — Mandement de
Mst de Luynes. — Sa conduite envers les dissidents. —
Béatification de saint Vincent de Paul. — Canonisation de
saint Louis de Gonzague et de saint Stanislas Kostka. —
Missions à Caen, — à Vire, — à Bayeux. — Ordonnance re-
lative aux doyens. — Publication des Statuts. — Filles de la
Charité.
Peu de temps avant la mort de Mgr de Lorraine, m. de Luynes.
• . • ' t» • il' • il •» abbé de Cerisv
on vit arriver a Bayeux un jeune abbe qui allait
prendre possession du monastère de Cerisy, où il
s'était déjà fait représenter par l'abbé Campagne, le
9 septembre 4727. Il dit la messe à la Cathédrale,
dans la chapelle Notre-Dame, et, en passant sous la
lampe, il fit tomber quelques gouttes d'huile sur sa
chasuble. Aussitôt l'abbé Campagne, qui l'accompa-
24 HISTOIRE DU DIOCÈSE
gnait, s'écria qu'il était oint évêque de Bayeux: deux
ans plus tard, l'événement justifia cette prédiction.
Paul d'Albert de Luynes, c'était le nom du jeune
abbé, naquit à Versailles le 5 janvier 1703; il était
fils d'Honoré, duc de Chevreuse-Montfort, maréchal
de camp, tué à la guerre en 1704, et petit-fils de
Charles, duc de Luynes et de Chevreuse, l'un des
amis les plus intimes de Fénélon. Il put, au sortir
de l'enfance, puiser des leçons de vertu dans l'inti-
mité du prélat, dont il parla toute sa vie avec un
pieux enthousiasme. Le comte de Montfort — c'était
le nom que porta d'abord M. de Luynes — suivit
quelque temps la carrière des armes avec le grade
de colonel d'infanterie ; mais un duel , qu'il eut le
courage de refuser, lui fit abandonner sa profession.
Touché de la grâce, il entra au séminaire de Saint-
Sulpice, prit successivement les ordres, fut nommé
vicaire-général de Meaux et abbé commendataire de
Cerisy, au commencement de l'année 1727. On lit
dans le cartulaire de cette abbaye que , pendant
les deux mois qu'il y passa, « il donna à la commu-
nauté toute sorte de marques de bienveillance. » A
peine élevé à l'épiscopat, il voulut renoncer à son
bénéfice; mais le roi refusa d'y consentir, et soixante
ans plus tard, lorsque l'académie de Caen fit célébrer
dans l'abbaye de Saint-Étienne un service pour son
protecteur , M. l'abbé Bellenger le félicitait avec
justice d'avoir toujours employé les fruits de cette
riche commende a soulager les besoins de la pro-
vince.
Ce fut donc le 25 septembre 1729, à l'âge de
Son entrée
dans la ville
épiscopale.
DE BAVEUX. 25
vingt-cinq ans, qu'il reçut à Paris la consécration n est nommé
épiscopale des mains de l'archevêque de Rouen. Il i/ifoyeux.
chargea l'abbé Campagne de prendre possession de
l'évêché, et il ne vint à Bayeux que le 11 décembre
de la même année. Il recula, dit-on, devant un
fardeau si redoutable, et. mit tout en œuvre pour
obtenir qu'on le lui épargnât.
Un manuscrit du temps va nous raconter son
arrivée dans le diocèse et le pèlerinage de la
Délivrande. MM. de Graville et Huet, députés du
chapitre , le reçurent à l'entrée de la chapelle.
M. de Graville porta la parole, et « le sieur évê-
que répondit avec cette éloquence vive et polie qui
lui est naturelle, et qui, pour plaire et pour tou-
cher, n'a pas besoin d'être préparée. » Auprès
de Villiers-le-Sec, une troupe de gentilshommes
vinrent lui offrir leurs hommages ; l'abbé îSéel ,
conseiller au parlement et trésorier de la Cathé-
drale , le harangua au nom du chapitre , « et le
sieur évêque répondit avec des termes dont l'or-
dre, le choix et la politesse auraient fait l'ornement
d'une pièce méditée. » Tous les villages des envi-
rons étaient venus à sa rencontre; cette multitude
le suivit jusqu'au prieuré de Saint -Yigor, où l'on
observa le cérémonial accoutumé. Quatorze reli-
gieux en chape vinrent le recevoir. Là encore, dit
le manuscrit que nous abrégeons, il répondit au
discours du prieur « avec une facilité merveilleuse,
mais sage et réglée, que toute la fécondité de l'esprit
ne peut produire sans le secours d'une modestie
parfaite. » La procession du lendemain fut célébrée
26 HISTOIRE DU DIOCÈSE
avec la pompe ordinaire (1). La tête du cortège
entrait dans la ville, lorsque l'évêque quitta le prieu-
ré ; « une tranquillité parfaite était répandue sur
son visage ; une gravité douce éclatait dans toute
sa personne. » A la porte de l'église de Saint-Sauveur,
il trouva deux enfants qui le saluèrent par ces pa-
roles:— Benedictus qui venit in nomine Domini;
— le curé lui versa de l'eau sur les mains, confor-
mément au cérémonial. Après avoir changé d'orne-
ments, il fut reconduit par le clergé de la paroisse
jusqu'à la porte extérieure, et laissé entre les mains
du peuple; la procession continuant sa route était
déjà rentrée à la Cathédrale. « Le peuple seul,
remarque notre auteur, a droit en cette occasion
de conduire les évêques de Bayeux, ce spectacle
retraçant d'une manière édifiante et sensible les
élections de la primitive Église. La multitude dont
le sieur évêque était suivi, faisait éclater pour lui
tout l'amour, toute la vénération dont les premiers
fidèles honoraient les saints personnages qu'ils éle-
vaient à l'épiscopat. » Après avoir lu la formule du
serment que nos prélats étaient obligés de prêter
au chapitre, il entra dans l'église et déposa vingt
louis sur l'autel ; quatre cents livres furent distri-
buées par ses ordres aux pauvres qui l'attendaient
à la porte de l'évêché.
L'écrivain auquel nous empruntons ces détails, a
passé sous silence un incident pénible, qui attrista
profondément le cœur du jeune prélat, et fut le
(1) Voyez le vol. précéd., page 5.
DE BAYEUX. 27
signal de la lutte qu'il eut à soutenir contre les
partisans de l'hérésie. Le jour même de son arrivée
à Saint-Vigor, il reçut la visite de deux chanoines
« anti-constitutionnaires, » l'abbé Peschard et l'abbé mm. peschard
pt H' ivy
d'Azy. Nous connaissons déjà l'abbé Peschard; nous
l'avons vu sous l'épiscopat de Mgr de Lorraine, « in-
flexible et entreprenant (1), » frapper sans ména-
gement les prêtres orthodoxes , jeter le désordre
dans les communautés, où son nom seul était un
sujet d'effroi, et employer tour à tour, au service de
l'hérésie, le mensonge et la violence. Le moment
est venu où la Providence va briser son pouvoir,
mais son orgueil ne se laissera point abattre. Après
une conférence de trois quarts-d'heure , durant la-
quelle Mgr de Luynes essaya inutilement de le faire
rentrer dans la soumission, il fut invité par le prélat
à s'abstenir le lendemain de remplir les fonctions
de sa charge. On sait qu'en qualité de chancelier,
il avait le droit de porter la crosse. Quelques, mois
plus tard, Mgr de Luynes alla le visiter sur son lit
de mort; il mit tout en œuvre pour fléchir son
obstination. « Si j'avais trente vies, lui répondit le
moribond, je les sacrifierais volontiers pour la vérité
que je défends. » Il fut enterré à l'entrée de la
Cathédrale, aux pieds de YEcce homo (2), par les
(1) L'abbé Beziers, Mém. mss.
(2) Il y avait alors, au bas de la nef, deux statues en terre
cuite, représentant, l'une, Jésus-Christ après la flagellation;
l'autre, Notre-Dame-de-Pitié , appelée aussi Notre-Dame-de-la-
Fabrique , parce qu'elle était placée au-dessus du tronc de la
fabrique.
28 HISTOIRE DU DIOCÈSE
officiers du bas chœur. Le chapitre , à l'exception
de sept ou huit appelants , refusa d'assister à ses
obsèques.
Les feuilles du temps ne parlent point de ce qui
se passa entre M«r de Luynes et l'abbé d'Azy. Sor-
ti des bancs de la Sorbonne, en 1720, appelé à
Bayeux par Mgr de Lorraine ; qui lui donna des
lettres de vicaire-général, il professait des sentiments
notoirement opposés à la bulle. Toutefois , plus
timide que son collègue , plus modéré dans son
langage, il évita de provoquer d'abord le scandale
d'une rupture que l'évêque ne désirait pas, et il
garda quelque temps, sous le nouveau régime, une
ligne de conduite qui le fit oublier. Mais on l'accusa
bientôt de présider secrètement les assemblées du
parti , de répandre à Bayeux , dans la société, des
livres infectés d'hérésie. Un de ses confrères, l'abbé
de Montfleury , refusa de lui donner à l'autel le
baiser de paix. Alors l'évêque, obligé d'intervenir,
pria M. d'Azy de renoncer à ses fonctions (1). L'abbé
consentit à tout; cependant les troubles continuè-
rent, et, en 1742, on obtint contre lui une lettre
de cachet qui l'exilait à Belle-Étoile.
M«rde Luynes, comme ses prédécesseurs, fut accueil-
li, à son arrivée dans la ville épiscopale, par de poé-
tiques félicitations. Nous nous bornerons à citer une
ode latine qui lui fut présentée par un jeune écolier,
M. Noël de Canville. Elle fit tant de plaisir au prélat,
(1) Comme il n'avait subi à son arrivée aucune épreuve sur
le plain-chant, il n'avait le droit ni de célébrer l'office au
chœur, ni mémo de porter la chape. \_Mém. mss ]
DE BÀYEUX. 29
qu'il envoya l'auteur étudier à Paris, où il devint, à la .
suite d'un concours, professeur de philosophie. On
put remarquer le même empressement dans les autres
parties du diocèse. Le 2 janvier 1730, Monseigneur
reçut, à l'abbaye de Sainte-Trinité, M. Gohier de
Jumilly, maire de Caen, ainsi que MM. les échevins.
L'huissier et les quatre hoquetons, en habit d'ordon-
nance , précédaient la compagnie. Le maire com-
plimenta l'évêque au nom de la cité. Monseigneur
lui répondit « fort poliment et gracieusement ; »
après quoi, l'huissier lui présenta le vin de ville, vindeiaviiie
que l'on avait coutume d'offrir, en pareille circon-
stance, aux personnes de distinction. Le présidial,
la vicomte , le bureau des finances , l'université vin-
rent tour à tour lui exprimer leurs sentiments.
Quoique les opinions de Mgr de Luynes fussent Mandement
déjà connues, on attendait avec impatience sa pro- m8» de Luyne».
fession de foi : elle parut au commencement du mois
de janvier, dans un mandement adressé au clergé
séculier et régulier du diocèse. Il rappela « que la
constitution Unigenitus était une loi dogmatique
de l'Église universelle; qu'elle avait été acceptée par
le corps entier des pasteurs réunis à leur chef ;
qu'un de ses prédécesseurs l'avait reçue et fait
publier dans le diocèse de Bayeux , et il finit en
déclarant qu'il n'accorderait de pouvoirs qu'à ceux
qui seraient soumis purement et simplement à cette
décision dogmatique. » Le dispositif expliquait com-
ment le prélat entendait procéder au renouvellement
des pouvoirs. Tous les ecclésiastiques du doyenné
de Caen étaient invités à se présenter au séminaire,
30 HISTOIKE DU DIOCÈSE
le 11 et le 12 janvier, pour y assister à la célé-
bration de la calende ; les pouvoirs étaient proro-
gés dans les autres doyennés jusqu'à révocation.
sa conduite Alors commença pour l'évêque une tâche difficile.
in abîmais, Dès le jour de son arrivée, la malveillance s'était
mise à l'œuvre : on avait arraché et dispersé dans
la ville des piliers qui devaient servir à tirer un feu
d'artifice devant la Cathédrale. Pendant que les ma-
gistrats requéraient de l'autorité ecclésiastique un
monitoire contre les auteurs du délit, celle-ci ré-
primait déjà les actes d'insoumission dirigés contre
elle. C'est ainsi qu'il lui fallut éclairer les commu-
nautés qui s'étaient laissé séduire , provoquer des
rétractations toujours humiliantes pour l'orgueil ,
encourager les faibles et imposer silence aux plus
obstinés. Le nombre des derniers ne dépassa pas
quatre ou cinq. Au synode du 19 avril 1730, soixan-
te-dix environ essayèrent de résister. Encore, les
Nouvelles ecclésiastiques établissent-elles une dis-
tinction entre ceux qui consentirent à recevoir la
bulle « d'une certaine façon, » et ceux qui résistè-
rent simplement aux injonctions du pouvoir. Quel-
ques rétractations importantes vinrent , il est vrai ,
lui adoucir l'amertume de sa tâche: l'abbé Boudin,
curé de Saint-Martin de Caen, docteur de Sorbonne,
écrivit à cette compagnie pour désavouer ses erreurs;
le P. Graindorge, membre de l'Oratoire, voulut expier
l'emportement avec lequel il s'était élevé contre la
bulle , par une lettre adressée à l'assemblée du
clergé de France; M. Malouin, docteur en théologie
de la faculté de Caen et chanoine du Saint-Sépul-
DE BAYEUX. 31
cre, remit, le 15 août 1730, entre les mains de
Mgr de Luynes , une pièce dans laquelle il fait hon-
neur de sa conversion à l'abbé de Grainville, mort
l'année précédente. Il se félicite d'avoir trouvé en
lui « le jour consolant de la vérité et le repos de sa
conscience. » De tels exemples auraient dû ébran-
ler la foule ; tous cependant ne les suivirent pas. Il
y en eut qui refusèrent de se rendre aux invitations
du prélat , et furent envoyés , les uns au séminaire
deCaen, les autres dans les abbayes d'Aulnay, de
Saint-Gabriel et de Belle-Étoile. Plusieurs reconnu-
rent qu'ils avaient agi par entêtement ; un certain
nombre s'obstina dans le schisme et y persévéra
jusqu'à la mort.
Il y avait alors à Paris un prêtre appelé Fontaine
de La Roche , qui reproduisait chaque semaine , et
propageait dans toutes les provinces les faits les
plus intéressants pour la secte. Sa feuille était inti-
tulée : Nouvelles ecclésiastiques, ou Mémoires pour
servir à l'histoire de la constitution Unigenitus.
Confiné dans une imprimerie secrète, entouré d'un
bureau de surveillance qui se recrutait parmi les
dissidents les plus opiniâtres, l'abbé Fontaine passait
pour l'unique rédacteur de cette feuille. Le lieute-
nant de police Hérault essaya plusieurs fois, mais
toujours en vain, d'en arrêter la publication. Elle
fut condamnée [le 27 avril 1732] par un mande-
ment de Mgr de Vintimille , archevêque de Paris.
L'abbé Petit-Pied , lui-même , parlait du folliculaire
comme d'un calomniateur; l'abbé Duguet était cho-
qué de son audace; plusieurs de ces gazettes furent
Béatification
de saint Vincent
de Paul.
Canonisation
de saint Louis
de Gonzague
et de
saint Stanislas
Kostka.
32 HISTOIRE DU DIOCÈSE
lacérées et brûlées par la justice. Cependant il arriva
qu'au mois de juillet 1730, eut lieu, au séminaire de
Bayeux, la fête de la béatification de saint Vincent
de Paul. Mgr de Luynes , qui avait fait rentrer les
Lazaristes dans la soumission , présidait à la céré-
monie ; le chapitre y assistait. Le premier panégy-
rique fut prononcé par M. Josset , docteur de Sor-
bonne, pénitencier et chanoine de la Cathédrale. Il
montra, comme on devait s'y attendre, le zèle du
bienheureux contre l'hérésie de Jansénius. Un mois
après, le pamphlétaire le citait à sa barre. Il lui re-
proche de ne pas ménager la réputation de son
héros ; il s'indigne qu'on ose exalter chez « Monsieur
Vincent un zèle' qui a dû faire le sujet de ses larmes,»
et qu'on n'écoute, en cette matière, « ni la prudence,
ni la justice , ni la charité. » C'était ainsi que les
Jansénistes outrageaient sans scrupule cet homme
incomparable, qui eût forcé le siècle le plus impie
de croire à la vertu ; ils lui contestaient les titres
d'honneur que lui a décernés l'Église, et, tandis que
les fidèles étaient invités à lui rendre publiquement
leurs hommages, ils offraient des prières pour le
repos de son âme.
La même année, « les Jésuites célébrèrent la fête
de la canonisation des BB. SS. Louis de Gonzague
et Stanislas Koslka, de leur compagnie. L'ouverture
s'en fit le dimanche 12 novembre. La veille de cette
solennité, Mgr l'évêque de Bayeux fulmina les bulles
de la canonisation, et le Te Deam fut ensuite chanté
au bruit de l'artillerie, laquelle fut placée sur les
remparts qui donnent sur la cour de l'église. On fit
DE BAYEUX. 33
le salut le soir, et cette église fut illuminée de plus
de six mille lampions et de quantité de cire et de
bougies, illumination qui a été continuée pendant
l'octave entière. Le lendemain dimanche, la messe
fut célébrée par M. l'évêque, après une procession
générale. Les vêpres furent dites de la même ma-
nière, et la même solennité a été continuée pendant
toute l'octave, avec un éclat et un concours extraor-
dinaire. Le dimanche 19, jour de l'octave, on en-
tendit dès le matin une salve des mêmes canons.
M. Vicaire, curé de Saint-Michel de Vaucelles, pro-
nonça le panégyrique des deux saints avec beaucoup
d'éloquence et d'applaudissements. Sur le soir, on
entendit encore le bruit du canon. C'était le signal
d'une illumination magnifique et d'un feu d'artifice
qui fut tiré avec un grand succès devant l'église des
Jésuites (1). »
Le séminaire de Bayeux , avons-nous dit , était
enfin rentré dans la soumission, et un mandement,
affiché le 42 juin de cette même année [1730], per-
mettait aux ordinands de s'y présenter à l'avenir; le
livre indiqué pour les études était la Théologie de
Poitiers. C'était donc afin de sceller sa réconciliation
avec les Lazaristes, que Mgr de Luynes consentit, le
mois suivant, a célébrer dans leur chapelle la béa-
tification de leur saint fondateur. A peu près vers
le même temps , il reçut une lettre anonyme qui
lui dénonçait comme impie l'enseignement que les
Jésuites donnaient à Caen dans leurs missions. Le
(1) Beziers, Manuscrits.
Missions
à Cacn, à Vire
et ù F.aycux.
34 HISTOIRE DU DIOCÈSE
P. Tournemine y était surtout indignement traité,
et les Nouvelles ecclésiastiques revinrent plusieurs
fois a la charge contre la doctrine du missionnaire.
Monseigneur répondit à l'accusation en donnant pu-
bliquement au religieux incriminé les éloges les
plus flatteurs, et, le dimanche 8 octobre, il fit, à
Vire, l'ouverture d'une autre mission. Il paraît que,
dans leurs instructions familières , les Jésuites ne
craignaient pas d'aborder les questions controver-
sées; c'est ce qui explique la colère des Jansénistes,
et les qualifications odieuses qu'ils ne cessaient de
leur prodiguer (1). En avril 1732, Mgr de Luynes
appela les Eudistes à la Cathédrale. Il y prêcha lui-
même, et essaya de fixer l'état des esprits sur le
sens de la bulle Unigenilus. Aussitôt les Jansénis-
tes lui adressèrent, sous le nom de Remontrance,
un écrit plein d'amertume, dans lequel on voyait
percer, à travers une forme à peine respectueuse,
une haine profonde de la vérité. On y calomniait
les intentions des missionnaires , et leur conduite
envers les pénitents. On allait même jusqu'à impu-
ter à l'évêque la résolution de quelques grandes
familles qui aimaient mieux, disait-on, se priver
des sacrements que de s'adresser aux prêtres ortho-
(1) « Quel malheur que des monstres d'irréligion puissent
se produire ainsi au grand jour sans trouver dans tout un
diocèse qu'un anonyme pour dénonciateur ! Quel comble de
misère qu'un évoque, régulier d'ailleurs [l'éloge ne saurait
être suspect de flatterie], auprès de qui la notoriété de
semblables faits ne tient pas lieu de dénonciation! »
(Nouv. écoles., 16 août 1730.)
DE BAVEUX. 35
doxes. Malgré ces intrigues, les prédicateurs furent
suivis avec empressement, écoutés avec attention,
et un grand nombre de pénitents se soumirent à
l'Église. C'est ce qu'établit, quelques jours après,
une lettre de Bayeux, imprimée à Caen, dans la-
quelle les murmures des dissidents étaient appréciés
et réduits à leur juste valeur.
Dans le synode du 24 avril 1732, Mgr de Luynes ordonnance
. . . „ . . relative
publia un règlement administratif, qui avait pour au» doyens,
objet les fonctions des doyens « tant des villes que
ruraux, » et le fit homologuer à la cour du parle-
ment par l'abbé Huet, promoteur-général. Il paraît
que les fonctions des doyens étaient contestées « par
esprit d'indépendance, » et qu'on leur refusait cer-
taines rétributions qu'ils avaient le droit d'exiger, aux
termes du règlement. Après avoir rappelé que les
doyens sont établis pour maintenir la discipline dans
la portion du diocèse confiée à leur surveillance ;
qu'elle doit s'exercer particulièrement sur les per-
sonnes ecclésiastiques de leur doyenné, s'étendre à
la résidence des curés, à la célébration de l'office
divin , à l'état des églises , des ornements et des
cimetières, Mgr de Luynes les charge d'envoyer dans
les paroisses les ordonnances et les mandements qui
leur sont adressés de la part de l'évêque ; d'examiner
le titre clérical de ceux qui se disposent aux ordres
sacrés; d'informer sur leur vie, de bénir les orne-
ments et les églises ; enfin, il leur attribue l'abso-
lution des cas réservés, la distribution des saintes
huiles , la visite des curés malades , auxquels ils
doivent administrer les sacrements et rendre les
36 IIISTOIIŒ DU DIOCÈSE
derniers devoirs; le soin des meubles appartenant
à l'église , l'examen des registres et comptes qui
regardent les fabriques ou les confréries, la tenue
des conférences ecclésiastiques; il fixe, pour quel-
ques-unes des fonctions qu'il leur attribue, un hono-
raire convenable; enfin, il leur enjoint de surveiller
les petites écoles , et d'exiger que les filles et les
garçons soient instruits séparément par des per-
sonnes de leur sexe.
Il ne faudrait pas croire que, sous l'ancien régime,
le doyen fût toujours curé titulaire de la paroisse
d'où le doyenné tirait son nom. La preuve du con-
traire se rencontre souvent dans les manuscrits et
les livres que nous avons consultés. Ainsi , par
exemple, en 1772, le doyen de Creully était curé
de Fontenailles ; en 4791, le curé de Cully était
doyen de Maltot; à la même époque, le doyen de
Yillers était curé de Tracy; celui de Troarn était
curé de Manneville. Le doyenné de Caen et celui
de Bayeux étaient appelés doyennés de la chrétienté,
par opposition aux doyennés ruraux — decani chris-
tianitatis et rurales (4). — M. Achard de Vacognes,
curé de Saint-Jean de Caen en 1753, était doyen
de la chrétienté, et, en 1791, le curé de la Poterie
portait le même titre à Bayeux. C'était sans doute
pour éviter la confusion, que le doyen du chapitre
était appelé haut-doyen. A Caen , les doyens sont
quelquefois désignés sous le nom d'archiprêtres.
Mgr de Luynes était organisateur : il publia de
(1) Rituel de MKr de Luynes
DEBAYEUX. 37
nouveau, en 4735, les statuts rédigés par Mgr de
Nesmond, et y fit des additions considérables. Tout
ce qui a rapport à l'administration spirituelle et
temporelle des paroisses , y est traité selon son
importance. On y remarque l'obligation enjointe à
tous les prêtres qui exercent le ministère, de pro-
duire chaque année un certificat du directeur de la
conférence, constatant qu'ils en ont suivi les exer-
cices avec assiduité. On y rappelle aux réguliers
les articles du concile de Trente qui leur défendent
de prêcher et de confesser sans la permission de
Tévêque. A la fête de la Toussaint, on avait coutume,
dans certaines paroisses, de sonner les cloches une
partie de la nuit en commémoration des fidèles tré-
passés. Il en résultait que les sonneurs se faisaient
apporter sur place « à boire et à manger. » On de-
vine sans peine les inconvénients d'une telle coutume.
M® de Luynes la proscrivit et ordonna aux curés de
l'interdire. Les gâteaux de Pâques, que l'on distri-
buait encore dans certaines paroisses, soit avant, soit
après la communion, sont également supprimés. Le
revenu de ces fondations est attribué à la fabrique
et aux pauvres de la paroisse. A la suite des statuts
proprement dits, on trouve la déclaration de Louis
XIV ordonnant la publication, à la messe parois-
siale , de l'édit du roi Henri II contre les femmes
qui, ayant caché leur grossesse et leur accouche-
ment, laissaient périr leurs enfants sans leur donner
le baptême. On sait que cet édit décrétait la peine
de mort contre les coupables.
Beziers attribue à Mgr de Luynes l'honneur d'avoir
Publication
dos stntuts.
38 rtlSÏOlRE DU DIOCÈSE
FiHès fondé , à Bayeux , les Filles de la Chanté , tandis
qu'une lettre pastorale donnée par Mgr de Cheylus,
en 1782, parle avec éloge de la fondation par la-
quelle Mgr de Nesmond aurait préposé les Filles de
la Charité au soulagement des pauvres dans la ville
épiscopale. La contradiction n'est qu'apparente. Nous
avons, en effet, raconté dans les notes du premier
volume, que, le 4 mars 1704, Mgr de Nesmond éta-
blit à Bayeux deux Filles de la Charité pour assister
les pauvres de la ville et des faubourgs. Nous avons
dit qu'elles continuèrent leur service sous Mgr de
Lorraine; que leur nombre fut porté à trois, on ne
sait trop à quelle époque, et à six, sous Mgr de
Luynes, le 20 août 1732. Le contrat de fondation
fut fait à Paris, entre l'évêque, les administrateurs
de l'hôpital, le maire et les échevins de la ville.
Ainsi donc, Mgr de Nesmond avait eu le premier la
pensée charitable de confier le soin des pauvres de
Bayeux aux Filles de Saint-Vincent de Paul ; mais ce
fut sous Mgr de Luynes que leur établissement prit
la forme d'une communauté.
DE BAYEUX. 39
^Tir"a"Tr"B"irirTTr'3"T"5"Tr"5"Tnrinnr'S'"ô"TB"a'T7S"ô"yB' b"5"ï u^>
CHAPITRE III.
L'abbé Outhier : Voyage au pôle nord. — Le P. Porée , de la
compagnie de Jésus. — Charles-Gabriel Porée : Possession
de Landes, — Sépulture dans les églises, — Mandarinade. —
L'abbé Pluquet : Dictionnaire des hérésies.
Tandis que Mgr de Luynes déployait contre l'hérésie
les mesures les plus vigoureuses, et travaillait à la
restauration de la discipline fatalement compromise
par les luttes du sacerdoce, quelques hommes distin-
gués illustraient son épiscopat, en attachant leur nom
a d'intéressantes publications.
Le premier qui vient s'offrir à nous, est l'abbé L'abbé 0uthier-
Outhier, originaire de la Franche-Comté, élu en 4731
membre de l'Académie des sciences. Mgr de Luynes,
désirant le fixer à Bayeux, le nomma son secrétaire
particulier; mais, en 1736, il fut envoyé dans le nord, au Pôie"iord.
40 HISTOIRE DU DIOCÈSE
avec Mauperluis, pour mesurer un degré du cercle
polaire. L'abbé Oulhier publia le journal de ce voyage
avec plusieurs caries dessinées par lui-même. On y
trouve des détails extrêmement curieux sur les mœurs
et les usages de la Laponie; la bibliothèque de
Bayeux en possède un exemplaire. Au retour de son
expédition, qui dura deux ans, il vint se fixer dans
cette ville, où Mgr de Luynes le nomma, en 4748,
chanoine de la Cathédrale. Il résigna ses fonctions
quelques années après le départ de son protecteur,
et se retira dans une petite maison qu'il avait acquise
près du couvent de la Charité. Il y mourut le 12
avril 1774, après avoir donné, jusqu'à la fin de sa
vie, l'exemple du travail et celui de la piété. Il a
laissé une carte du diocèse de Bayeux, beaucoup
plus exacte que celle de l'abbé Petite; il avait fait le
môme travail pour l'évèché de Meaux et l'archevêché
de Sens.
Lep.iw. En prononçant ici le nom de Charles Torée, ce
n'est point une biographie que nous nous proposons
d'écrire, c'est un simple hommage que nous voulons
rendre à sa mémoire. Né à Vendes, près de Caen, en
1675, il fut un des membres les plus laborieux de la
compagnie de Jésus. Sans chercher la renommée, il
l'obtint et la mérita, dans celte société qui comptait
alors tant d'illustrations. Il fut à la fois un professeur
distingué, un orateur brillant et un poète latin du
premier ordre parmi les modernes. Malgré l'inclina-
tion qui l'eût porté de préférence vers les missions
étrangères, il fut chargé par ses supérieurs d'ensei-
gner la rhétorique au collège Louis- le- Grand. Ses
DE BAI EUX. 41
fondions devinrent pour lui une sorte d'apostolat ;
jamais il ne manquait l'occasion d'éveiller le senti-
ment religieux dans son jeune auditoire. Voltaire, qui
fut un de ses élèves, semblait attacher un grand prix
a son affection , et lui décerna plus d'une fois des té-
moignages de reconnaissance (1). Les ouvrages du P.
Porée sont l'expression assez fidèle du mouvement
littéraire qui caractérise le règne de Louis XIV. Les
tragédies qu'il composait pour ses écoliers, révèlent
une étude sérieuse de Corneille et de Racine; on
trouve dans ses comédies plus d'un emprunt fait
à Molière, et l'on y admire une morale exacte ,
revêtue d'une élégante simplicité. Les harangues ,
les poésies latines ont pour cachet une diction ingé-
nieuse, des pensées vives et brillantes, qui rappel-
lent les qualités et les défauts de Sénèque le philo-
sophe. Ce qui distingue le P. Porée comme orateur,
c'est l'esprit, la finesse, une délicatesse un peu étu-
diée, une piété douce et bienveillante. On peut dire
qu'en général il dédaigne le style nombreux, et on
lui reproche avec raison de préférer à la période des
antithèses et des jeux de mots. Le recueil incom-
plet de ses harangues — Orationes panegyricœ —
qu'il avait abandonné à ses supérieurs , fut publié
par eux en 1735. L'oraison funèbre de Louis XIV,
(1) Il écrivait au P. Porée, en 1728: « Si la Henriade vous
plaît, si vous y trouvez que j'ai profité de vos leçons, alors,
sublimi feriam sidéra verticc. — Surtout, mon révérend Père.
je vous supplie de vouloir bien m'instruire si j'ai parlé de la
religion comme je le dois. — J'ambitionne votre estime, non-
seulement comme auteur, mais comme chrétien. »
l'orée.
42 HISTOIRE DU DIOCÈSE
prononcée en 1715, contient une appréciation sévère
du jansénisme; il en fait remonter l'origine à la secte
de Calvin. Un de ses discours les plus brillants est
celui dans lequel il essaie d'appliquer au théâtre la
réforme qu'il concevait pour tous les genres de litté-
rature. Le P. Porée, nous dit un de ses contempo-
rains, « ne connaissait que deux objets: les devoirs
de la piété et ceux de son emploi. » Il les remplit
courageusement jusqu'à la fin de sa vie, et ne fut
absent de sa classe qu'un seul jour avant de mourir
[1741]. Il avait enseigné pendant trente-trois ans.
charies-Gabriel On l'a dit avec raison, les parentés illustres sont
ordinairement funestes en littérature. Charles-Gabriel
Porée n'est guère connu que des amateurs de bio-
graphie normande : la réputation de son frère l'a
presque entièrement effacé. Il naquit à Caen, le 16
mars 1685. A l'âge de vingt-cinq ans, il entra dans
la congrégation de l'Oratoire, en sortit quelque temps
après, et fut placé auprès de Fénélon en qualité de
bibliothécaire. Les entretiens du prélat l'éclairèrent
sur sa vocation; il reçut le sacerdoce en 1716, fut
successivement chanoine de Saint-Patrice et curé de
Louvigny. Il se retira dans sa ville natale en 1741,
et y mourut en 1770. Mgr de Luynes l'avait chargé
de porter la parole devant le synode de 1733.
L'abbé Porée fut un des membres les plus actifs
de l'Académie de Caen, où il faisait de fréquentes
lectures. Il gardait l'anonyme pour ses autres com-
positions. Il nous est donc permis de laisser dans
l'oubli un roman satirique — D. Ranucio d'Alétès —
qui lui est attribué. Si nous rappelons ici le titre
DE BAYEUX. 43
de cet ouvrage , où les mœurs du clergé ne sont
point épargnées, c'est uniquement pour répéter, avec
les biographes , qu'il n'est pas certain que l'abbé
Porée en soit l'auteur. Disons cependant qu'on voit
quelquefois percer dans ses écrits l'esprit railleur
et les préjugés philosophiques qui commençaient
alors à se répandre. C'est ainsi qu'abusant d'un mot
consacré par l'usage et par sa véritable étymologie,
il s'élève avec force contre la dévotion, et déclare
les dévots plus dangereux que les libertins. L'au-
teur, avant d'écrire ce morceau, aurait bien fait de
consulter les sages distinctions du docte Bourdaloue,
sur la véritable et la fausse dévotion, et de lire, dans
La Bruyère, le chapitre des Esprits forts.
Les trois compositions qui rattachent les écrits de
l'abbé Porée à l'histoire contemporaine, sont: Y Exa-
men auquel il soumit la prétendue possession des
filles de la paroisse de Landes, — les Lettres sur
la sépulture dans les églises, — la Mandarinade.
L'abbé Heurtin , auquel la prétendue possession
des demoiselles de Léaupartie donna , sous Mgr de
Luynes, une fâcheuse célébrité, était déjà connu dans
le diocèse de Bayeux pour un fait du même genre.
Sur la fin de l'année 1716, tandis qu'il était vicaire
d'Évrecy , une de ses pénitentes , nommée Marie
Letoc, vint un jour lui raconter que deux hommes
vénérables lui étaient apparus. Le premier, disait-
elle, se nommait Baltfride, évoque de Bayeux dans
le ix° siècle; il était accompagné de Hugues, son
grand -vicaire. Ils annonçaient l'un et l'autre que
leurs corps, après avoir été martyrisés par les Danois,
Possession
de Landes
44 HISTOIRE DU DiOCKSE
étaient inhumés dans les ruines d'une chapelle dont
la construction se rattache à celle de l'Église, et dont
l'antiquité ne remonte pas au-delà du XVe siècle.
Cependant Baltfride affirmait que c'était lui-même
qui l'avait construite, et il ordonnait à Marie Letoc
d'avertir l'autorité, afin que les corps saints, inhumés
en cet endroit, fussent exposés à la vénération des
fidèles.
Si l'étude des monuments historiques eût été, il y
a un siècle, aussi avancée qu'elle l'est aujourd'hui,
on n'eût accordé sans doute aucune attention aux
discours de cette fille. L'énorme différence qui existe
entre l'âge de la chapelle et l'époque où le saint
évêque fut tué par les Danois , aurait à l'instant
môme découvert l'imposture. On doit dire qu'à dé-
faut de ce moyen , les supérieurs ecclésiastiques
procédèrent avec toute la circonspection désirable:
M. de Fontaines, vicaire-général de Mgr de la Tre-
moilte ; M. Damème , supérieur du séminaire de
Caen; le P. Kergariou et le P. de Vitry, de la compa-
gnie de Jésus; le P. Bernard, jacobin, étudièrent
la question pour donner des conseils ; elle fut éga-
lement soumise à M. de Launey-Hue et aux autres
grands- vicaires. Après plusieurs enquêtes, Marie
Letoc fut mandée à Bayeux, et déposée d'abord au
couvent des Bénédictines. L'abbé Peschard la fit con-
duire, en 1718, à l'hôpital des pauvres, et une lettre
de cachet, obtenue par Msr de Lorraine, l'y retint
malgré les plaintes de sa famille. Elle y était encore
en 4739, lorsque l'on imprima le compte-rendu de
s.es dépositions.
DE BÀYEUX. 45
Il semble qu'un pareil dénouement eût dû guérir
l'abbé Heurtin de sa crédulité. Cependant l'affaire
d'Évrecy fut suivie, quelque temps après, d'une autre
beaucoup plus grave, et qui obligea Mgr de Luynes
à le suspendre de ses fonctions. Nous passons sous
silence la condamnation dont il avait été frappé, en
1721, à l'occasion de Mme de Vacognes, parce que
celte circonstance est étrangère aux faits qui nous
occupent. Disons seulement que le parti janséniste,
fort irrité de la conversion de cette dame, et de la
profession de foi qu'elle crut devoir faire à son lit
de mort, s'en prit à l'abbé Heurtin, son confesseur.
Interdit à cette époque par Mgr de Lorraine, il était
rentré en grâce auprès des supérieurs, lorsque M. de
Léaupartie lui donna la cure de Landes, en 1723.
A peine l'abbé Heurtin y était-il établi, qu'une
maladie des plus étranges vint attaquer la famille
de son protecteur. M1,es de Léaupartie, élevées jusque-
la dans une très-grande piété, furent saisies tout-à-
coup de convulsions épileptiques, durant lesquelles
elles s'emportaient jusqu'à la fureur contre tout ce
qui leur rappelait les devoirs de la religion ou les
sentiments de la nature. Disons-le tout d'abord, posé
la certitude des faits incroyables rappelés dans le mé-
moire que nous avons sous les yeux, nous conce-
vons sans peine l'avis des médecins, qui regardèrent
la maladie comme surnaturelle (1). Avant de nier le
(1) On cite, entre autres, M. Angot médecin à Caen, qui
avait acquis une grande célébrité dans toute la province, et
qui inclinait pour cette opinion.
40 HISTOIRE DU DIOCÈSE
pouvoir du démon sur les corps, il faudrait déchirer
toutes les pages de l'Évangile où sont racontées les
guérisons des possédés ; il faudrait contredire l'apô-
tre saint Paul, quand il nous avertit que nous n'avons
pas seulement à lutter contre la chair et le sang,
mais contre « les vertus des deux. » C'est ainsi, dit
Bossuet, qu'il appelle les mauvais anges, à cause de
leur origine, pour nous montrer qu'ils conservent
encore, dans leur supplice, la puissance comme le
nom qu'ils avaient par leur nature. « L'intelligence,
continue ce grand écrivain, leur est demeurée aussi
perçante, aussi sublime que jamais, et la force de
leur volonté, à mouvoir les corps, leur est restée
comme du débris de leur effroyable naufrage. »
Que l'on réfléchisse un instant sur ces vérités , et
l'on ne s'étonnera plus de la conduite de l'évêque
dans cette circonstance.
Toutefois , si l'Évangile ne nous permet pas de
révoquer en doute la possibilité d'une intervention
surnaturelle , la prudence chrétienne nous impose
une grande réserve , quand il s'agit de prononcer
sur des phénomènes de cette nature. C'est aussi
ce que pensait Mgr de Luynes. Non content de
recueillir le témoignage des prêtres les plus in-
struits , et de procéder lui-même à l'examen des
malades, il voulut que l'on interrogeât des méde-
cins dignes de confiance. Or, sans parler des trois
médecins du pays (1), dont l'avis fut contradictoire-
(1) MM. du Douet ; de la Ducquerie . doyen de la faculté
de médecine ; Boulhrd; professeur à la faculté.
Ï3E BAYEUX. 47
ment invoqué par les partisans et les adversaires de
la possession, quatre docteurs de la faculté de méde-
cine de Paris certifièrent, au mois de mars 1734 et
1735, que, sur les quarante faits soumis a leur
appréciation, « quatre passent les forces de la nature,
et ne peuvent être attribués à aucune cause physi-
que (1). » Douze docteurs de Sorbonne firent à peu
près la même réponse. Cette réponse, il est vrai,
supposait avant tout la vérité des faits énoncés dans
le mémoire. Ces faits avaient-ils été observés sans
prévention? Furent-ils décrits avec exactitude? C'est
un point sur lequel févêque reconnut plus tard qu'il
avait été trompé. Du moins, il ne négligea aucun
moyen de découvrir la lumière , et sans partager,
comme on l'a prétendu , toutes les illusions de la
famille, il fit ce que chacun aurait dû faire à sa place
en pareille circonstance.
Ayant convoqué la faculté de théologie et la fa-
culté de médecine , il leur adjoignit les supérieurs
de plusieurs communautés. Les jeunes malades fu-
rent amenées à Caen, pour que leur état fût soumis
à un examen juridique. On consulta le rituel du
diocèse, où sont décrits les véritables caractères de
la possession, et il fut impossible de les appliquer.
Il est vrai que, pendant leurs syncopes, Mlle9 de
Léaupartie étaient livrées à une insensibilité com-
plète ; mais ce fait n'étonnait pas les médecins : ils
n'y voyaient qu'un accident naturel. Une circonstance
particulière vint fixer leurs incertitudes. Parmi les
(1) V. Pièces justificatives.
48 HISTOIRE DU DIOCÈSE
personnes sur lesquelles Us expérimentaient , se
trouvait une servante d'une organisation plus forte
que ses jeunes maîtresses, et qui résistait aux piqû-
res et aux brûlures par lesquelles on l'avait spécia-
lement éprouvée. Un jour, le docteur Boullard lui
plongea dans les narines un flacon de sel ammoniac;
aussitôt ses larmes coulèrent; elle injuria grossière-
ment l'opérateur, et les expériences furent suspen-
dues (1). Peut-être eût-il été à désirer qu'on s'en
tînt là. Cependant l'évêque, pour condescendre aux
désirs de la famille, fit venir de Paris MM. Herbi-
nières et Le Carpentier (2), qui avaient l'un et l'autre
une grande réputation comme exorcistes. Mais, vou-
lant s'éclairer par une épreuve décisive , il exigea
que l'on présentât aux malades deux billets manu-
scrits , connus de lui seul , mis sous enveloppe et
portant son cachet. Pressées de révéler ce qu'ils
contenaient, les malades se récusèrent; ce fut alors
qu'après plusieurs années d'incertitude, l'évêque crut
devoir se prononcer. Il congédia les deux exorcistes;
l'abbé Heurtin fut exilé à l'abbaye de Belle-Étoile ,
y resta jusqu'en 1739, et fut transféré à cette épo-
que chez le curé de Barbeville. Mlles de Léaupartie
entrèrent dans différentes communautés, où la pru-
dence et les soins des religieuses leur rendirent
bientôt la santé.
(1) M. Larchevéque, médecin à Rouen , est cité aussi comme
ayant concouru à découvrir la fraude.
(2) Quelques-uns écrivent à'Herbinière et Carpentier; nous
avons suivi l'orthographe que l'on trouve dans les mémoires
du temps.
DE B A YEUX. 19
C'est aussi ce que nous rapporte l'abbé Porée.
D'accord avec lui sur la conclusion de ce mémorable
procès, je ne l'ai pas toujours suivi dans les détails
de sa narration. Il y a chez lui un ton léger et rail-
leur, qui ne convient pas à la dignité de l'histoire ,
et les plaisanteries dont il assaisonne les événements
qu'il raconte, supposent plus de malice et de finesse
que de véritable impartialité.
Il n'en est pas de même de ses Lettres sur la sé^umv
sépulture dans les églises. L'abus qu'elles censu- iCs /Jiles.
rent, était général, et aussi contraire aux intérêts de
la société civile que de la société religieuse. Déjà,
en 4721, les deux puissances avaient fait de concert
un règlement, dont les principes étaient puisés dans
l'ancienne discipline ; on n'accordait le droit d'être
inhumé dans l'église qu'aux ecclésiastiques, et à ceux
dont la piété, le rang ou la naissance aurait mérité
cet honneur. Les portiques et les cimetières étaient
abandonnés indistinctement à tous les fidèles. Cepen-
dant nous voyons que, en 4743, on n'avait pas re-
noncé à l'ancien usage. On respirait dans certaines
églises une odeur insupportable ; on trouvait même
quelquefois sous les bancs des portions de cadavres
oubliées par les fossoyeurs. L'abbé Porée proposa
d'établir les cimetières à la porte des villes , et d'y
transporter les morts dans des chariots , qui se-
raient accompagnés par deux ou trois ecclésiastiques,
après la célébration du service religieux.
Le parlement de Normandie fut saisi de la ques-
tion en 4749, par les marguilliers de la paroisse
-Notre-Dame de Caen. Il s'agissait du droit de bancs
50 HISTOIRE DU DIOCÈSE
et de sépulture dans la jouissance duquel la famille
Le Pelletier se plaignait d'avoir été troublée. Les
marguilliers , au contraire , soutenaient qu'il y avait
urgence de procéder à la réforme. Leur mémoire,
publié dans le temps môme où l'abbé Porée donnait
la troisième édition de son ouvrage , en confirme
l'exactitude. On en peut juger par la citation sui-
vante ; elle est extraite de l'arrêt du parlement :
« Ouï Brehàin, avocat des dits sieurs marguilliers
et trésoriers de la dite paroisse, lequel a dit que leur
église gémissait depuis long- temps sous le poids de
l'indigence et de la pauvreté, par l'abus de ceux qui
en avaient négligé les droits, aliénant à la discrétion
du premier venu les places à perpétuité, et même
jusqu'au droit de sépulture, sans aucune récompense
ni indemnité : tels abus avaient rendu l'église Notre-
Dame de Caen une seconde Jérusalem désolée. Tout
était confondu dans le désordre, par la multiplicité
et l'inégalité des bancs , et par les sépultures gé-
minées les unes sur les autres, de façon qu'on ne
pouvait pas trouver la liberté du passage dans l'ordre
des processions, et qu'il fallait se frayer dans l'église
même une route oblique , pour y pouvoir marcher
avec décence et sûreté; etc. »
Le fait est que, avant cette contestation , chacun ,
pour une légère offrande de vingt ou trente sols, se
posait comme fondateur, et prétendait jouir à perpé-
tuité de la sépulture dans l'église. La cour décida
que les délibérations prises par les trésoriers étaient
exécutoires, et le revenu de l'église Notre-Dame,
qui était descendu à trente- neuf livres dix sols,
DE ÏUYEl \. •'>!
s'éleva tout- à- coup à plus de mille livres. Ces
chiffres, qui sont extraits de la procédure* en font
mieux apprécier l'importance.
Parmi les autres ouvrages de l'abbé Porée, nous La Mandarine,
citerons encore la Mandarinade , qui obtint à l'épo-
que de sa publication un succès prodigieux, et ache-
va de conquérir à l'abbé de Saint-Martin l'immortalité
du ridicule. Nous connaissons déjà le héros de. cette
singulière aventure; nous savons que, plein d'une
étrange vanité, il se parait avidement des titres les
plus bizarres et les plus pompeux. Ce n'était pas
assez pour lui d'avoir obtenu dans son voyage à
Rome celui de protonotaire du saint-siége aposto-
lique, et d'avoir joint aux insignes du doctorat en
théologie le marquisat de Miskou, dans la Nouvelle-
France : il se laissa persuader, sur la fin de sa vie,
qu'il était élevé au rang de mandarin du premier
ordre dans le royaume de Siam , grâce aux bons
offices du chevalier de Chaumont, notre ambassadeur.
On était alors au carnaval de 1687. Des écoliers
de l'université, déguisés en mandarins, offrirent un
bonnet pyramidal à l'ancien recteur, au milieu des
scènes les plus divertissantes. On lui remit une
lettre du roi de Siam , qui le priait instamment
de venir dans ses états pour y exercer la médecine;
mais une lettre de cachet lui permit de répondre
que le roi de France n'y consentirait pas. En vain
quelques amis essayèrent de le désabuser; l'abbé
les repoussa comme des hommes jaloux de sa gloire,
et mourut trois ans plus tard, sans être entièrement
guéri de ses illusions. La Mandarinade est précé-
oi HISTOIRE DU DIOCÈSE
dée d'une épîlre dédicatoire adressée aux habitants
de la ville de Caen. L'auteur y évoque l'ombre du
héros auquel il a consacré son livre, et lui fait criti-
quer, avec une verve moqueuse, les mœurs de ses
concitoyens, qui préféraient à cette époque les dé-
lices de la bonne chère au culte des lettres et aux
embellissements de la cité.
i/abbé piuquet: Comme l'aîné des Porée, l'abbé Pluquet n'appar-
Dictionnaire .• . t - î t» • • -vr »
des hérésies, tient au diocèse de Bayeux que par son origine. Ne
en 1716 dans la ville épiscopale, grand-vicaire de
M. de Choiseul, qui le nomma chanoine de Cambrai,
il obtint à Paris, en 1778, une chaire de philoso-
phie. De son temps, les attaques contre la religion
commençaient à se répandre. Les encyclopédistes
essayèrent d'attirer à eux l'abbé Pluquet; mais, loin
de répondre a ces avances, il combattit les nouvelles
doctrines dans plusieurs de ses ouvrages. Le plus
célèbre est le Dictionnaire des hérésies, publié en
1762, l'un des plus exacts et des plus complets qui
aient paru sur cette matière. La plupart des articles
dont il se compose, sont des mémoires dans les-
quels, après avoir retracé la naissance, les progrès
et les conséquences de chaque hérésie , l'auteur
oppose à leurs principes une solide réfutation. On
s'étonna qu'il eût épargné celle de Jansénius. Cette
omission le fit soupçonner d'attachement au parti ;
mais au moins il est certain qu'il n'en avait adopté
ni les travers ni les passions.
DE BAYEUX. :>3
CHAPITRE IV.
Caractère de Msr de Luynes. — Ses talents oratoires. — Hom-
mage rendu à sa mémoire par M. l'abbé Bellenger. — 11
relève l'Académie de Gaen. — Discours à l'Académie fran-
çaise.— Ses travaux pour l'Académie des sciences.
Caractère
de
Nous ne nous proposons pas d'insister davantage
sur les troubles, nés de l'hérésie, que Mgr de Luynes M«* devine*
eut à réprimer dans le cours de son épiscopat. Les
luttes où il fut engagé, portent toutes le même carac-
tère. Tantôt, ce sont des prêtres turbulents contre
lesquels il est obligé de recourir a l'intervention du
pouvoir civil; tantôt, de simples fidèles, obstinés
•dans l'erreur, dont les familles en appelaient au
parlement ou au lieutenant-général, pour leur faire
administrer à la mort les secours religieux. Pour peu
qu'on s'élève au-dessus des considérations qui ont
54 HISTOIRE DU DIOCÈSE
dicté les plaintes ou fomenté la révolte, il est aisé
de reconnaître que, dans ces tristes conjonctures,
l'évêque de Baveux obéit toujours aux inspirations
de sa conscience , et sut en concilier les devoirs avec
les ménagements dont il tenait à ne jamais s'affran-
chir. Apprenait-il, soit à Bayeux, soit dans le cours
de ses visites pastorales, qu'un appelant était aux
prises avec la mort, il pénétrait jusqu'à lui et s'effor-
çait de le convaincre. On cite plusieurs de ses diocé-
sains dont la bonne foi avait été trompée , et qui se
rendirent à la force de ses raisons. D'autres, au con-
traire, craignant de ne pouvoir lui résister, décla-
raient par testament qu'ils voulaient mourir dans leur
appel. Les Jansénistes faisaient grand bruit lorsqu'un
acte de rigueur lui était arraché par l'obstination des
sectaires ; il serait pourtant difficile d'excuser ceux
contre lesquels il se crut obligé de sévir. Il restreignit
à sa paroisse le fougueux abbé Morel, curé de Saint-
Germain-le-Vasson , qu'il pressa inutilement de signer
le formulaire : c'était le châtiment que lui avait déjà
infligé Mgr de Nesmond. Malgré les instances du duc
deValentinois, Mgr de Luynes retint en exil le curé de
Thorigny, dont la défection avait entraîné plusieurs
de ses confrères. L'abbé Delaunay, principal du col-
lège de Bayeux, en fut chassé en 4731. Il avait lassé
la patience du prélat par sa résistance audacieuse et
l'insolent orgueil de ses réponses. Enfin, l'abbé de
Meherenc, chanoine de la Cathédrale, fut envoyé en
4732 au séminaire de Caen. Les Nouvelles ecclé-
siastiques nous apprennent qu'il était un de leurs
correspondants ; elles le plaignirent « d'avoir été
es talents
oratoires.
DE BÀYEUX. •')•">
condamné aux bêtes ; » mais elles eurent soin d'ajou-
ter « que les bêtes ne l'entameraient pas. » En effet,
il fut exilé à Blois et ensuite à Auxerre, où il mourut
en 1749.
On a pu remarquer que Mgr de Luynes regardait la
prédication comme un devoir de sa charge. Il est cer-
tain que, dans les différentes missions de son diocèse,
dont il était toujours le principal orateur, on ne cessait
d'admirer l'élégance de sa parole, l'énergie de sa
dialectique, auxquelles s'ajoutaient l'éclat et la véhé-
mence des inspirations. De la chaire , il passait au
confessionnal , et y consacrait quelquefois des jour-
nées entières à recevoir les aveux des pénitents. Une
circonstance particulière l'obligeait- elle à parler en
public sans y être préparé , les ressources de l'im-
provisation ne lui faisaient jamais défaut. On raconte
qu'un jour, l'orateur qui prêchait en sa présence,
étant resté court, il excusa son défaut de mémoire,
prit aussitôt sa place, remplit ses divisions, et char-
ma l'auditoire par son éloquence.
Il y avait trente-cinq ans que le cardinal de Luynes
avait quitté l'évêché de Bayeux pour l'archevêché de à »a mémoire
Sens , lorsque M. l'abbé Bellenger fut chargé par
l'Académie de Caen de prêcher son oraison funèbre,
dans l'église abbatiale de Saint-Etienne. On peut donc
en quelque sorte accepter comme le jugement de
l'histoire le témoignage qu'il rendit alors à sa piété
et à son caractère: « Sa piété fut exemplaire, nous
dit-il, au milieu des scandales qui auraient dû l'affai-
blir; on le vit se plier avec courage à la discipline
ecclésiastique, si opposée à la licence des armes, et
iioiiun.
rendu
l'Académie
de ("aen.
50 HISTOIRE DU DIOCÈSE
joindre k l'innocence des mœurs la ferveur d'un ana-
chorète et le zèle d'un apôtre. — Il n'avait point
celte hauteur dédaigneuse qui intimide, cet air froid
et glacial qui fait rougir des grâces celui qui les
sollicite. Sa protection ne se montra jamais que sous
les traits de la bonté la plus affectueuse, et ceux qu'il
refusait, il les consolait par un accueil obligeant. »
Ce n'était pas seulement à l'ancien évêque de
Bayeux que s'adressait ce pieux hommage: l'Aca-
démie n'avait point oublié le gracieux empressement
avec lequel le prélat lui ouvrit son palais , et la
restauration qui date de son protectorat,
relève Fondée en 1652, par M. Moysant de Brieux, l'Aca-
démie des sciences, arts et belles-lettres de la ville
de Caen comptait trente titulaires et six surnumé-
raires, choisis dans les congrégations religieuses. Le
bureau se composait d'un protecteur, qui résumait
en lui tous les pouvoirs; d'un directeur, qui prési-
dait en l'absence du premier dignitaire, puis d'un
secrétaire et d'un lecteur. La compagnie devait se
réunir en séance particulière une fois chaque se-
maine, et donner tous les mois une séance publi-
que. Ce fut à ces conditions que Louis XIV la re-
connut en 1705, et lui accorda des lettres patentes
qui l'instituent à perpétuité. Le '2.2 novembre 1708,
Mgr de Nesmond y présenta le discours que Mgr l'évê-
que de Toul avait fait à l'ouverture du parlement de .
Paris, et en demanda la lecture. Dans le courant de
l'année 1714, les réunions cessèrent faute de Protec-
teur. On essaya de les rétablir à l'arrivée de Mgr de
Lorraine ; on lui proposa môme de relever l'institu-
DE BAYEUX. 57
tîon. Il le promit, mais s'en laissa bientôt détourner
par d'autres préoccupations. A peine Mgr de Luynes
eut-il pris possession de son siège, qu'il accepta la
même tâche. Le 11 janvier 1731, il installa les asso-
ciés à Caen , dans son palais. 11 était assidu aux
séances ; il y prononça plusieurs discours , y lut
quelques travaux, notamment l'éloge de Louis XIV.
Enfin, sur la demande de l'Académie, il lui fit cadeau
d'un cachet à son usage. On comptait alors, parmi
les membres ecclésiastiques , le P. André , jésuite ;
le P. Macé, cordelier, et D. Le Maître, bénédictin de
Saint-Maur. Le P. André, ayant fait, en 1740, l'ana-
lyse de tous les discours qui avaient été lus dans
le cours de cette année, l'offrit à Mgr de Luynes,
qui lui promit d'envoyer son travail à l'auteur du
Mercure. On ne voit pas que le prélat ait accom-
pli sa promesse. En 1746, il présidait la réunion à
laquelle fut présenté un jeune homme de dix-huit
ans, M. d'Azy de Tavigny, sourd et muet de nais-
sance, auquel un portugais, le sieur Pereyre, avait
appris en quatre mois à lire, à écrire et à prononcer
plusieurs mots distinctement. Tous les détails de
cette transformation merveilleuse furent confirmés à
l'Académie par le P. Casaux, prieur de l'abbaye de
Beaumont-en-Auge, sous les yeux duquel l'éducation
s'était faite. Le jeune Tavigny, interrogé par Monsei-
gneur, répondit avec à-propos à différentes questions
qui lui furent adressées. A l'époque dont nous par-
lons, ces résultats passaient pour un prodige.
W de Luynes ayant été nommé archevêque de
Sons, en 1753, l'Académie le pria de conserver le
58 HISTOIRE DU DIOCÈSE
litre de Protecteur; mais, à partir de cette époque,
elle tint ses séances à l'hôtel de ville.
Discours Après la mort du cardinal de Fleury, l'Académie
francise, française , à l'unanimité , offrit son fauteuil à Mgr
l'évoque de Bayeux. Il y prononça, le 46 mai 4743,
un discours remarquable, dans lequel on admira la
finesse et l'élégance de son esprit, en même temps
que la pureté de son goût. « La poésie, l'éloquence,
l'histoire, dit-il, à ses nouveaux collègues, tous les
genres de style, môme celui de la conversation, le
plus libre de tous , sont assujétis à vos lois , et
quelque ennemi que l'homme soit de tout empire ,
celui que vous exercez , plaît toujours, parce que
vous n'en faites usage que pour notre agrément et
notre utilité. Vous avez purgé la langue française de
cette barbarie qui la défigurait, de cette indécence
qui la déshonorait, de cette dureté qui la rendait si
choquante, et, ce qui est du moins aussi précieux,
de cet excès contraire, où la fausse délicatesse et
les recherches trop curieuses avaient engagé quel-
ques-uns de nos écrivains modernes. Parée de l'élé-
gance, de la justesse, des grâces, de l'harmonie que
vous lui avez données , elle a entraîné toutes les
nations; elle est devenue la langue universelle; on
la parle dans toutes les cours ; on se fait honneur
chez les étrangers de l'étudier d'après vous, et d'en
connaître toutes les délicatesses; elle a vaincu jus-
qu'au préjugé que l'on a pour la langue de son pays.
Par là, vous avez facilité ce commerce d'esprit si
profitable aux uns et aux autres ; toutes les richesses
de l'étranger sont parvenues jusqu'à nous; toutes les
pour l'Académie
des sciences.
DE BAVEUX. <V.)
nôtres ont été portées jusqu'à lui , et l'empire des
lettres est devenu florissant. »
Dans sa réponse au récipiendaire, le directeur,
M. de Montcrif, fit valoir comme un service impor-
tant rendu à la littérature la restauration de l'Aca-
démie de Caen, cette fille aînée de l'Académie fran-
çaise. « Elle avait, dit-il, attiré nos regards dans ses
diverses fortunes; nous regrettions sa gloire passée
sans prévoir que le renouvellement de cette même
gloire ajouterait un jour a la nôtre. »
A une élocution facile et ornée, à la maturité du ses travaux
jugement, Mgr de Luynes joignit un goût prononcé
pour les sciences mathématiques et les sciences natu-
relles. II avait fait élever un observatoire à sa maison
de. campagne de Sommervieu; il fut reçu membre
honoraire de l'Académie des sciences, et y présenta,
depuis 1761 jusqu'en 1772, plusieurs travaux inté-
ressants, parmi lesquels on cite un mémoire sur le
mouvement du mercure dans les baromètres dont
les tubes sont de diamètres inégaux, et chargés par
des méthodes différentes.
Enfin , dans les deux diocèses qu'il administra
successivement, on le vit assister aux exercices litté-
raires des écoliers, y déployer autant d'aisance que
d'à-propos et de sagacité. On lui doit, à Sens comme
à Bayeux, la restauration des bonnes études, et dans
ces deux diocèses, les gens de lettres le trouvèrent
toujours disposé à les protéger ou à les secourir.
60 HISTOIRE DU DIOCÈSE
CHAPITRE \
Changements opérés par Mgr de Luynes — dans le bréviaire, —
dans le missel. — Voivenel, auteur du plain -chant. — Sa ma-
nière de procéder. — Rituel de Msr de Luynes. — Modifications
introduites par Msr de Rochechouart et M8r de Cheylus. —
Bréviaire de Londres. — Projet de Msr Duperrier. — Lettre
de Msr Robin à S. S. Pie IX.
Un siècle s'était écoulé depuis que M^r cTAngennes
et Mgr de Nesmond avaient rédigé , conformément à
changements ja liturgie romaine, l'un le missel, l'autre le bréviaire
opérés par
■g' do Luynes. de Bayeux , lorsque Mgr de Luynes renouvela l'édition
de tous nos livres d'église. Nous n'avons pas à discu-
ter ici les motifs qui le portèrent à s'écarter des tra-
ditions suivies par ses illustres prédécesseurs. Il crut
sans doute, comme beaucoup d'autres évêques de
France, devoir faire aux exigences de la critique cer-
taines concessions qui, de nos jours, ont été diverse-
ment appréciées. Observons toutefois que plusieurs
de ses collègues l'avaient précédé dans la voie des
DE BAVEUX. <>l
réformes, et que, s'il s'y engagea, ce fut avec une
extrême prudence. Que l'on compare, en effet, à nos
livres d'église ceux qui parurent à la même époque
dans d'autres diocèses, et l'on trouvera chez nous,
plus que partout ailleurs , des restes précieux de la
liturgie romaine. Du reste, quelle que soit l'opinion
que l'on adopte sur ces graves questions, on est
forcé de reconnaître qu'en publiant un bréviaire, un
missel et des livres de chant, Mgr de Luynes n'avait
point démérité du saint-siége : ce fut en 1749 qu'il
mit la dernière main à ses travaux liturgiques, et en
1756, Benoît XIV le nomma cardinal.
Les changements qu'il opéra dans le bréviaire de
Bayeux, consistèrent principalement à remplacer
une partie des hymnes anciennes , dont la poésie
était sensiblement défectueuse , par des hymnes
nouvelles; à substituer aux antiennes, aux répons
et aux versets de style ecclésiastique, des versets,
des antiennes et des répons tirés de l'Écriture
sainte; à supprimer dans les légendes plusieurs faits
qui semblaient dépourvus de preuves ; à mettre en
regard dans le même morceau , par exemple dans les
répons , des extraits des deux Testaments, pour en
mieux faire sentir la conformité ; à terminer chaque
jour la première des petites heures par la réci-
tation des décrets d'un concile. De plus, le bruit
s'étant répandu que Mgr de Luynes préparait une
édition du bréviaire, il avait reçu, dès l'année 1730, changements
, „ , , dans le bréviaire.
une pièce de vers français composée par les profes-
seurs du collège du Bois, qui lui demandaient avec
instance que l'office fût abrégé. En effet, les dix-
<>2 HISTOIRE DU DIOCÈSE
huit psaumes que l'on récitait le dimanche à matines,
furent réduits à neuf. On retrancha trois psaumes
de laudes, un de prime, un des complies et trois de
l'office de la férié, chaque jour de la ^semaine : telle
est l'origine du bréviaire actuel. Il fut imprimé à
Bayeux, chez Briard, en 1738.
On a reproché avec raison à quelques évoques
français d'avoir abusé de ces innovations pour intro-
duire dans la prière publique des tendances favora-
bles à l'hérésie. Ce reproche ne peut atteindre Mgr de
Luynes. Le parti janséniste, nous en avons la preuve
en main, se plaignit « des préjugés du pasteur, »
qui avaient rendu « l'entreprise imparfaite. » Il
regretta surtout que l'on eût rejeté les hymnes de
Coffin, « sous prétexte que ce poète n'était pas assez
favorable à la constitution. » Ainsi donc, quand
même Mgr de Luynes n'aurait pas toute sa vie dé-
ployé contre le jansénisme une sévérité inexorable,
ses adversaires se chargeraient d'établir qu'il éloigna
systématiquement de nos livres d'église tout ce qui
aurait pu en faire suspecter l'orlhodoxie.
changements Le missel fut imprimé à Paris, en 1743, et, comme
le bréviaire, il eut à subir quelques changements.
Le plus important consiste dans l'adjonction d'une
prose aux principales fêtes de l'année. Du reste, ils
furent empruntés en grande partie au missel de
Paris, qui venait d'être publié. Mgr de Luynes s'en
fait un mérite dans la préface ; on y voit également
qu'il s'était entouré des conseils de son chapitre.
Parmi les ecclésiastiques qui furent conviés à ce tra-
vail, l'histoire a conservé le nom de l'abbé Moussard,
dans
le missel.
DE BÀYEUX. ïù\
frère de l'architecte., vicaire-général pendant la va-
cance du siège et sons l'administration de Msr de
Luynes. On sait qu'il eut une grande part à la révi-
sion du missel et à la transformation du bréviaire.
Celle des livres de chant fut confiée à un habitant voitenei,
• auteur
de Vire, nommé Yoivenel. (1). Que doit-on penser du piam-chnnt.
de son travail? Nous avons fait cette question à l'un
de nos confrères, auquel la pureté de son goût et
des études spéciales, consignées dans un livre trop
peu connu, donnent le droit de la résoudre ; voici
en abrégé ce que M. l'abbé Dolé a bien voulu nous
répondre :
Dans nos livres d'église, nous dit-il, tout ce qui
est fondamental, tout ce qui tient à la constitution
du plain-chant, a été respecté. Le chant bayeusain,
loin d'être affreux, comme l'a prétendu un critique
célèbre, compte un grand nombre de pièces remar-
quables. Il est coulant, il flatte l'oreille, il est surtout
d'une exécution extrêmement facile; mais il n'observe
pas toujours assez fidèlement les règles du plain-
chant grégorien dans tous leurs cas d'application. De
plus, on ne rencontre clans nos livres que de rares
exemples des anciens modes ou tons , qui appa-
(1) Nous ne nous arrêterons pas à discuter Je chiffre de la
somme qui lui fut allouée, — trois mille francs d'après les
uns, trente mille francs selon les autres. — Disons seulement
que ceux qui tiennent pour la dernière, ne semblent pas s'être
rendu un compte bien exact de la différence qui existe entre
les valeurs anciennes et les valeurs actuelles. Trente mille
francs représentaient, il y a plus d'un siècle, une somme
énorme, que le chapitre ou l'évêché de Baveux n'eût pas cru
sans doute pouvoir accorder.
de procéder.
64 HISTOIRE DU DIOCÈSE
raissent fréquemment dans le romain. Les mêmes
formules, dans chacun des tons, se reproduisent con-
stamment ; les chutes , les repos sont préparés et
amenés de la môme manière, comme si le compo-
siteur avait coulé les pièces de chaque ton dans un
moule uniforme. Ce reproche , que font tous les
connaisseurs à nos livres d'église, est indubitable-
ment fondé. Maintenant si l'on compare les livres
romains au graduel et à l'antiphonaire de Bayeux,
on trouvera souvent le même texte de part et d'autre,
sa manière mais avec un chant tout différent. Ici on abrège les
neumes; là on en introduit dans le morceau que l'on
imite ; ailleurs on se contente d'allonger la phrase
musicale ; quelquefois l'auteur commence sa pièce
comme l'ancien livre, la poursuit pendant plusieurs
portées, sans abandonner complètement son modèle,
pour terminer ensuite à sa fantaisie. Il est clair,
ajoute M. Dolé , que l'auteur partageait les idées de
son temps, ou du moins qu'il en subissait l'influen-
ce. Il était difficile que le chant romain parût accep-
table à une époque de réaction contre les anciennes
liturgies.
Les proses et les hymnes sont pour la plupart des
morceaux d'emprunt. Voivenel chercha fortune de
tout côté, et profita souvent du travail d'autrui, en
le retouchant à sa manière. En général, le chant des
proses est écrit d'un style vif et animé ; elles respi-
rent l'allégresse qui doit remplir noire âme aux
grandes solennités : c'est la partie de l'office à la-
quelle le peuple est le plus attaché, et qu'il est le
plus à désirer qu'on lui conserve.
DE IUYEUX. 65
Ce fut à Paris, chez J.-B. Coignard, que Mgr de
Luynes fit imprimer ses livres de chant: l'antipho-
naire en 1739, le graduel en 1745. Les remarques
que nous venons de faire sur l'un et sur l'autre ,
sont applicables au processionnaire. Il fut publié par
le même éditeur, en 1749.
La nouvelle édition du rituel avait paru en 1743; Ritucl
elle était conforme au rituel de Rouen, que venait de Mg* de Luynes.
publier Mgr de Saulx-Tavanes. Mgr de Luynes s'ap-
plaudit, dans la préface, d'avoir fait cet emprunt à la
métropole, a l'exception de quelques usages particu-
liers à son Église , qu'il a cru devoir conserver.
Mgr de Rochechouart donna, en 1771, une édition Modifications
du bréviaire, dans laquelle il introduisit l'office de pTJm!sl
saint Vincent de Paul, canonisé par le pape Clément de Iloc',fLhoiia,t
r l l et de Cheylus.
XII, en 1737, et celui de sainte Jeanne- Françoise
(Fremiot de Chantai), canonisée par Clément XIII,
en 17G7, quinze ans après sa béatification (1). Une
assemblée générale du clergé, qui eut lieu à Paris
en 1765, avait décidé qu'un culte solennel serait
rendu par toute la France au Cœur de Jésus-Christ.
Ce fut alors que cette fête prit rang dans la liturgie,
sous le rite double -majeur, le troisième dimanche
(1) La béatification de sainte Jeanne-Françoise avait eu lieu
sous MBr de Luynes , en 1752. L'abbé Porée en raconta les
détails , sur la demande des religieuses de la Visitation. Il
réfute avec sagesse l'impiété raisonneuse qui aurait voulu
que la religion supprimât ces pieuses cérémonies; mais ce n'est
déjà plus le naïf enthousiasme de l'abbé Marcel ou l'ardente
piété de M. de Guerville, que nous avons vus, dans le siècle
précédent, décrire des solennités du même genre. En lisan E
*a narration, on sent qu'il se préoccupait des contradicteurs.
5
06 HISTOIRE DU DIOCÈSE
après la Pentecôte. On la célébrait déjà dans la
congrégation du P. Eudes, où il l'avait établie, en
1672, avec la permission de Mgr de Nesmond. Mgr de
Rochechouart ordonna qu'elle fût célébrée dans toute
Fétendue de son diocèse.
Mgr de Cheylus publia, en 1783, une nouvelle édi-
tion du missel, qu'il fit imprimer à Caen, chez Gilles
Le Roy. Il répéta, en se l'appropriant, la lettre pom-
peuse que Mgr de Luynes avait composée pour le
sien. Celui-ci avait introduit deux nouvelles préfa-
ces, l'une pour le temps de l'Avent, l'autre en l'hon-
neur de tous les Saints. Mgr de Cheylus fit quelques
corrections dans la dernière (1), et en ajouta deux
autres, qui peuvent être citées parmi les plus re-
marquables : celle de la Dédicace et celle que l'on
chante à la messe pour les défunts. D. Guéranger,
lui-même, ne peut s'empêcher de reconnaître la
beauté de la dernière; elles sont empruntées l'une
et l'autre au diocèse de Paris. On doit encore àMgrde
Cheylus une édition portative du missel, imprimée à
Lyon, en 1790.
Bréviaire Pendant que nos prêtres étaient dispersés par la
Terreur, quelques-uns d'entre eux obtinrent d'un
libraire de Londres, F. Le Boussonnier, qu'il réimpri-
mât le bréviaire de Bayeux. Cette édition , conforme
à la précédente, parut sans nouvelle approbation, en
1799, deux ans après la mort de Mgr de Cheylus.
(1) Et eorum coronando mérita coronas doua tua... Cujus
sanguine ministratur nobis introitus in œternum regnum.
Ces deux phrases ne se trouvent pas dans l'édition de iMgr de
Luynes.
DE liAYEUX. 07
Occupé de relever les ruines du sanctuaire, Mgr
Brault n'apporla aucun changement à la récitation
de l'office divin ; seulement, pour se conformer aux
prescriptions du cardinal Caprara, il établit, en 4802,
la mémoire des saints apôtres, le jour de Saint-Pierre
et de Saint-Paul, et celle des saints martyrs, le jour
de Saint-Etienne.
Son successeur, Mgr Duperrier, voulut, en 1826, p™&
de Mgr Duperrier.
adopter le rite parisien. Il se proposait d abréger les
légendes du propre des saints , en conservant le ca-
lendrier, et de remplacer certaines hymnes, qui lui
semblaient contraires a la pureté du goût. L'abbé de
La Rue , professeur à la faculté des lettres, auquel
il demanda de réviser les légendes, combattit res-
pectueusement son projet, qui fut abandonné après
avoir reçu un commencement d'exécution. Monsei-
gneur se contenta d'élever au degré de solennelle-
majeure la fête du Sacré-Cœur de Jésus, et celle des
apôtres saint Pierre et saint Paul : son ordonnance
est du 3 juillet 4824.
M«r Dancel a donné, en 4830, une édition du
bréviaire, à laquelle il ne fit aucun changement.
Depuis 1838, on récitait à Bayeux le Commun des
Prêtres, emprunté au diocèse de Rouen. Mgr Robin
permit qu'on l'imprimât dans le bréviaire, qui fut
publié sous un petit format, en 1844. Peu de temps
avant sa mort , il écrivit au souverain pontife , et
lui exprima l'intention d'établir parmi nous le rite
romain ; il attendait une réponse officielle de la
cour de Rome pour concerter, avec le chapitre de la
Cathédrale, l'exécution de cette mesure.
c 5
68 HISTOIRE DU DIOCÈSE
Liturgie romaine. Le moment était arrivé où nos anciens bréviaires
allaient disparaître. Pour conserver le culte des
saints, vénérés dans nos contrées, et dont l'office
n'était pas compris dans le bréviaire romain, il fallait
que le souverain pontife l'approuvât. Le diocèse ac-
tuel de Bayeux ayant été formé, en 1802, de quatre
diocèses différents — Lisieux , Séez , Coutances et
Bayeux — Mgr Didiot voulut emprunter à chacun
d'eux le nom des saints dont il se proposait de glo-
rifier la mémoire. Il les divisa en trois catégories: —
les saints qui ont illustré la Gaule, — les saints que
l'on révère comme les patrons de la Normandie, et
qui en furent aussi les apôtres, — ceux qui sont nés
dans le diocèse que nous habitons, ou dont le voca-
ble fut adopté, primitivement, par quelques-unes de
nos paroisses. Sa Sainteté daigna reconnaître que
tous les saints dont se composait notre calendrier,
avaient droit aux honneurs liturgiques. Mgr Didiot
eut donc la consolation, comme il l'a écrit lui-même,
de conserver « tous les grands souvenirs de cette
contrée si féconde en vertus. » Le mandement d'où
sont tirées ces paroles fut publié le 14 mai 1802 ; il
annonce que le changement de liturgie aura lieu
dans le cours de la môme année, aux premières
vêpres de l'Assomption. A partir de ce moment, les
offices approuvés par Sa Sainteté Pie IX, pour l'usage
de notre diocèse , furent ajoutés , à titre de supplé-
ment, dans nos livres d'Église.
DE BAYEUX. 09
*7Tff"n Tnr"a'Tnr's"8"TirTTnnnnriîTT*c"TY'irT'S'"«' ï'Tnj'Tnnnr^
CHAPITRE VI.
Séminaire de la Délivrande. — École de la Providence , à
Bayeux. — Manufacture de dentelles. — Bureau de charité.
— Place des magistrats à la Cathédrale. — Calvaire de
Bayeux. — Chapelles de Caen. —Représentations adressées
au roi par Mgr de Luynes.
Dans la préface d'un livre qui a compté jusqu'à séminaire
vingt-quatre éditions, et dont l'une parut en 4 743 de
avec l'approbation de Mgr de Luynes, on trouve des
détails circonstanciés, que nous croyons devoir repro-
duire , sur le séminaire de la Délivrande , confié ,
comme celui de Bayeux , à la direction des Laza-
ristes. L'abbé Daon, auteur de ce livre, qui a pour
titre Conduite des confesseurs, était membre de la
congrégation du P.Eudes; il a publié, dans le genre
ascétique, plusieurs ouvrages assez estimés. Il nous
apprend que le séminaire de la Délivrande était ouvert
70 HISTOIRE DU DIOCÈSE
aux jeunes prêtres qui désiraient se faire approuver
pour la confession. On les y préparait par des exer-
cices convenables. Chaque jour, on leur expliquait
des questions de théologie morale ; on leur apprenait
à résoudre des cas de conscience qu'ils se proposaient
l'un à l'autre sous la présidence et le contrôle de leurs
directeurs ; on leur traçait des règles de conduite
n vers les pénitents, soit pour les éloigner des occa-
sions, soit pour les guérir de leurs scrupules. Enfin,
on les exerçait à faire le prône et le catéchisme ;
on les initiait à l'administration des sacrements et à la
visite des malades. Nous ne saurions dire combien
de temps dura cette organisation , dont l'auteur fait
ressortir avec raison les précieux avantages ; mais il
est au moins certain qu'elle avait été modifiée sous
l'ancien régime. Nous lisons, en effet, dans le pouillé
de M. Delamare: « Il y a aussi à la Délivrande un
séminaire qui n'est occupé que par un prêtre qualifié
de supérieur. » L'auteur, ordinairement si exact,
quand il parle des hommes ou des choses de son
temps , n'eût pas employé ces expressions restric-
tives, si, à l'époque où il écrivait, la maison eût en-
core été en plein exercice.
r.coie Sous l'épiscopat de Mgr de Luynes , la ville de
de la Providence, -r» •. , ,7 t i • .•
à Baye». Bayeux vit s élever dans ses murs plusieurs insti-
tutions importantes. M. Suhard de Loucelles, cha-
noine de la Cathédrale, originaire de la cité, y fonda,
en 1747, une école et une manufacture de dentelles
au faubourg Saint-Loup, dans le voisinage de l'église
Notre-Dame-de-la-Poterie. La direction en fut confiée
à trois Sœurs de la Providence, pour la subsistance
de dentelles.
DE. BAVEUX. 71
et l'entretien desquelles le fondateur déposa quatre
mille francs entre les mains des administrateurs de
l'hôpital -général ; ceux-ci les convertirent en deux
cents livres de rentes. Mlle Scelles de Létanville, tante
de l'abbé Suhard, avait concouru à cette fondation.
L'abbé Baucher, membre du chapitre, sous l'épis- Manufacture
copat de Mgr de Nesmond, avait déjà organisé une
salle de travail sur l'emplacement de l'église Saint-
Georges. Après sa mort, qui arriva en 1709, on y
ajouta une manufacture de dentelles. Mais, en 4752,
le corps de l'église, qui avait été converti en salle
d'exercice, s'écroula subitement, tandis qu'on répa-
rait les fondations. Quatorze personnes furent écra-
sées, et soixante-dix , blessées grièvement. La salle
fut restaurée par M. l'abbé Hugon, vicaire-général et
supérieur de cet établissement; on y comptait alors
deux cents ouvrières.
L'abbé Hugon, originaire du diocèse de Limoges,
docteur de Sorbonne, avait été amené à Bayeux par
Mgr de Luynes en 1729; il fut nommé vicaire-général,
chanoine de Cully et archidiacre d'Hyesmes en 1735.
Enfin, il devint officiai du diocèse en 1750, sur l'abdi-
cation de l'abbé Moussard. Il avait aussi succédé à
l'abbé de Graville, comme vice-chancelier de l'uni-
versité de Caen. Le titre de premier aumônier de
Mme la dauphine , conféré à l'évêque de Bayeux , en
1747, l'obligeait de résider souvent à la cour; ce fut
l'abbé Hugon qui le représenta dans l'administration
du diocèse. « Il en soutint le poids avec honneur,
dit l'abbé Beziers; il aimait le bien et en avait fait
beaucoup dans la ville. » Il restaura, disons-nous,
72 HISTOIRE DU DIOCÈSE
la manufacture de la Providence, à Saint-Exupère ,
et y lit élever gratuitement plusieurs jeunes filles
de condition, privées des ressources de la fortune.
Il plaça, en 1753, la première pierre d'un bâtiment
construit sur la paroisse Saint-Laurent, pour y éta-
blir une manufacture de laine et de coton, et con-
tribua « plus que personne, » nous dit encore son
Bureau biographe, au succès de cette entreprise. Enfin, ce
déchante. ^ ^ ges jnSpirations que ja ville de Bayeux dut
l'établissement d'un bureau de charité, pour soula-
ger les pauvres et supprimer les mendiants. Cette
administration , fondée en 4751 , sous la présidence de
l'évêque, se composait de membres pris dans tous les
corps constitués. Les amendes, les dons volontaires,
une quête annuelle : telles étaient les ressources de
l'association. On faisaitr tous les mois, aux curés de
la ville la distribution des aumônes. Cet établisse-
ment mérita les éloges des premiers magistrats de la
province.
piaco Écoutons maintenant l'abbé Beziers nous rendre
à bcTiSdnto. compte d'un conflit assez bizarre, qui s'éleva de son
temps entre le chapitre de la Cathédrale et les officiers
de l'ordre administratif et judiciaire. Il s'agissait de
la place que ceux-ci devaient occuper à l'église, quand
ils y étaient convoqués pour quelque cérémonie.
« Le dimanche 4 septembre 1746, nous dit-il, on
chanta le Te Beum , auquel officia Monsieur l'évêque
de Bayeux, pour la prise des villes de Mons et Char-
leroy. Le clergé séculier et régulier y assista, selon
l'usage, mais placé dans le chœur différemment qu'il
ne l'avait été auparavant ; car, au lieu que les ecclé-
DE BAVEUX. 73
siastiques et les religieux occupaient ci -devant et
sans distinction le côté droit, depuis le sanctuaire jus-
qu'à la porte collatérale, vis-a-vis la grande sacristie,
les premiers furent assis sur des bancs placés de-
vant les stalles des chanoines, et les seconds demeu-
rèrent dans le sanctuaire. » Voici maintenant à quelle
occasion le changement avait eu lieu : « Les premiers
officiers de justice et de la ville se plaçaient par usage
parmi les chanoines. » Les autres occupaient proba-
blement le côté gauche du chœur, entre le sanctuaire
et le pçtit lutrin. Cependant, continue l'abbé Beziers,
les hauts fonctionnaires, non contents de prendre rang
parmi les chanoines, « prétendirent, en vertu d'un
arrêt sous requête qu'ils avaient obtenu depuis peu,
forcer les dignitaires à leur céder la place , comme
représentant la personne du roi. Mais ils en furent
évincés par un arrêt contradictoire en faveur du cha-
pitre, et obligés d'aller se placer dans des chaises,
que MM" du chapitre sont tenus de leur faire prépa-
rer entre le candélabre et le sanctuaire, MMrs de ville
du côté de l'évangile, et MMrs du bailliage du côté
de l'épître. L'arrêt obtenu par le chapitre maintient
chaque dignitaire et chanoine dans la possession de
sa place ordinaire, et défend à aucun des officiers de
robe de les inquiéter, mais leur enjoint de prendre
séance dans le lieu honnête qui leur sera désigné dans
le chœur dorénavant. »
Nous renvoyons aux Pièces justificatives un autre
mémoire du même historien , touchant l'érection d'un de Bay,ux*
calvaire à Bayeux, en 1747. Ce fut à la suite d'une
mission, durant laquelle se convertirent trente soldats
Calvaiio
74 HISTOIRE DU DIOCÈSE
protestants du régiment de Berwick , que ce calvaire
fut inauguré « contre l'église des Cordeliers. » Mgr de
Luynes, retenu à la cour, pendant les exercices de la
mission, par les devoirs que lui imposait sa charge,
voulut à son retour officier pontificalement, le jour de
l'invention de la Sainte-Croix , dans l'église du mona-
stère. Le soir, il porta le saint-sacrement sur un
petit autel qu'on avait dressé au pied du calvaire,
et, au moment du salut, il y improvisa une pieuse
allocution; son émotion gagna l'assistance, qui ré-
pondit par ses larmes à celles de l'orateur. M. l'abbé
de Graville, vicaire-général du diocèse, dont le zèle et
la piété avaient contribué au succès de la mission,
fut prié par les habitants de soumettre à Monseigneur
les règlements d'une nouvelle confrérie, sous le titre
de Sainte-Croix-du-Calvaire.
ci»aPoiie3 L'abbesse de Sainte-Trinité de Caen était patronne
de plusieurs chapelles que les Calvinistes avaient dé-
vastées en 1562; et, dès l'année 1066, une action
avait été intentée contre elle pour l'obliger à les faire
rétablir. En 1748, M. Dejean, remplissant les fonc-
tions de procureur du roi près le bailliage de Caen ,
essaya de mettre en cause les patrons de toutes les
chapelles tombées en ruine, dont les titulaires conti-
nuaient de percevoir les fruits. Il cite en particulier,
dans son mémoire, la chapelle de Saint-Thomas-le-
Martyr, située au-dessus de l'enclos de l'Abbaye-aux-
Dames, dans la nef de laquelle M. Le Chevalier, curé
d'Hérouville , en avait fondé deux autres, l'une en
l'honneur de saint Quentin, l'autre dédiée à saint
Sébastien. Un édit de Louis XIV, rendu en 1695, au-
de Caen.
DE BAÏEUX. 75
torisait les magistrats a saisir le tiers du revenu pour
l'appliquer aux réparations ; avant d'y avoir recours,
M. Dejean fit appel à Mgr de Luynes, pour qu'il pre-
scrivît aux doyens ruraux les mesures nécessaires; son
réquisitoire, empreint de modération, de justice et
de piété, fut mis sous les yeux du chancelier de
France. Cependant, nous ne voyons pas qu'il ait cor-
rigé l'abus dont il se plaint. La chapelle Saint-Thomas,
ainsi que plusieurs autres, ne se releva pas de son état
de délabrement, qui a fini par la ruine. M. F.Vaultier,
du temps duquel elle fut détruite , affirme positive-
ment qu'elle n'avait pas été restaurée.
Mgr de Luynes assista, comme député de la pro- Représentions
vince de Normandie, à l'assemblée générale du clergé, "«Trot!*
en 4 745. Avant de quitter le diocèse de Baveux, il
fut encore obligé d'intervenir dans les affaires du
jansénisme. Le roi avait établi une commission, com-
posée d'évêques et de magistrats, pour examiner
l'objet des contestations. Le parlement, de plus en
plus audacieux, venait de condamner à l'amende un
curé de Paris, qui avait refusé son ministère à un
appelant; déplus, ordre avait été donné à Mgr l'ar-
chevêque de faire administrer le malade dans les
vingt-quatre heures. Le \\ juin 1752, les évêques
qui se trouvaient à Paris , adressèrent au roi des
représentations. Ils n'avaient pu voir sans étonne-
ment et sans douleur que le parlement usurpât l'auto-
rité spirituelle, et traitât une loi de l'Église comme
une chose indifférente au salut. Ils suppliaient le
monarque de réprimer ces écarts. Une seconde lettre,
également adressée au roi , prenait la défense de
7() HISTOIRE DL DIOCÈSE
M-r l'archevêque de Paris (1), contre un arrêt du
5 mai , dans lequel il était accusé de « favoriser le
schisme. » Ces deux pièces portent la signature de
M"r de Luynes.
(1) Les Mémoires pour servir a l'histoire ecclésiastique
pendant le xvme siècle substituent, par erreur, au nom de ce
prélat celui de M*r l'archevêque de Sens.— V. les Mémoires du
clergé.
DE BAYEUX. i /
oyytyyyyyyts'yy & "ïyyyïtyyyyyyyyy yyyyyyy*
CHAPITRE VII
M8' de Luynes est nomme archevêque de Sens.— Ms'de Roche-
chouart transféré à Baveux. — Doyens du chapitre. —Vicaires
généraux choisis par l'évêque. — Inhumation de M. le duc
de Morlemart.— Bénédiction de l'abbé de Barbery.— Détails
historiques sur la fin de son monastère. — Inhumation du
recteur de l'université.- Expulsion des Jésuites.
gr de Luynes
est nommé
de Sens.
La fermeté de Mgt de Luynes avait appelé sur lui m,
l'attention du pouvoir royal ; après la mort de Mgr arëhTvôq^ë
Languet, il fut nommé au siège archiépiscopal de
Sens. Il quitta Bayeux en 1753, et y laissa beaucoup
de regrets (1). Nous ne le suivrons pas dans l'admi-
nistration de son nouveau diocèse ; disons seulement
que, en 1756, Benoît XIV lui donna le chapeau de
(1)« Il a été beaucoup regretté ici, »(Mss de l'abbé Beziers )
78 HISTOIRE DU DIOCÈSE
cardinal., sur la présentation de Jacques III, roi
d'Ecosse , la cour de Rome ayant conservé aux
Stuarts, comme aux autres couronnes, la faculté de
présenter un sujet pour le cardinalat. En 1761 , nous
le retrouverons dans l'affaire des Jésuites, luttant, à
la tête de l'épiscopat français , contre la haine des
parlements. Il mourut à Paris le 21 janvier 1788,
doyen des évoques de France.
Pierre-Jules-César de Rochechouart, son succes-
seur, était né à Montigny , diocèse d'Orléans, le 8
mars 1698. Il eut pour père Louis de Rochechouart,
seigneur de Montigny , et pour mère Elisabeth de
Cugnac. Quoique sorti d'une famille illustre, M. de
Rochechouart eut à lutter, dans son enfance, contre
les rigueurs de la pauvreté. Accueilli par un menui-
sier, chez lequel il habita durant ses études, il con-
serva pour lui une vive reconnaissance, et se ratta-
cha en qualité de maître d'hôtel, dès qu'il fut promu
à l'épiscopat.
11 n'avait encore que trente-six ans , lorsqu'il fut
sacré évêque d'Évreux , en 1734. 11 joignait à ce
bénéfice le revenu de deux abbayes, celle de Bonne-
Combe , au diocèse de Rodez, et celle de Conches,
dans son propre diocèse. Une question de préémi-
nence s'étant élevée entre lui et le prince de Bouillon,
Mgr de Roche- celui~ci se plaignit à la cour, et M. de Rochechouart
;laouart transféré „, „,, 1 • - î ™
ùBayeux. fut transfère sur le siège de Bayeux, après avoir
renoncé a la seconde de ses abbayes. M. Hugon,
vicaire - général , prit en son nom possession de
l'évêché, le 20 décembre 1753. A la même époque,
il ordonna des prières publiques pour appeler sur lui
DE BAVEUX. 79
les grâces du ciel; mais il ne vint à Bayeux que
le 21 juillet de l'année suivante. Il fit, comme ses
prédécesseurs, le pèlerinage de la Délivrande. Il est
le dernier de nos évêques qui soit descendu au prieu-
ré de Saint-Vigor. Les chants poétiques retentirent à
son arrivée, selon l'ancienne coutume. Les élèves du
collège royal de Bourbon — c'était le nom que les
Jésuites avaient donné au collège du Mont — publiè-
rent à cette occasion un recueil de vers grecs, de
vers latins et de vers français. On en trouvera quel-
ques-uns à la fin de ce volume.
Au nombre des ecclésiastiques entre lesquels Mgr D°ye™
de Rochechouart partagea l'administration du dio-
cèse, nous devons citer en première ligne l'abbé
de Biaudos , doyen du chapitre. Depuis l'abbé de
Pibrac, ces fonctions avaient été remplies par Pierre-
Jean-Baptiste Durand de Missy et Louis-François
INéel de Cristot, celui-ci nommé à l'évêché de Séez,
en 1740, l'autre un peu plus tard, à l'évêché d'Avran-
ches. Quelques années avant son départ, M. de Cris-
tot avait fait restaurer et embellir l'hôtel du doyenné.
M. de Biaudos, qui lui succéda en 1741, recon-
struisit la chapelle. Nous voyons encore aujourd'hui
son écusson au-dessus des cinq grilles qui ferment
le rond-point, dans le chœur de la Cathédrale, et
dont il fit présent au chapitre, en 1772 (1). L'abbé
Beziers , son contemporain , dit qu'il s'était attiré
l'estime universelle par sa charité envers les pauvres,
(1) Il portait écartelé, au i,r et ive, d'azur, au lion d'or; au
iic et m", d'argent, à trois merlettes de sable.
80 HISTOIRE DU DIOCÈSE
et son zèle pour la maison de Dieu. Il continua,
sous Mgr de Rochechouart, les fonctions de vicaire-
général, qu'il avait exercées sous Mgr de Luynes. Il
était abbé de La Noe, dans le diocèse d'Évreux, et
conserva son doyenné jusqu'en 1780, époque de sa
mort.
vicaires généraux Nous avons déjà rendu hommage à la vertu et aux
par^ôque. talents de l'abbé Hugon, en rappelant les utiles fonda-
tions auxquelles il attacha son nom, sous le règne de
Mgr de Luynes. Mgr de Rochechouart lui conserva
d'abord le titre de vicaire-général et la direction de
l'officialité ; mais il perdit bientôt toute espèce d'in-
fluence, quitta l'évêché, où il demeurait depuis vingt
ans, et mourut le 26 août 1759.
M. Suhard de Loucelles appartenait, comme l'abbé
Hugon, à l'administration précédente, et avait été,
comme lui, un des bienfaiteurs de la ville épiscopale.
Il conserva également ses pouvoirs, et il les exerçait
encore quand l'abbé Beziers rédigea ses manuscrits.
Les autres ecclésiastiques qui partagèrent la con-
fiance du prélat, et furent appelés par lui au gouver-
nement du diocèse, étaient presque tous des étran-
gers. Citons, entre autres, Jean Dumont, docteur
de Sorbonne, auparavant chanoine et archidiacre de
Neufbourg, dans la Cathédrale d'Évreux; — François-
Joseph de Gascq et Louis de Chamillard , docteurs
de Sorbonne; — Louis- Marie de Nicolaï , auquel
Monseigneur donna la chancellerie; — Louis-Emma-
nuel de Cugnac, chanoine de la Cathédrale de Paris
et abbé de Longues, en 1759.
Jean-Baptiste de Rochechouart, duc de Mortemarl,
i
DE BAYKUX. 81
pair de France, mourut à Bayeux, chez l'évoque, son inhumation
i . ~ • • ,-,„- /-v •, n« i do M. le duc
parent, le 16 janvier 1/57. On ouvrit; pour linhu- de Mortemart.
mer, le tombeau de Zanon de Castiglione, dans la
chapelle Notre-Dame. Le cercueil du prélat était en
pierre ; on y trouva ses ossements , une certaine
quantité de plantes aromatiques assez bien conser-
vées , et la boîte de plomb qui renfermait le cœur
de Pierre de Martigny (1). Cette tombe fut recouverte
d'une pierre de marbre , sur laquelle on lisait une
fastueuse inscription, attribuée à M. Le Beau, secré-
taire perpétuel de l'Académie des inscriptions et
belles -lettres. Hélas ! le prince a eu le même sort
que les deux prélats qui lui avaient accordé l'hospi-
talité de la tombe, et dont on lui avait sacrifié la
mémoire: son inscription a disparu comme la leur,
dont elle avait pris la place, et aujourd'hui on lit,
sur la pierre qui occupe le milieu de la chapelle, le
nom d'un obscur chanoine, Robert Fabri, inhumé
dans le transept du côté du nord. On ne saurait trop
déplorer de pareilles substitutions. Par reconnais-
sance pour les honneurs que le chapitre avait rendus
à l'illustre défunt, son fils, le duc de Mortemart, fit
présent à la Cathédrale d'un suspensoir d'argent du
poids de trente-deux marcs, pour y conserver l'Eu-
charistie. On voit encore, au-dessus du maître autel,
une boîte de métal, portée par un ange, dans la-
quelle on déposait autrefois les saintes espèces. Il y
a environ vingt-cinq ans que l'on a renoncé a cet
usage.
(1) Voir vol. précéd., Introd., p. lxxxxii.
Bénédiction
de l'abbé
de Barbery.
82 HISTOIRE DU DIOCÈSE
Le dimanche 9 avril 1758, après la haute messe,
Mgr de Rochedmuart, assisté des abbés de Mondaye
et de la Trappe, bénit, dans le chœur de la Cathé-
drale, D. Bernard de Cairon, dernier abbé de Bar-
bery. Il avait commencé par être mousquetaire ;
ensuite, une vocation sérieuse le conduisit a la Trap-
pe. Après une courte épreuve , la faiblesse de sa
santé le Fit entrer à Barbery, où la vie était devenue
un peu moins rigide. Il y fut, pendant sa glorieuse
carrière, le modèle de ses religieux, et, dans tout le
pays, l'objet de la, vénération commune. Il florissait
encore en 1790, et, après le bouleversement de nos
institutions sociales, il alla se réfugier à Maëstricht,
sur la terre de l'exil, où il mourut âgé de soixante-
douze ans , au moment où cette place était bom-
bardée par l'armée républicaine. — M. F. Vaultier,
auquel nous empruntons ces détails, le représente
comme « un homme unique dans son espèce, pour
le temps où il a vécu (1), » joignant toutes les qua-
lités de l'esprit et du bon ton aux vertus rigides de
l'anachorète, aussi remarquable par son zèle que par
sa justice et sa charité.
Détails Le revenu de l'abbaye de Barbery, évalué officiel-
sur'inrrion lement à treize mille livres, s'élevait, d'après M. Yaul-
iBonastère. tjer, de quarante-cinq à cinquante mille francs. Il y
avait connu habituellement de neuf à onze religieux,
dont quelques-uns joignaient une piété solide à une
forte instruction. Ils étaient agrégés de l'université
de Caen, et ont conservé jusqu'à la fin ce titre d'hon-
(1) Recherches historiques sur l'ancien pays de Cinglais.
DE BAYEUX. 83
neur. Leur monastère , construit avec une élégante
simplicité, a été démoli depuis 1791, et la charrue
a passé sur ses fondements. Les fêtes de Saint-Mar-
couf et de Saint-Ortaire y étaient célébrées tous les
ans, le premier et le troisième dimanche de mai. On
y disait des messes et des évangiles aux personnes
pieuses , et il y avait assemblée. Cette réunion se
tenait dans la grande cour du monastère, sous un
plant de pommiers en fleurs. Saint Marcouf et saint
Ortaire étaient invoqués, l'un, pour la guérison des
furoncles (clous), l'autre, pour celle des douleurs
(tortures). On trouve encore aujourd'hui, dans cer-
taines localités, saint Maclou (sic) et saint Tortaire
(sic) invoqués pour la même cause. Tout porte à
croire que ce sont les mêmes personnages, sous des
noms légèrement altérés. Cet exemple n'est pas le
seul par lequel on pourrait prouver que la foi naïve
des peuples , au moyen âge , faisait souvent dériver
la puissance attribuée aux bienheureux, dans la guéri-
son des infirmités humaines, du vocable sous lequel
ils étaient honorés.
Le recteur de l'université de Caen était considéré, inhumation
,.,,.. r , . du recteur
depuis 1 origine, comme un lonctionnaire du premier de r université,
ordre. Il portait un costume semblable à celui des
rois d'Angleterre (1), où resplendissaient la pourpre,
l'hermine mouchetée et la bourse de velours rouge
à glands d'or; ses funérailles, lorsqu'il mourait en
(1) « Le recteur, chef résident de l'université, porte encore,
en mémoire du premier fondateur, l'habit royal d'Angleterre,
ou plutôt la robe rouge d'un docteur des lois civiles. » (Antiq.
anglo-normandes de Dùcarkl.)
Si HISTOIRE DU DIOCÈSE
charge , devaient être semblables à celles des souve-
rains qui fondèrent notre université. Aussi, le titulaire
venait-il à tomber malade, le corps universitaire
s'empressait, dit-on, de lui choisir un successeur,
afin d'éviter les frais énormes qu'eût entraînés son
décès (1). H est vrai que cette précaution était quel-
quefois mise en défaut par un accident ou par les
lois de la nature : nous avons même entendu raconter,
dans notre enfance, qu'un recteur, étant à la chasse,
se donna la mort, afin d'être enterré « comme un
roi. »
Le personnage sur le compte duquel coururent
ces bruits populaires, se nommait Jacques-François
Boisne. Il était professeur de rhétorique au collège
du Bois, et recteur de l'université de Caen, en 1753.
Il chassait à Beuville , le mercredi 26 septembre ,
lorsque, voulant s'aider de son fusil pour traverser
un fossé rempli d'eau, le coup partit et l'étendit
mort. Après avoir été rapporté à Caen, le corps fut
embaumé et placé sous un dais de velours noir,
dans la chapelle du collège du Bois ; la cérémonie
funèbre n'eut lieu que le 5 octobre.
Sur ces entrefaites , parut un mandement publié
par l'abbé Philippe Vicaire , doyen perpétuel de la
faculté de théologie, et remplissant, en cas de mort
(1) Ducarel prétend que le recteur de l'université de Caen
n'était élu que pour six mois, et même pour un temps plus
court, quand il s'était déjà trouvé en danger de perdre la vie.
Nous lisons au contraire, dans un compte-rendu, rédigé, à
l'occasion des funérailles de M. Boisne, par M. Malouin, pro-
fesseur de langue grecque: « le temps et la durée du rectorat,
ne sont que de dix-huit mois. »
DE BAYEUX. 85
ou d'absence, les fonctions de « l'amplissime rec-
teur. » Il était adressé « à nos Révérendissimes Pères
en Jésus-Christ, M. l'évoque de Bayeux , chancelier
de l'université; MM. les évoques de Lisieux et de
Coutances, conservateurs des privilèges apostoliques;
M. le bailly de Caen , conservateur des privilèges
royaux de la même université. » C'est que, en effet,
ces trois évoques , à raison du titre universitaire
inhérent a leur dignité , étaient obligés d'assister à
la cérémonie. On n'avait pas oublié que, aux obsèques
de l'abbé ïurpin , mort en 1712, pendant le cours
de son rectorat, Mgr de Nesmond, retenu à Bayeux
par une maladie , avait envoyé à sa place l'abbé
Hue de Launey, son grand- vicaire. Mgr de Luynes
ne montra pas la même déférence , et cette omis-
sion fut mise sur le compte d'un oubli, dont on
chercha l'excuse dans sa promotion à l'archevêché
de Sens.
Pendant les huit jours qui s'écoulèrent entre la
mort et les funérailles, le corps du défunt avait été
gardé par les religieux mendiants, suivant la coutu-
me, et un grand nombre de docteurs et de curés
étaient venus célébrer en sa présence le saint sacri-
fice. Cependant une discussion s'éleva, dans le sein
de la docte compagnie, sur le lieu que l'on choisirait
pour la sépulture. Plusieurs membres pensèrent que
l'église des Cordeliers, qui était celle de l'université,
devait être le tombeau des recteurs, « comme Saint-
Denis était le tombeau des rois. » La majorité se
prononça pour le sanctuaire de l'église Saint-Sauveur.
Il paraît que la question avait déjà été soulevée aux
86 HISTOIRE DL DIOCÈSE
funérailles de l'abbé Turpin, et que, malgré le désir
exprimé par les Cordeliers, il fut inhumé dans le
sancta wnctorum de l'église Saint-Étienne.
Enfin, arriva le jour fixé pour la cérémonie. Après
l'appel , qui fut fait suivant l'usage , à l'église des
Cordeliers , le cortège se mit en marche dans un
ordre magnifique. Il était précédé d'une compagnie
de soldats , derrière lesquels étaient rangés vingt
pauvres, avec des torches de cire blanche aux armes
de l'université. Venaient ensuite les deux bannières
de Saint-Sauveur, un Cordelier en aube et en chape
noire, portant la croix ; deux novices en aubes et en
tuniques noires , portant chacun un cierge sur un
chandelier d'argent ; les messagers, papetiers, par-
cheminiers, écrivains, enlumineurs, relieurs et chi-
rurgiens de l'université; les ordres religieux qui lui
étaient unis par l'agrégation : d'abord , les quatre
ordres mendiants, Cordeliers, Carmes, Jacobins et
Croisiers ; les Oraloriens , les Jésuites et les cha-
noines de FHôtel-Dieu; les députés des abbayes et
des prieurés de Barbery, Troarn, Aunay, Fontenay,
Sainte- Barbe, le Plessis-Grimoult, le Val-Richer,
Royal-Pré (4), Belle-Étoile, Mondaye, Ardennes; le
clergé et les trésoriers de trois paroisses: Saint-Jean,
Saint-Pierre et Saint-Sauveur; les chanoines du Sépul-
cre; les religieux de Saint-Étienne, tous en chapes
noires , chantant l'office des morts , précédés de la
croix, du bénitier, des acolytes et des encensoirs.
(1) Le prieuré de Sainte-Barbe et celui de Royal-Pré étaient
situés dans le diocèse de Lisieux.
DE BAYEOX. 87
A l'extrémité des rangs , on remarquait, à droite, le
prieur de l'abbaye; à gauche, le curé de Saint-Sau-
veur, en chape et en étole. C'était ainsi que, dans
toutes les cérémonies religieuses faites au nom de
l'université, le prieur de Saint-Etienne remplissait
les fonctions d'officiant; aux termes de la fondation,
il avait pour diacre et pour sous -diacre le prieur
de Troarn et celui de Fontenay. A la suite du clergé,
marchaient les cinq facultés en costume d'appa-
rat : la faculté des arts et celle de médecine, la
faculté de droit civil et celle de droit canonique, la
faculté de théologie. La place d'honneur était occu-
pée par M. Vicaire ; autour de lui se trouvaient quel-
ques personnes de distinction, qui avaient pris rang
dans le cortège; on remarquait, entre autres, les deux
grands-vicaires des évoques de Lisieux et de Cou-
tances, MM. de Malherbe et de Bernières-Gavrus , le
bailli de Caen, le procureur et l'avocat du roi, le
personnel de la juridiction apostolique, et derrière
eux l'appariteur général de l'université ; des soldats
fermaient la marche. Maintenant, qu'on se repré-
sente, au milieu des facultés, les huit bedeaux de
la compagnie, avec leurs masses (I) entourées de
crêpe, le corps du recteur, revêtu de ses insignes,
porté sur les épaules, la face découverte, par quatre
bacheliers en théologie, que relevaient quatre maîtres
ès-arts, en robe et en chaperon; au-dessus du corps,
un dais de velours noir, soutenu par quatre autres
(1) Bâtons à tête, garnis d'argent, qu'on portait autrefois,
par honneur, devant certains dignitaires;
88 HISTOIRE DU DIOCÈSE
bacheliers , et l'on conviendra qu'un prince du sang
royal aurait pu envier de pareils honneurs (4).
Le dais sous lequel avait été placé le corps du dé-
funt, était un appareil d'une construction très-élevée,
orné de franges d'or, semé de larmes d'argent, et sur
les quatre faces duquel se détachaient les armes
de l'université. Aux qualre angles étaient suspendus
des crêpes funèbres, que portaient quatre anciens
recteurs. C'était une innovation: aux funérailles de
\ 71 2, quatre docteurs en théologie avaient rempli ces
fonctions, bien que le recteur ne fût pas membre de
cette faculté. Enfin, six ecclésiastiques en surplis
étaient rangés autour du dais, avec des flambeaux
allumés ; les quatre veillants précédaient le corps
un cierge à la main. Le frère et le neveu du défunt
venaient à la suite , conduits par deux docteurs en
théologie.
Quand la procession se mit en marche , toutes les
cloches de la ville donnèrent le signal du départ; elle
traversa la rue de la Juridiction (rue de Geôle), et se
rendit à Saint-Sauveur, en remontant la rue Saint-
Pierre. Partout l'affluence était considérable. Plusieurs
(1) Nous avons sous les yeux deux comptes-rendus de la cé-
rémonie , rédigés l'un et l'autre par des témoins oculaires , et
entre lesquels il se trouve néanmoins quelques variantes.
Ainsi, par exemple, l'un raconte que le défunt était porté par
huit prêtres en aubes ; l'autre par quatre bacheliers en théolo-
gie, que relevaient quatre maîtres ès-arts. Cette version est la
plus vraisemblable, et nous n'hésitons pas à la préférer. L'abbé
Turpin avait été porté par quatre religieux cordeliers. De plus,
comme il était revêtu de ses habits sacerdotaux , un bachelier
le précédait « portant en ses bras l'habit rectoral. » (Journal
d'un bourgeois de Caen.)
DE BAYEUX. 80
chanoines réguliers de la congrégation de France , en
rochet et en aumusse, étaient venus se joindre au
cortège. La noblesse de la province s'y trouvait en
grand nombre ; Rouen et Paris avaient envoyé une
foule de curieux. Un de nos chroniqueurs, cherchant
un point de comparaison dans les différentes époques
de Tannée qui attirent le plus d'étrangers à la ville,
n'hésite pas à déclarer qu'il y avait ce jour-là plus
de monde à Caen qu'il ne s'y en trouve « le premier
lundi de la foire. »
La société de Jésus, établie à Caen sous le règne Expulsion
de Henri IV, avait alors a combattre trois sortes
d'ennemis acharnés à sa destruction. D'abord, les
Jansénistes ne pouvaient oublier l'ardeur avec la-
quelle les Jésuites avaient défendu contre eux les
principes de la foi, et, sous l'apparence du rigorisme,
ils travaillaient hypocritement à décrier leur doctrine.
Les incrédules, qui avaient juré d'éteindre dans une
vaste conjuration l'autorité spirituelle, se sentaient
incapables de réussir, tant que les Jésuites seraient
là pour déjouer leurs complots. La destruction des
Jésuites était donc devenue le mot d'ordre de la phi-
losophie. D'Alembert disputait aux Jansénistes l'hon-
neur de les écraser; ailleurs, écrivant à Voltaire:
« Les parlements , lui dit-il , en croyant servir la
religion, servent la raison, sans s'en douter, et sont
les exécuteurs de la haute justice pour la philoso-
phie, dont ils prennent les ordres sans le savoir. »
Quant aux parlements, on a dit avec raison que, avant
d'instruire le procès, ils avaient déjà prononcé la
sentence. Celui de Normandie, au témoignage de
90 HISTOIRE DU DIOCÈSE
M. Floquet, ne fut pas des derniers a sonner l'alarme ;
dès novembre 1761, il se fit apporter, outre les
constitutions de la Société, un grand nombre d'ou-
vrages avoués par elle, et les soumit à l'examen des
gens du roi. La lecture du rapport dura huit jours;
trois semaines furent employées à l'examiner. « Après
quoi est rendu un arrêt où respirent — disons-le —
une chaleur et une indignation qui peut-être ne de-
vaient pas tant paraître dans une décision judiciaire;
— les présomptions n'en étaient pas moins rigou-
reuses que les termes énergiques, violents et durs;
cette décision semble une diatribe plutôt qu'un
arrêt. »
Avant d'aller plus loin , nous avons cru devoir
rapporter textuellement ces paroles de l'honorable
écrivain, et nous citons comme lui au tribunal de la
postérité la décision de la cour souveraine. Maintenant,
qu'il nous soit permis de reprendre en détail les
incidents du procès: nous ne dissimulerons pas les
torts des accusés; mais nous demandons qu'on les
écoute, et qu'on écarte un moment la prévention qui
les condamne.
Dans ses remontrances du 6 août 1757, le parle-
ment de Normandie avait dénoncé les Jésuites au
pouvoir royal comme des ennemis acharnés de la
magistrature. Quatre ans plus tard, celui de Paris ,
devant lequel fut portée l'affaire du P. Lavalette, au
lieu de se renfermer dans la question qui lui était
soumise, prétendit juger l'institut en examinant les
constitutions. Trois commissaires furent chargés de
ce travail. Alors le roi, pour ne pas rester en arrière,
DE BAVEUX. 01
nomma de son coté une commission du conseil ,
avec ordre de lui faire un rapport. Cette commission
crut devoir se récuser. Sur sa demande, une réunion
du clergé fut convoquée; douze membres, choisis
dans son sein, et présidés par le cardinal de Luynes,
archevêque de Sens , exprimèrent leur avis, le 30
décembre 1761, en assemblée générale. L'avis des
commissaires , entièrement favorable à la Société ,
fut adopté par quarante -cinq prélats ; cinq autres
proposèrent quelques changements dans les consti-
tutions. Seul, Mgr de Fitz-James, évêque de Soissons,
répondit qu'il croyait les Jésuites inutiles et dange-
reux ; mais il reconnut que leurs mœurs étaient
pures, et ajouta qu'il n'y avait peut-être pas d'ordre
dans l'Église dont les membres fussent plus régu-
liers. Ce témoignage , émané d'un prélat que
l'emportement de ses opinions théologiques, sur les
matières controversées depuis un siècle , rendait
systématiquement hostile à la Société, mérite d'être
recueilli par l'histoire. L'année suivante, l'assemblée
générale du clergé ne craignit pas de déclarer au roi
que la conservation de l'institut était demandée par
toutes les provinces ecclésiastiques du royaume.
Sur ces entrefaites, parut une brochure adressée
à Mgr de Rochechouart, au sujet de la doctrine émise
par les Jésuites de Caen, dans leurs thèses , cahiers
et prédications (1). On y reprochait à l'évoque de
s'être « lâchement compromis , » en attestant au roi
(1) La brochure parut sans nom d'imprimeur ; elle porte le
millésime de 1762.
92 HISTOIRE DU DIOCÈSE
la pureté de leurs principes et les services qu'ils
rendaient au clergé, dans l'exercice du ministère (1).
On attaquait leur métaphysique comme fausse et
dangereuse, leur enseignement sur la religion chré-
tienne , sur la nécessité de la révélation , comme
subversif de la foi ; on critiquait l'exactitude de leur
morale; on les accusait de porter atteinte aux droits
du souverain et aux libertés de l'Église gallicane.
Pour apprécier avec justice ces différents points,
il faudrait avoir sous les yeux le texte même des
objections qui sont extraites, en très-grand nombre,
des cahiers dictés par les professeurs. Il est
incontestable que , dégagées de toute explication ,
plusieurs de ces opinions sont au moins répréhen-
sibles. La même remarque est applicable aux thèses
dont les nombreux extraits sillonnent les pages de
la brochure. C'était sans doute au sujet d'une de
ces compositions que l'évêque d'Avranches, ce fidèle
ami des Jésuites , dans la maison desquels il
vivait à Paris, écrivait en 1714: « Le P. recteur de
Caen a fait très -sagement d'avoir empesché que la
thèse dont vous m'avez envoyé l'extrait, n'ait esté
soustenue. La seule thèse imprimée, et envoyée
à Paris, pourra bien leur faire des affaires. La plus-
part des affaires qui arrivent aux Jésuites , leur
viennent par des jeunes gens d'entre eux, pleins
(1) « Beaucoup d'écrits circulèrent dans la province ; un
entre autres, très-vif, apologétique des Jésuites, et amer pour
le parlement de Rouen, intitulé : Lettre de l'évêque de B.
au roi sur l'affaire des Jésuites. » ( Histoire du parlement, 5
juillet 1762.)
DE BAYEUX. 93
de feu et d'esprit , mais ne connaissant point le
monde , et ne voyant point les conséquences des
choses. » Certaines parties de l'ouvrage que nous
avons présentement sous les yeux, nous ont rappelé
ce jugement sévère de notre illustre compatriote ;
mais il en est d'autres qui semblent irréprochables,
et sont plus ou moins conformes à l'enseignement
commun. Ce n'est pas nous, par exemple, qui ferons
un crime au P. Le Roux d'avoir dicté à ses élèves
que le droit de convoquer les conciles a toujours
été regardé par les Catholiques comme un droit
essentiel du chef de l'Église, et qu'il n'appartient pas
seulement aux princes séculiers. Pour tout dire
en un mot, cette brochure, qui produisit alors une
vive impression, était l'œuvre du parti janséniste; le
mépris avec lequel on y parle de Mgr de Nesmond,
les éloges que l'on y prodigue à Mgr de Lorraine et à
M. Buffard, en fournissent une preuve éclatante. Du
reste , on le comprendra sans peine, c'était une
injustice que de rendre la compagnie tout entière
responsable des erreurs que l'on a reprochées à
plusieurs de ses membres. Quelques précautions
qu'elle emploie pour combattre, dans son sein, la
diversité d'enseignement, elle ne peut consentir à
ce que les opinions de ses écrivains soient mises au
compte de l'ordre tout entier ; et elle n'a jamais préten-
du que l'approbation obtenue de deux ou trois exami-
nateurs imprimât à un livre de théologie un caractère
de vérité irréfragable. « Il est simple d'avouer que
des auteurs jésuites, leurs examinateurs et leurs su-
périeurs, ont pu se tromper et se sont trompés. » Je
<H HISTOIRE DU DIOCÈSE
ne sais si cet aveu suffira pour désarmer la critique ;
mais je dois dire qu'il est sorti de la plume du R. P.
de Ravignan (1). Ce que Ton ne saurait trop répéter,
c'est que , en province comme à Paris, ce fut l'esprit
de parti qui dicta la condamnation de la Société, et l'on
sait de quels excès cet esprit est capable, pour arri-
ver aux fins qu'il veut obtenir. Qu'il nous soit permis
d'en citer deux exemples.
Lorsque parut le livre de Mariana sur le tyranni-
cide, il fut blâmé à Rome par le général, et l'édition
fut supprimée. Le P. Aquaviva défendit même, sous
peine d'excommunication, à tous les membres de la
compagnie d'en soutenir les principes. Depuis 1614,
aucun de ses théologiens n'avait donc pu traiter la
question; ceci n'empêcha pas que, en 1762, tous les
Jésuites ne fussent condamnés comme enseignant
cette abominable doctrine (2). Non-seulement on con-
fondait les époques, mais on prêta gratuitement aux
membres de la Société des opinions qu'ils n'avaient
jamais enseignées. Il est maintenant démontré que,
dans les Extraits des Assertions présentés au roi
par le parlement, sept cent cinquante-huit proposi-
tions étaient falsifiées. Le conseiller Roussel de la
Tour, Minard et l'abbé Gouget furent les principaux
rédacteurs de ces impostures. « Paix à leurs cen-
(1) De V existence et de l'institut des Jésuites, par le R. P.
de Ravignan, de la compagnie de Jésus.
(2) Mariana, dit le P. de Ravignan, était un homme d'une
intelligence supérieure, mais d'un caractère ardent et indocile.
Un exemplaire de son livre tomba entre les mains des Protes-
tants, qui le réimprimèrent et le répandirent, afin de pouvoir
l'opposer éternellement aux Jésuites.
DE BÀYEUX. 95
dres! dirons-nous ici avec le P. de Ravignan. Serait-
ce pourtant trop demander que du moins elles ne
mentent plus dans la mort 1 »
Avant l'époque dont nous parlons, le vœu avait
toujours été regardé par les Chrétiens comme une
promesse religieuse, sur la validité de laquelle l'Église
seule avait le droit de prononcer. Le parlement mé-
connut ces principes : il prétendit annuler les vœux.
Celui de Rouen, surpassant tous les autres, osa flétrir
le vœu des Jésuites, « comme le serment impie d'une
règle impie (1). » Taxer d'impiété des constitutions
autorisées dans l'Église depuis deux siècles, n'était-
ce pas le comble de l'aveuglement, de la part des tri-
bunaux séculiers? Ne pouvant disputer au parlement
de Paris la gloire d'avoir porté les premiers coups,
celui de Normandie semblait vouloir le surpasser en
rigueurs.
Il s'en fallait beaucoup que tout le monde en
France applaudît à ces mesures. « Des personnes
pieuses, dit encore M. Floquet, étrangères à toute
secte, gémissaient de voir humilier l'Église, dans ces
religieux qui avaient beaucoup fait pour elle ; des
Chrétiens, clans tous ces manifestes contre une so-
ciété particulière , voyaient bien des choses dont
l'impiété pourrait se servir un jour contre la société
catholique tout entière. » Telle était aussi l'opinion
d'un échevin de Caen , contemporain de la cata-
strophe, et qui, en nous racontant ses impressions
(1) Le concile de Trente appelle la compagnie de Jésus un
pieux institut, pium institutum.
90 HISTOIRE DC DIOCÈSE
dans des notes manuscrites, déplore « la dureté du
parlement de Normandie. » Ce fut lui, nous dit-il,
qui commença l'exécution , avant même qu'aucun
autre eût ordonné la saisie du temporel.
En effet, on vendit à l'encan, dès le 25 juin 1762,
le bois que les Jésuites avaient amassé pour une
nouvelle construction , le vin qu'ils avaient à leur
maison de Lébisey, et six cents boisseaux de froment
destinés à la nourriture de leurs élèves. Le 28 juin,
on afficha l'arrêt du parlement en date du 21 , or-
donnant que l'on vendît de la même manière le
mobilier de la compagnie. Sur le produit, une som-
me de deux cents livres devait être remise à chacun
de ses membres , « à compte de leur pension ; »
mais ceux-là seulement pouvaient prétendre à cette
faveur, qui prêteraient serment d'être fidèles au roi,
de détester les maximes attentatoires à l'autorité
royale, d'admettre la déclaration de 1682. Ils de-
vaient en outre abandonner les maisons de la Socié-
té, et ne plus entretenir de relations avec le supérieur-
général. Enfin , ils étaient déclarés incapables de
posséder aucun bénéfice à charge d'âmes , ou de
remplir aucune fonction civile , avant d'avoir prêté
le serment prescrit par un autre arrêt rendu le 12
février de la même année. Ce serment, par lequel on
abjurait le régime de la Société et l'on condamnait
sa morale, était tellement odieux que le roi défen-
dit de passer outre. Le parlement n'insista pas; mais
il revint à la charge en 1764, et interdit alors a ceux
qui ne l'avaient pas prêté, tous bénéfices, charges,
emplois, fonctions publiques, ecclésiastiques, même
DE BAVEUX. 1)7
particulières, tenant à l'enseignement de la jeunesse,
à l'instruction religieuse ou à la direction des âmes.
« Cet arrêt du parlement, dit en propres termes un
écrivain protestant (1), porte trop visiblement le
caractère de la passion et de l'injustice pour ne pas
être désapprouvé par tous les hommes de bien non
prévenus/ — Dans les maladies de l'esprit humain,
comme celle qui affectait la génération d'alors , la
raison se tait; le jugement est obscurci par les pré-
ventions. — Les Jésuites opposèrent la résignation
aux persécutions dirigées contre eux. Ces hommes,
qu'on disait si disposés à se jouer de la religion,
refusèrent de prêter le serment qu'on exigeait d'eux.
De quatre mille Pères qu'ils étaient en France, à
peine cinq s'y soumirent. »
Ce fut le 1er juillet «1762 que les Jésuites sortirent
de leur collège. On y comptait alors vingt Pères et
quatre Frères, savoir: le recteur, le ministre chargé
de suppléer le recteur, le père spirituel , le procu-
reur, le préfet des études, le prédicateur, le théo-
logien, les professeurs de mathématiques, de logique,
de physique , de rhétorique et des quatre classes
suivantes, le prédicateur des retraites, un confesseur
et deux missionnaires, le cuisinier, le provisionnaire,
le sacristain et l'infirmier.
Parmi les régents qui occupaient alors le collège
du Mont, nous trouvons désigné, comme surnu-
méraire, le P. Yves-Marie André, ex-professeur de
malhématiques, qui avait rempli ces fonctions avec
Schœll, Cours d'histoire des Etals européens.
98 HISTOIRE DU DIOCÈSE
un grand succès, depuis 1726 jusqu'en 1759. Dans
sa jeunesse , ses rapports avec Mallebranche et la
vivacité de ses opinions cartésiennes avaient appelé
sur lui les rigueurs de sa compagnie, qui ne goûtait
point alors la forme de cet enseignement. Nous
n'avons point à nous occuper de ces tristes débats ;
il nous suffit de savoir que le P. André , philo-
sophe judicieux dans son Traité sur l'homme, a
conquis, par son Essai sur le beau, un rang distin-
gué parmi les littérateurs. Il était âgé de quatre-
vingt-quatre ans, lorsqu'il consentit à prendre le
repos que réclamait son grand âge. Après la disso-
lution de la compagnie, le P. André se retira chez
les chanoines de l'Hôtel-Dieu, qui l'accueillirent avec
respect. Le parlement de Normandie manda au
lieutenant-général de Caen de lui accorder abso-
lument et sans condition ce qu'il réclamerait pour
ses besoins. Il mourut à Caen, en 1764, dans sa
quatre-vingt-neuvième année, quelques mois avant
les dernières rigueurs qui dispersèrent la Société.
S'il faut en croire M. Floquet, les Jésuites de Caen
ne se soumirent pas immédiatement à l'arrêt lancé
contre eux. « Ils se donnèrent plus de mouvement
qu'ailleurs, enseignant, confessant, ameutant (1) la
faculté de théologie, tenant des conciliabules, faisant
publiquement des neuvaines pour le rétablissement
de la Société. » Ce que nous pouvons dire , c'est
que, trois jours avant leur départ, le P. Sarroux,
(1) La valeur de cette expression ne dépasse-t-elle point la
pensée de l'auteur?
DE BAYEUX. 99
professeur de logique, prêcha, dans la chapelle du
collège, devant un auditoire si nombreux qu'on fut
obligé d'envoyer chercher des chaises à l'église pa-
roissiale de Saint- Etienne. L'échevin auquel nous
empruntons ces détails, ajoute qu'ils parurent tous
« recevoir avec constance le coup fatal de leur de-
struction, au grand regret de la plus nombreuse partie
des citoyens. » A Caen et dans les 'environs , des
familles honorables leur donnèrent d'abord l'hospi-
talité. Le P. Langegu, qui portait au collège le titre
de confesseur, se retira chez Mme d'Anisy, sœur de
M. de Vacognes, curé de Saint-Jean; M. de la Piga-
cière offrit un asile au P. des Costeaux, qui s'était
distingué dans les retraites par ses prédications ; le
P. Plesse, supérieur de l'établissement, fut recueilli
par Mgr l'évêque de Lisieux.
Malgré l'arrêt du 12 février, qui leur enjoignait de
prendre le même costume que les prêtres séculiers,
ils sortirent du collège avec l'habit de leur ordre (1).
Le Père procureur avait écrit à la cour pour se faire
autoriser à l'achat des étoffes nécessaires; mais sa
lettre resta sans réponse. Il ne quitta la maison
qu'après avoir présidé à la vente du mobilier ; on
(1) Daprès Y Histoire des ordres monastiques , religieux et
militaires [1718], la différence entre les Jésuites et les prêtres
séculiers consistait, sous le rapport du vêtement, en ce que
les disciples de saint Ignace portaient le collet droit, ouvert
par devant , sans rabat, la soutane attachée avec un cordon
autour des reins, et pour coiffure, la toque comme nous la
portons aujourd'hui. Quand ils sortaient, ils mettaient un
chapeau bas de forme, à larges bords, et un manteau sur les
épaules,
100 HISTOIRE DU DIOCÈSE
remarqua F ameublement du cabinet de physique ,
qui était rempli de bons instruments. Les choses
restèrent en cet état jusqu'à Fédit de 1764, qui pro-
nonça l'entière abolition des Jésuites en France. Alors
le parlement ne permit le séjour de Caen et de
Bayeux qu'à ceux qui en étaient originaires. Tous
devaient se présenter deux fois chaque année devant
le procureur du roi de leur domicile, tenu d'en justi-
fier au procureur-général, qui lui-même en informait
la cour.
Le 26 juin 1762, le parlement supprima provisoi-
rement le collège du Mont, et ordonna aux officiers
du bailliage de nommer un économe séquestre, pour
administrer les revenus de l'établissement ; l'année
suivante, il réunit le collège à l'université. Vingt ans
plus tard, après de longs débats entre cette corpo-
ration et l'autorité municipale, le roi confirma la
réunion ; le collège du Mont fut maintenu comme
établissement de plein exercice, et la nomination du
principal attribuée au maire et aux échevins. Ils
étaient tenus d'élire un des trois candidats que propo-
sait l'université, et qui étaient choisis par elle dans
la faculté des arts. Le môme édit confirmait la chaire
de mathématiques du dit collège, y créait une chaire
d'Écriture sainte, à laquelle fut réunie celle de théo-
logie, fondée en 1664, par Fabbé de Saint-Marlin (1);
la doctrine des quatre articles de 1682 devait y être
(1) A son retour de Rome, en 1650, l'abbé de Saint-Martin
s'était fait agréger à la faculté de théologie de l'université
do Caen ; il avait fait réparer et lambrisser à ses frais l'école
de théologie, et y avait fondé une chaire que devait occuper
DE BA YEUX. 101
enseignée, sous peine de désobéissance et d'inter-
diction. Enfin, la faculté de droit canonique et celle
de droit civil étaient réunies en une seule faculté.
un membre de la congrégation de l'Oratoire. Plus tard, ce
traité fut dissous du consentement des parties, et l'abbé de
Saint-Martin en fit un autre avec les Jésuites, le 12 mars 1664.
402 HISTOIRE DU DIOCÈSE
<nryTTrTTyTTTrTTTTrirYTr"ir"a"Tr"8""a'ï'Tj""S"Tr"B'"5'TrirTr"!y o*
CHAPITRE YIII.
M8' de Rochechouart adhère au mandement de l'archevêque
de Paris. — Son discours à l'assemblée provinciale. — Affaire
de l'abbaye de Troarn et du Saint-Sépulcre. — Fondation de
l'hôpital de Troarn. — Démolition de l'abbaye.
Mg» de Roche- Dénoncé au roi par le parlement, pour avoir ap-
chouart adhère ' . • a, i i> i •/»•
au mandement prouve trois prêtres de son diocèse qui refusaient
de l'archevêque aux jansénistes les secours religieux, Mgr de Beau-
dc Pans. s 7
mont, archevêque de Paris, avait été exilé à Conflans.
Il y publia, le 19 septembre 1756, une instruction
pastorale, dans laquelle il exposait la doctrine de
l'Église sur l'administration des sacrements. Il y réfu-
tait cette incroyable distinction , imaginée par les
tribunaux séculiers, entre l'administration intérieure
et l'administration extérieure , comme si un signe
DEBAYEUX. 403
sensible pouvait être appliqué, dans aucun cas, sans
être administré extérieurement. Le Châtelet fit brûler,
par la main du bourreau, le mandement de l'arche-
vêque; plusieurs évêques y adhérèrent, les uns, par
une lettre commune, qui ne fut point rendue publi-
que ; les autres, par des mandements, qu'ils firent
publier. Au nombre de ces derniers, nous trouvons
M*r de Rochechouart. Le 8 novembre 4756, après
avoir ordonné à tous ses prêtres de se conformer
dans la pratique aux principes et aux règles tracées
par M°r de Beaumont, il défendit aux fidèles de son
diocèse la lecture des ouvrages qui avaient encouru
sa censure. De plus, afin de pourvoir à la liberté du
saint ministère, et d'empêcher, autant que possible, la
profanation des sacrements , il défendit sous peine
d'excommunication, encourue par le seul fait, « 1°
à tous fidèles de se pourvoir par devant les juge's
séculiers, pour se faire administrer les sacrements,
et à tous ceux qui approchent des malades, de leur
conseiller cette manière profane de les obtenir, ou
de leur donner, en quelque façon que ce soit, aide
et secours , pour y réussir par ce moyen ; — 2° à
tous magistrats séculiers de rendre aucun jugement
ou sentence qui , soit expressément , soit équiva-
lemment, porte injonction aux ministres de l'Église
d'administrer les sacrements, et à tous officiers d'un
tribunal laïc de faire ou de signer aucun acte qui
tende à les y contraindre. » Il défendit en outre, sous
la même peine, à tous curés, vicaires, prêtres séculiers
ou réguliers, exempts ou non exempts, dans toulc
l'étendue du diocèse, d'administrer les sacrements en
404 HISTOIRE DU DI0CÈSE
vertu d'aucune signification, sommation, sentence,
arrêt ou jugement, émané d'un tribunal séculier.
Ce dispositif, qui trace d'une main ferme la limite
des deux puissances, était emprunté à l'archevêque
de Paris, et nous lisons, dans l'histoire générale,
que des lettres de cachet envoyèrent en exil tous
les prélats qui osèrent le reproduire. Cependant ,
aucun des biographes que nous avons consultés, ne
nous autorise à penser que l'évêque de Bayeux ait
été compris dans cette mesure.
son discours Indépendamment de leurs attributions économi-
provbdaie.0 ques , les assemblées générales du clergé de France
avaient toujours été en possession de statuer sur les
matières religieuses. Les grandes assemblées se com-
posaient de quatre députés de chaque province ecclé-
siastique, deux du premier ordre, c'est-à-dire, arche-
vêques ou évêqnes; deux du second ordre, c'est-à-
dire, abbés, prieurs ou autres bénéficiers de la pro-
vince qui les envoyait. Les petites assemblées ne
comptaient que deux députés, pris dans chaque
province, l'un, du premier, et l'autre, du second
ordre. Ces assemblées, grandes ou petites, se te-
naient alternativement tous les cinq ans. Celle de 1 765
fut une grande assemblée. Quelques mois avant sa
convocation, le clergé de notre province se réunit à
Rouen pour choisir ses députés. MgrdeRochechouart
y prit la parole. La pureté de sa foi et la vivacité de
son caractère éclatent dans ce discours, où il dénonce
à ses collègues les entreprises du parlement et la con-
duite de plusieurs prélats.
« Il est inutile de retracer à vos yeux, dit-il en
DE BAYEUX. 105
commençant, les maux de l'Église et les dangers où
la foi est exposée dans ce royaume. Il n'est aucun
de nous qui n'en soit parfaitement instruit. La persé-
cution qui règne depuis plus de quinze ans, et contre
nos confrères et contre nos plus fidèles coopérateurs,
les entreprises multipliées dés tribunaux séculiers, la
licence des mauvais livres contre les mœurs et la
religion, les progrès de l'erreur, la protection accor-
dée à nos plus cruels ennemis, et la gêne où nous
sommes pour instruire nos peuples des vérités de la
religion , nous ont plus d'une fois pénétré de dou-
leur, et nous ont fait gémir devant Dieu, en implo-
rant son secours dans le triste état où nous nous
trouvons. — Qu'il serait fâcheux, Messeigneurs, que
cette assemblée, qui fait les espérances des vrais
catholiques , et presque la seule ressource qui nous
reste, se passât comme les précédentes, sans donner
des marques éclatantes de son amour pour la saine
doctrine , de son éloignement pour l'erreur, de son
courage pour défendre les droits sacrés du saint
ministère! Il est donc important que nos députés
portent à cette espèce de concile national les vœux
de notre province. »
Ces vœux , tels qu'il les exprime , sont de plu-
sieurs espèces. D'abord il appelle l'attention de ses
collègues sur les entreprises de M. de Monlazet ,
archevêque de Lyon, contre l'archevêque de Paris.
Il insiste pour que l'assemblée soit saisie de cette
affaire, et mise à même d'exiger une réparation.
Ensuite, il dénonce les instructions pastorales des
évèques d'Angers et d'Alais , contraires aux senti-
106 HISTOIRE DU DIOCÈSE
ments de presque tous les évoques de France, et
qui avaient déjà mérité le blâme du souverain pon-
tife. « Vous savez, dit-il, Messeigneurs et Messieurs,
que ces instructions ne tendent à rien moins qu'à
renouveler une doctrine condamnée par plusieurs
papes et par le clergé de France; qu'à attribuer à la
société des Jésuites une doctrine qu'elle n'a cessé de
combattre, ce recueil affreux d' Assertions que leurs
ennemis et ceux de l'Église ont accumulé et composé
à loisir pour les perdre; qu'à mettre au rang des
assertions criminelles des sentiments autorisés par
l'Église et soutenus, dans toutes les écoles, et enfin,
qu'à louer et approuver les arrêts injustes des parle-
ments, qui ont osé regarder comme impie un institut
formé par un saint, loué par un concile général, con-
firmé par près de vingt papes, protégé par tous les
souverains, canonisé par le témoignage de tous les
évoques. » Mgr de Rochechouart termine son exposé
en signalant les remèdes que la situation commande.
Le premier est de demander au roi la convocation
d'un concile national ; le second , de donner aux
fidèles un corps de doctrine propre à les éclairer sur
tous les points qui continuaient de diviser les esprits.
De plus , le souverain pontife ayant manifesté ses
sentiments par différents brefs adressés à plusieurs
évêques français, il propose à l'assemblée de lui en
témoigner sa reconnaissance.
On assure que l'archevêque de Rouen refusa d'ouvrir
la voie dans laquelle l'évêque de Bayeux voulait en-
traîner ses collègues. Tout en rendant justice à ses
bonnes .intentions et à la sagesse de ses vues , il
DE BAVEUX. 407
n'approuvait pas le ton irritant qui anime son dis-
cours, et regardait comme inopportunes plusieurs des
questions qu'il soulève.
Les inquiétudes qui tourmentaient les évêques de
notre province , retentirent bientôt à Paris , dans
l'assemblée du clergé. Ses actes, que nous regret-
tons de ne pouvoir rappeler en détail, sont un des
plus précieux monuments de notre Église (1). Non
content de les supprimer, le parlement de Paris
condamna, comme un libelle séditieux, la circulaire
par laquelle ils furent communiqués à toutl'épiscopat.
Bientôt des témoignages d'adhésion arrivèrent de
toute part. Quatre-vingt-six évêques déclarèrent
qu'ils adoptaient la doctrine de leurs collègues ;
quatre seulement crurent devoir protester. M. de
Montazet, celui-là même dont Mgr de Rochechouart
avait dénoncé « la témérité scandaleuse , » donna
le signal de la résistance. Cependant les actes du
22 août, souscrits par un grand nombre de prélats,
par plusieurs facultés de théologie , par une foule
de curés et d'ecclésiastiques du second ordre , furent
acceptés dans toute la France. Les parlements de
province les condamnèrent à leur tour. Celui de
(1) L'écrit qu'elle publia le 22 août, est divisé en trois parties :
dans la première, l'assemblée condamnait les principaux ou-
vrages de l'école philosophique; tels que Y Encyclopédie ,
YEmile, le Contrat social, la Philosophie de l'histoire, etc.
Dans la deuxième, on établissait les droits de la puissance
spirituelle contre ceux qui auraient voulu la réduire au silence.
Dans la troisième, l'assemblée, après avoir reconnu la bulle
Unigenitus et adopté l'encyclique de Benoit XIV, déclarait avec
ce pape les réfractaires indignes des sacrements.
108 HISTOIRE DU DIOCÈSE
Normandie osa même les déclarer nuls , et intimer
à notre faculté de théologie la défense de s'y confor-
mer; mais, cette fois, la faculté de Caen se montra
ferme sur la doctrine. De plus , Mgr de Roche-
chouart ayant écrit à tous les curés de son diocèse
pour leur signifier les actes de l'assemblée, le par-
lement fit brûler sa lettre par la main du bourreau.
D'Alembert avait raison : les parlements exécutaient
sans le savoir les ordres de la philosophie.
Affaire Autant Mgr de Rochechouart avait mis de fermeté
e TroaT le à défendre , contre l'esprit philosophique , l'ordre de
saint-sé^uicre. samt ïgnace » autant il mit d'insistance à négocier
auprès du roi la suppression de l'abbaye de Troarn.
Les exemptions des chapitres et des abbayes, leurs
officialités, leur droit de patronage étaient, à cette
époque, clans le monde religieux, ce que les fiefs et
les justices féodales avaient été au moyen-âge dans
la sphère politique. Le moyen-âge avait disséminé les
éléments du pouvoir; la société moderne, au con-
traire, tendait à l'unité, et les évoques obéissaient à
la tendance générale. Les luttes qu'ils engagèrent au
xviie et au xvine siècle contre les anciens monas-
tères, ne furent point toujours inspirées, comme on
l'a souvent répété, par des sentiments d'aigreur ou de
jalousie , entre un homme et une corporation ; elles
avaient habituellement pour principe la nécessité ou le
désir d'étendre le pouvoir central, ou du moins de le
fortifier. Sur six cent cinquante-neuf cures que possé-
dait le diocèse de Bayeux, il n'y en avait que dix-huit
dont l'évêque fût patron collateur. Les autres étaient
à la nomination du roi, du chapitre, des abbayes ou
DE BAVEUX. 109
lies seigneurs (1). Au xne et au xmc siècle, les évèques
ne paraissaient pas s'inquiéter de celte situation ,
conforme à celle de l'ordre social; mais, quand ils
virent le pouvoir monarchique renverser les derniers
débris du pouvoir féodal, et concentrer en lui seul
toutes les forces de la nation, ils songèrent aussi à
faire prévaloir leur autorité dans les lieux où elle
était contestée. Alors on examina scrupuleusement
l'origine des exemptions canoniales et abbatiales ,
souvent fort obscure, et l'exercice en fut restreint.
L'évêque soumit à la visite de son archidiacre les
églises dont les abbés commendataires négligeaient
l'entretien. Le clergé régulier, celui des paroisses
qui relevaient d'un prieuré ou d'une abbaye , les
officiers de la Cathédrale, les hauts dignitaires du
chapitre, tous indistinctement, furent justiciables de
l'officialité diocésaine. Enfin, la mauvaise admini-
stration de certains prieurés détermina les évèques à
les supprimer, ou à leur donner une destination plus
utile [2). C'était précisément ce que l'on se proposait
alors, à l'égard de l'abbaye de Troarn. Une conipli-
(1) Il est loin de notre pensée de blâmer en principe les
patronages laïcs qui, en France comme ailleurs, avaient eu leur
raison d'être ; mais il n'en faut pas moins convenir qu'ils res-
treignaient singulièrement le pouvoir épiscopal, et nous ne
sommes pas surpris d'entendre Msr de Rochechouart se plain-
dre, dans sa correspondance , d'un état de choses qui lui lais-
sait à peine «. une nomination en trois ans. » Nous nous pla-
çons à son point de vue en développant ces réflexions.
(.2) On peut voir, dans le concile de Trente, les sages pré-
cautions que l'Église impose aux évèques et aux monastères,
pour prévenir les abus que l'on avait alors à déplorer.
110 HISTOIRE DU DIOCÈSE
cation d'obstacles , dont le secret n'est pas bien
connu, fit échouer ces résolutions.
L'abbaye de Saint-Martin de Troarn (ordre de saint
Benoît, ancienne observance) avait, au xvme siècle,
quatorze places monacales, dont neuf offices claus-
traux, savoir: l'office de sous-prieur, de sacristain,
de chambrier (1), d'aumônier, d'infirmier, de bailli,
de chantre, de sous-chantre et de salinier. Son pa-
tronage s'étendait sur cinquante-cinq bénéfices , et
la mense abbatiale, portée à trente-huit mille livres
dans la France ecclésiastique , s'élevait , d'après
M. Delamare , à plus de cent mille livres. L'abbaye
possédait plusieurs salines à Yaraville et à Sallenel-
les. Dès le xie siècle, il y avait sur ses terres une
maladrerie de Saint-Léonard , fondée par le comte de
Belême, et desservie par les religieux, auxquels le
fondateur en avait fait don. L'abbé rédigea les statuts
par lesquels elle était régie ; on y admettait les lé-
preux des paroisses dépendantes du monastère.
L'abbé Delarue semble avoir ignoré la tentative
faite auprès des religieux, en 1767, pour les réunir
a la collégiale du Saint-Sépulcre. Il se contente de
dire que, dans le dernier siècle, le haut clergé leur
suscita mille tracasseries; qu'on essaya de les suppri-
mer, parce qu'ils refusaient de vivre en commun.
Suivant son exposé , les religieux demandèrent long-
temps, et toujours en vain , la restauration des lieux
claustraux, que les abbés laissaient tomber en ruines;
(1) Officier claustral qui avait soin des revenus de la maison,
tant pour la bouche que pour le vestiaire.
DE BAÏEUX. 114
alors, pour étouffer les réclamations, on en vint à dé-
fendre l'admission de nouveaux sujets. Il est à croire
que , si l'abbé Delarue avait eu sous les yeux les
pièces que nous allons analyser, il eût modifié ses
appréciations et son langage. Certes , il n'entre pas
dans notre pensée d'excuser les fautes commises par
le haut clergé, pendant les années qui précédèrent
la fin du dernier siècle. On ne déplorera jamais assez
l'influence qu'exerça dans la commission des religieux
un jeune prélat qui partageait, dit-on, les sentiments
des philosophes les plus impies, ou du moins entre-
tenait avec eux d'intimes relations ; mais , quel-
que jugement que l'on porte sur Mgr de Loménie de
Brienne (1), il faut reconnaître, en étudiant sa
correspondance avec Mgr de Rochechouart, que ses
projets, relativement à l'abbaye de Troarn, avaient
un côté spécieux, et qu'il manquait autre chose à cet
antique monastère , pour pratiquer la discipline ,
que des bâtiments où l'on pût rétablir la conven-
tualité (2).
Le 23 mai 1766, le roi, après s'être fait rendre
(1) Etienne-Charles de Loménie de Brienne, successivement
archevêque de Toulouse et de Sens, prêta le serment exigé des
ecclésiastiques, en 1791, renvoya au pape Pie VI son chapeau
de cardinal et prit le titre d'évêque de l'Yonne.
(2) M. Petite avait fait, sur les abbayes et prieurés du diocèse,
un travail qui est resté manuscrit. Voici de quelle manière
il jugeait, un siècle auparavant, les moines de l'abbaye de
Troarn : « On peut dire en général qu'ils vivent sans scandale
•et sans discipline monastique. Ils plaident les uns contre les
autres; le prieur n'y est pas le maître; ils reconnaissent la
juridiction de l'évêque. »
112 HISTOIRE DU DIOCÈSE
compte d'un mémoire sur les ordres religieux, que
lui présentèrent les prélats députés à l'assemblée du
clergé de France, désigna plusieurs évoques et quel-
ques membres de son conseil pour discuter entre
eux les mesures les plus propres à rétablir la disci-
pline dans les monastères, où s'étaient introduits un
grand nombre d'abus. Ce fut à cette occasion que
Mgr de Rochechouart conçut le projet de transformer
l'abbaye de Troarn en une collégiale, ce qui l'eût
ramenée à son état primitif.
On sait, en effet, que le monastère, fondé en 1022,
par Roger de Montgommery, fut d'abord une collé-
giale séculière composée de douze chanoines, et que
Roger, son fils, transforma cette collégiale en abbaye,
en 1048, sous l'épiscopat de Hugues, évèque de
Bayeux. La discipline régulière y fut observée jus-
qu'en 1418; mais, à cette époque, Henri V, roi
d'Angleterre , espérant conquérir la France, dont il
avait usurpé la couronne, ses généraux sillonnaient
en tous sens notre pays dévasté, et Talbot, le plus
célèbre d'entre eux, conduisait à Caen un corps de
troupes, pour réduire nos concitoyens à l'obéissance.
En ce temps-là, le monastère de Troarn avait pour
supérieur l'abbé Robert, qui entreprit de tenir tète
à l'ennemi, ou du moins de retarder sa marche triom
pliante. En conséquence, il donna l'ordre à ses vas-
saux de rompre le pont de Saint-Samson , sur la
Dives, qui fermait le passage à l'Anglais. Cette coura-
geuse, mais inutile résolution, fut le signal d'un
grand désastre. Talbot passa la Dives, prit le mo-
nastère d'assaut et le mit au pillage. Les bâtiments
DE BAYEUX. 113
furent en partie ruinés , et un grand nombre de ses
titres périt au milieu des flammes. Dans la suite, la
fortune s'étant ralliée à nos drapeaux, l'abbé Robert,
qui avait prudemment cédé à l'orage, revint, avec
trente de ses religieux, relever les ruines de l'ab-
baye. Le roi Charles VII lui témoigna sa bienveillance
et son estime.
A peine les moines eurent-ils réparé ces désastres,
qu'ils se virent de nouveau expulsés par les Protes-
tants. Les vases sacrés furent pillés pour la seconde
fois, et le monastère livré aux flammes. A partir de
cette époque, la vie commune fut supprimée, et les
Bénédictins du Gallia chrisliana disent que, en
1690, la collégiale de Troarn avait repris son ancien
état (1).
Il faut bien en convenir, ce n'était point un état
régulier que celui de ces moines qui, sans avoir été
sécularisés, menaient à Troarn une vie séculière, et
trouvaient dans leur petit nombre un prétexte pour
ne point observer la règle. D'un autre côté, comme
le remarquait Mgr l'archevêque de Toulouse , il y
aurait eu une espèce d'injustice à leur imposer stric-
tement les pratiques de la vie commune, auxquelles
l'usage avait pu leur donner lieu de croire qu'ils
n'étaient pas astreints par leurs vœux. C'est aussi ce
que pensait Mgr de Rochechouart ; mais, lorsqu'il
exposa aux membres de la commission nommée par
le roi le projet de rétablir canoniquement un cha-
pitre à Troarn, ceux-ci furent d'avis qu'il valait mieux
(1) Ad priorem canonicorum statum postliminio rediit.
8
114 HISTOIRE DU DIOCKSE
réunir l'abbaye au Saint-Sépulcre de Caen, et donner
ainsi aux religieux l'occasion d'exercer leur zèle en
s'arrachant à l'oisiveté.
L'église collégiale du Sépulcre, fondée par Guil-
laume Acarin en 4 219, était agrégée à l'université,
qui donnait au doyen, aux chanoines et aux chape-
lains le droit de committimm, auprès du bailliage
et du présidial de Caen (1). Au xvme siècle, le
chapitre était composé d'un doyen , unique digni-
taire, et de neuf chanoines prébendes; il fut fixé à
ce nombre par le pape Urbain V, en 1367. L'évêque,
seul collateur du doyenné, conférait les canonicats
alternativement avec le doyen. Il y avait en outre
six chapelains ou vicaires amovibles, six enfants de
chœur, plusieurs musiciens , un sacristain et un
bedeau. En proposant de rétablir le chapitre de
Troarn, Mgr de Rochechouart avait eu la pensée d'en
faire un chapitre noble, destiné, disait-il, à soulager
« la pauvre noblesse, très-nombreuse en Norman-
die. » Il vit avec peine son projet rejeté par les com-
missaires, mais il n'insista pas pour le faire admettre.
Il se contenta de leur représenter que le chapitre du
Saint-Sépulcre était situé au haut d'un faubourg, dans
un lieu écarté et d'un accès assez difficile; qu'il
faudrait augmenter le nombre des chanoines d'au-
tant de places qu'il y en avait à Troarn, c'est-à-dire,
de quatorze, et que l'église du Sépulcre ne pourrait
les contenir. Il proposait en conséquence de transfé-
(1) Droit de plaider en première instance, en toutes leurs
affaires, pures, personnelles, posscssoires ou mixtes, tant en
demandant qu'en défendant.
DE BAYEUX. 14 5
rer la collégiale dans l'église des Jésuites, vacante
depuis leur suppression, ou dans celle des Croisiers,
qui n'était plus desservie que par un seul religieux.
Ces propositions furent écartées, et l'on s'en tint au
premier projet.
Cependant les Bénédictins de Troarn étaient loin
d'aspirer à la vie commune ; malgré plusieurs ordon-
nances épiscopales et plusieurs arrêts du parlement,
ils avaient constamment éludé la réforme; la crainte
de s'y voir soumis les portait à désirer leur sécula-
risation : c'était ainsi du moins que Mgr de Roche-
chouart appréciait leurs dispositions. Le 8 octobre
1767, il informa Wr de Brienne, archevêque de Tou-
louse , que les religieux , « d'une voix unanime et
sans la moindre contradiction, » étaient entrés dans
ses vues, et qu'ils consentaient, soit a former entre
eux un nouveau chapitre , soit à grossir les rangs
d'une autre institution.
Cette unanimité ne tarda pas à se démentir. Cinq
religieux, prétextant des scrupules de conscience, se
séparèrent de leurs collègues et combattirent le pro-
jet. Ce fut sans doute pour vaincre leur opposition
que l'évêque d'Orléans, abbé de Troarn, leur déclara,
quelque temps après, qu'il ne fournirait plus rien
pour la sacristie, et qu'il ne ferait aucune réparation,
soit aux ornements, soit à l'église. D'un autre côté,
les chanoines du Sépulcre, après de longues hésita-
tions, venaient d'envoyer à Paris un projet de réu-
nion. Leur plan ayant été rejeté comme trop étendu,
il fut modifié le 41 octobre 1770. L'abbé Beziers ,
historien du diocèse, était l'un des commissaires.
8
116 HISTOIRE DU DIOCÈSE
J'ignore si ce nouveau projet fut soumis à l'appro-
bation du pouvoir civil. M. Delamare dit, dans son
pouillé, que le concordat fut signé entre les cha-
noines et les religieux , et qu'il ne s'agissait plus
que de poursuivre en cour de Rome la sécularisation
du monastère , « lorsque des raisons secrètes ne
permirent pas d'aller plus loin. »
Quelque temps après, M*r de BrienneetM.de
Yéry , abbé de Troarn , entreprirent de relever
l'abbaye. Dans cette prévision, ils défendirent aux
religieux de recevoir de nouveaux sujets; ils vou-
laient établir k leur place un chapitre de chanoi-
nesses sous la direction d'un abbé. Mgr de Cheylus eut
la sagesse de s'y opposer, li se rendit k Troarn, y fit
nommer un prieur à vie, et essaya d'y introduire
la réforme. Cinq religieux y consentirent, quatre la
rejetèrent, et la réforme fut indéfiniment ajournée.
Ceci se passait en octobre 1782. Au moment où
M. Delamare rédigeait son pouillé [1786], il y avait
encore sept religieux vivants et sept places vacantes.
Plus tard , on revint k l'idée d'une transformation ,
et l'abbaye faillit tomber en quenouille. Mme Henriette
de Crécy, chanoinesse du noble chapitre de Beaume-
les-Damcs , fut nommée grande-prieure du chapitre
de Troarn. Elle prit possession le 6me jour de mai
1790 (1). Le 29 du même mois, l'assemblée nationale
commençait k discuter la constitution civile du clergé.
Fondation Jean~Louis du Bouchet de Sourches, évoque de
de Troarn*. Dol, abbé commendataîre de Saint-Martin de Troarn,
(1) V. Pièces justificatives , p. 41.
DE BAYEUX. 117
acheta, en 1745, au prix de sept mille six cents
livres , un terrain et des bâtiments pour y fonder
un hôpital. Cette maison était destinée aux pauvres
malades de la commune et des quinze paroisses où
l'abbaye avait des possessions. En 1746, le fonda-
teur, après avoir assuré à l'hospice, par de nouvelles
donations, un revenu de mille livres, demanda qu'on
y réunît les fondations affectées aux secours manuels
que les religieux distribuaient à la porte du monas-
tère. Sa requête fut octroyée par lettres-patentes en
1748. Ces lettres désignaient comme administrateurs
du nouvel hospice, l'abbé de Troarn ou son fondé de
pouvoirs, le prieur claustral de l'abbaye et , en son
absence, le sous-prieur ou le doyen, deux notables
du bourg nommés par élection. La suppression des
aumônes manuelles rencontra quelque opposition de
la part des religieux ; mais, en 1753, on en vint à un
accommodement. L'aumônier de l'abbaye s'engagea ,
au nom du prieur, à livrer chaque année a l'hospice
cent quarante boisseaux d'orge, au lieu des distri-
butions de pain que l'on faisait aux pauvres trois
fois la semaine, d-epuis la Trinité jusqu'à la Saint-
Clair (1). De plus, sur douze cents bourrées que
l'abbé était tenu de fournir aux religieux pour
(1) C'est au moins ce qui fut réglé à l'époque dont nous
parlons; cependant, on nous assure que, durant les années
qui précédèrent la révolution , les pauvres venaient recevoir,
à la porte de l'aumônerie, tous les samedis, du pain et une
chemise blanche; tous les mois, une paire de draps blancs. —
La porte de l'aumônerie, remarquable par son architecture, a
été transportée, pierre à pierre, à l'entrée du parc de M. de
Banneville, sur le bord de la route de Rouen.
418 HISTOIRE DU DIOCÈSE
cuire ce pain , l'aumônier en céda onze cents à
l'hôpital ; enfin il obtint qu'on laissât à sa disposi-
tion les autres biens affectés à son titre, pour en
assister, comme par le passé, les pauvres étrangers,
prêtres, soldats, matelots, officiers et autres. Le 29
avril 4754, Messire Odet-Joseph de Giry de Saint-
Cyr, abbé de Troarn , traita , au nom de l'abbaye ,
avec le supérieur des Lazaristes , pour que sa con-
grégation envoyât trois religieuses desservir l'hos-
pice de Troarn. Il dota cette maison de deux mille
livres de rentes, et lui laissa en mourant une somme
de quatre mille livres. Quelques années après, les
cotes-mortes des religieux de Troarn qui mouraient
pourvus de bénéfices situés hors de l'abbaye furent,
par un arrêt du parlement, appliquées à son hôpital.
En 4763, on demande une quatrième religieuse pour
diriger l'école des filles; l'abbé affecte à cette dé-
pense une rente de soixante-quatre livres, que rece-
vait auparavant une maîtresse laïque. En 4784, la
salle des malades étant jugée insalubre, les deux
salles actuelles furent bâties successivement dans
l'espace de quatre ans. M. de Véry, prélat romain,
alors abbé de Troarn, donna pour cette construction
deux mille quatre cents livres. En 4790, le même
abbé fit nommer un chapelain, avec un traitement
de six cents livres, qui devait être pris sur les reve-
nus de l'ancien prieuré de Cagny. La révolution, qui
éclata, ne permit pas de donner suite à cette der-
nière fondation. Le revenu de l'hospice était alors
de cinq mille quatre-vingt-cinq livres dix sols, dont
dix-sept cent vingt-cinq livres dix sols étaient four-
DE BAIEUX. 119
nis par l'abbé et les religieux ; le reste se composait
de renies sur particuliers, mais qui provenaient géné-
ralement de dons faits par l'abbé. Ajoutons, à l'hon-
neur du bourg de Troarn , que, pendant les jours
néfastes qui suivirent, les Sœurs de Saint-Vincent de
Paul continuèrent de soigner les malades, aidées et
protégées par la majorité des habitants.
La démolition de l'église de l'abbaye eut lieu à la Démolition
fin du dernier siècle. Pendant plusieurs années, ce
fut comme une immense carrière , où l'on venait
chercher des matériaux pour les constructions qui
se faisaient à Troarn et dans les communes d'alen-
tour. Sa grandeur, la beauté de ses clochers vivent
encore dans le souvenir de quelques vieillards. La
chaire, les stalles, les lambris du chœur et le grand
autel ont enrichi l'église paroissiale.
420 HISTOIRE DU DIOCÈSE
*yyY7Tjnrc"ff g'gwvyinnnrgwa'yirBy6"flw& a o o a a* a aa a-s 6 g-'innnrgTa'fa
CHAPITRE IX.
Prières pour le roi. — Exécution d'un condamné à mort. —
Filles de Saint-Vincent de Paul, établies à Caen. — Pain
des pauvres de Bayeux. — Ordinations. — Conférences ecclé-
siastiques. — Épidémie.
Prières Les temps n'étaient pas éloignés où le régicide allait
pour ie roi. s'accijmater en France. Damiens venait de poignar-
der Louis XV, et nos évoques rendaient à Dieu de
solennelles actions de grâce pour la conservation du
roi (1). Mgr de Rochechouart ordonna que la messe
Pro gratiis Deo agendis, ainsi que le Te Deum,
(1) Damiens avait passé quelque temps chez les Jésuites de
Paris en qualité de domestique. Il en était sorti en 1738; ce
fut vingt ans plus tard qu'il commit son crime. Il soutenait
alors, avec la violence d'un sectaire, les mensonges du parti
janséniste. Comment se fait-il que son crime soit retombé sur
les Jésuites, comme s'ils l'avaient inspiré?
DEBAÏEUX. 121
serait chantée, rilu annuali, àBayeux, dans l'église
Cathédrale ; à Caen , dans l'église de Saint-Pierre ,
en présence du clergé séculier et régulier de ces
deux villes. Les autres paroisses du diocèse devaient
suivre cet exemple; les supérieurs des communau-
tés reçurent également l'ordre de s'y conformer. Ceci
se passait en 1757. On peut remarquer que, dans la
convocation des communautés religieuses, aucune
exception n'est admise par l'évêque : il appliquait
donc aux Bénédictins de Caen les principes de Mgr de
Nesmond.
Le 22 mars 1760, un soldat nommé Corbelet, con- Exécution
damné à être rompu vif pour avoir tué et volé un de unà mortamne
ses camarades, fut exécuté k Caen, sur la place du
Vieux-Marché. Extrait de la prison, qui, à cette épo-
que, était située dans la rue de Geôle, il fit d'abord
amende honorable devant le portail de l'église Saint-
Pierre; deux prêtres l'accompagnaient; trente sergents
à cheval et un cavalier de la maréchaussée formaient
l'escorte. Arrivé à la Belle-Croix, il y chanta lui-
même le Salve regina, baisa l'image du salut, et
exhorta le peuple à prier pour lui et pour sa victime.
Ensuite le cortège funèbre se dirigea par la rue
Monte-à-Regret (1), vers la grande place où était
située l'église Saint-Sauveur, dont la cloche sonnait
le trépas. Cette place était couverte d'une foule im-
mense ; une multitude de curieux garnissait les fenê-
tres des maisons qui l'entourent. Corbelet s'étendit
sur la roue et y reçut onze coups de barre, en invo-
(1) C'était Je nom populaire que portait alors la rue Formage.
\li HISTOIRE DU DIOCÈSE
quant les noms de Jésus et de Marie. Puis il se mit
à chanter, « d'une voix mâle et forte , » le Veni
Creator, Y Ave maris Stella et le psaume Miserere.
Les strophes des deux premières hymnes furent
chantées alternativement par le patient et par le
peuple ; pendant le Miserere , le peuple répétait
entre chaque verset la prière que l'Église a coutume
d'adresser à Dieu pour désarmer sa colère, Parce,
Domine, parce populo tuo. Vers le milieu du psau-
me, la voix du patient s'affaiblit; son agonie com-
mença , et au bout d'une heure , il fut étranglé par
le bourreau. Il y a loin de ce dialogue religieux aux
cris féroces ou aux ignobles plaisanteries qui , de
nos jours , accueillent trop souvent le condamné.
Alors, du moins, l'appareil qui l'entourait, soutenait
son courage, et les spectateurs y puisaient de salu-
taires émotions.
Fines Nous lisons, dans les registres de la municipalité
de Saint-Vincent .
de Paul de Caen, que, des lan 1744, une maison pour ele-
établiesàCaen. ^ ^g j^^ gjj^ ^fo ^ fmfâQ ^ SaUlt-MCOlaS
par une personne charitable. D'un autre côté, sans
remonter à aucune date précise , M. Vaultier fait
honneur de cette institution à M. Bonhomme, dernier
curé de Saint-Nicolas. La vérité est que M. Julienne,
curé de cette paroisse , avait donné pour le même
but, en 4761, une somme de douze mille cinq cent
dix livres provenant de différentes aumônes, placées
à cet effet entre ses mains. Mais l'abbé Julienne étant
mort en 1762, avant la rédaction du contrat, les
trois Sœurs de Saint -Vincent de Paul , qui déjà
s'étaient mises à l'œuvre, furent inquiétées par les
DE BAYEUX. 123
héritiers du défunt. Le monastère de Saint-Étienne
vint en aide à la paroisse et adressa, en 1770, une
requête au parlement, par l'organe de son abbé. Il
eut à combattre l'opposition « de quelques personnes
qui auraient dû, par état et par devoir, favoriser une
institution si utile, » et qui en contrariaient l'établis-
sement. Peut-être le jugement définitif ne fut-il rendu
que sous l'administration de M. Bonhomme. Dans ce
cas, nous serions heureux de nous trouver draccord
avec M. Vaultier, que nous avons suivi dans notre
Introduction.
De temps immémorial, le temporel de l'évêché de pain
Bayeux devait aux pauvres de la ville une rente ^11*112
hebdomadaire de dix-huit boisseaux de blé réduit
en pain. La distribution se fit d'abord trois fois la
semaine, et plus tard tous les lundis. Ce jour-là,
les deux portes de l'évêché s'ouvraient pour le service
des pauvres. On les faisait entrer et sortir de diffé-
rents côtés, afin d'éviter la confusion. Cette aumône
était-elle une application du droit primitif qui affec-
tait au soulagement des pauvres le quart des reve-
nus de l'Église? Doit- on la faire remonter à une
donation spéciale octroyée par quelque bienfaiteur?
C'est ce qu'il était, dès le temps qui nous occupe,
impossible de déterminer. On sait seulement que ,
en plusieurs circonstances, le chapitre adressa une
requête au parlement pour qu'il obligeât le vicaire
de l'évêque à payer la rente ; ce qui porterait à
croire que, dans le principe, les biens du chapitre
étaient chargés de cette redevance, concurremment
avec ceux de l'évêché. Du reste, quelle qu'en soit l'o-
124 HISTOIRE DU DIOCÈSE
rigine, les conclusions capitulaires du 3 et du 10 mai
1501 étaient, dès cette époque, le titre le plus ancien
que pussent invoquer les pauvres (1).
Depuis M*r René de Prie jusqu'à WT de Nesmond,
la prestation fut acquittée tantôt spontanément, tantôt
en vertu d'une sentence judiciaire. Le four où l'on
cuisait le pain, était alors sous la chapelle de l'évê-
ché, dans une partie des bâtiments qui portait le
nom de salle octogone. Mgr de Nesmond transporta
le four du palais épiscopal dans la chapelle Saint-
Yves, située près de la Cathédrale. Il convertit en
un revenu fixe, comme nous l'avons dit ailleurs, la
rente de dix-huit boisseaux , et laissa aux admini-
strateurs de l'hôpital le soin des approvisionnements.
Cet abonnement tacite, proportionné pour le temps
à la valeur des céréales , n'avait pas éteint la rede-
vance. Aussi voyons-nous, dès 1715, quelques mois
après la mort du prélat, le syndic des pauvres auto-
risé par le chapitre à poursuivre l'économe-séquestre,
et le bailliage de Bayeux condamner celui-ci à payer
les arrérages.
Sur ces entrefaites, les pauvres avaient été mis
(1) Quia charitas locum habet in illis et aliis partibus multis,
et multiplicantur quotidiè pauperes, egentes panibus et famem
patientes, nec eis distribuuntur eleemosynae ex parte D. Epis-
copi Bajocensis , ut solet fieri per ejus praedecessores ter in
hebdomadâ , conquesti sunt Domini capitulantes, et dixerunt
prœdicto Le Gorboyer canonico de Albrayo et menagerio Bajo-
censi, ut faciat eleemosynas pro D. Episcopo praefato, etc.
Et ailleurs :
Consentit prœdictus Le Gorboyer quôd quâlibet hebdomadâ
distribuentur in panibus sex bucelli in diebus Dominicis, Martis
et Jovis. (Actes capit. du 3 mai et du 10 mai 1501.)
DE BÀYEUX. 125
en demeure d'établir leurs droits. Ces droits furent
reconnus par Mgr le cardinal de la Tremoille, qui
s'engagea, comme Mgr de Nesmond , à payer douze
cents livres ; par Mgr de Lorraine, qui paya différentes
sommes , et sur la succession duquel on fit des
arrêts ; puis , par l'économe-séqueslre de la dite
succession, taxé en fin de compte à deux mille vingt
livres. Depuis 1728 jusqu'en 1761, la rente tomba
dans l'oubli. En 1761, M. de Vacqueville, un des
administrateurs de l'hospice , en prit connaissance,
et présenta une requête à Mgr de Rochechouart; mais
celui-ci, craignant d'imposer à ses successeurs une
charge nouvelle, refusa la prestation. Bientôt après,
assigné à la requête du procureur du roi, qui récla-
mait avec le paiement de la rente celui des arrérages,
il fit opposition à l'arrêt de 1650, appela au parle-
ment de la sentence par laquelle l'économe-séquestre
avait été condamné en 1715, et intima le cardinal
de Luynes comme responsable de la somme qu'il
aurait dû payer pendant son épiscopat. De leur côté,
le maire et les échevins de Baveux se firent recevoir
parties intervenantes pour les pauvres de la ville, le
7 juillet 1766. Évidemment, le conseil de Mgr de
Rochechouart, — nous parlons ici des avocats qui
signèrent son mémoire , — l'avait témérairement
engagé dans cette procédure, comme s'il se fût agi
de repousser un « acte humiliant, » auquel on
aurait voulu l'astreindre. La partie adverse s'em-
pressa de déclarer qu'un tel but était loin de sa
pensée. La ville de Bayeux , disait-elle, connaît la
charité et la bonté de son évêque, et, « s'il était une
Ordinations.
\ 26 HISTOIRE DU DIOCÈSE
voie ouverte pour obliger les prélats à faire l'aumône,
elle serait inutile sous son épiscopat. » Ce n'était
donc pas dans le but de l'y contraindre que les ma-
gistrats avaient été saisis de l'affaire , mais unique-
ment pour faire valoir une redevance, « assignée sur
le temporel de l'évêché de Bayeux. » Il est probable
que Mgr de Rochechouart, dont la religion avait été
surprise, retira son instance; ce que nous pouvons
affirmer, c'est que, en 1765, il avait déjà payé mille
cinquante livres. On ne sait rien de plus sur la con-
clusion de ce procès , lequel, dit un contemporain,
s'était déjà renouvelé plusieurs fois dans les temps
de détresse, et qui, « sans jugement définitif, »
aboutissait toujours « à un don extraordinaire, » que
la charitéMe nos prélats offrait généreusement aux
pauvres de la cité.
Chaque année, à l'époque des ordinations, le sémi-
naire de Caen envoyait au séminaire de Bayeux les
étudiants qui se préparaient à recevoir les saints
ordres ; mais le temps des retraites ne concourait
pas avec celui des examens : de là, des voyages mul-
tipliés, source de dissipation pour quelques-uns et
onéreux pour le plus grand nombre. Mgr de Roche-
chouart décida que les retraites et les examens
auraient lieu a'ia même époque. Il exigea un mois
d'épreuve pour les ordres mineurs, cinq pour le
sous-diaconat, trois pour le diaconat et trois pour
la prêtrise , non compris le temps des retraites qui
précédaient chaque ordination. La tonsure ne fut
plus conférée qu'après une retraite de dix jours.
L'ouverture des quartiers fut fixée au séminaire de
DE BAYEUX. 127
Bayeux de la manière suivante : pour les ordres
mineurs, le douzième jour du mois d'août; pour le
sous-diaconat, le 25 novembre ; pour le diaconat et
la prêtrise, le quinzième jour de juin. On ne faisait
alors qu'une seule ordination générale, aux Quatre-
Temps de septembre. Des ordinations particulières
avaient lieu aux autres époques, en faveur de ceux
qui, ayant été admis précédemment à l'examen géné-
ral, ne s'étaient point présentés à l'ordination pour
quelque raison légitime. L'évêque exigeait en outre
que tous ceux qui seraient promus aux ordres sacrés,
possédassent en propre une bible et une théologie.
Enfin, les ordinands qui avaient leur domicile dans
la ville de Caen et dans celle de Bayeux, étaient
tenus de suivre au séminaire les leçons de théologie,
ainsi que les conférences sur l'Écriture sainte ; ceux
qui demeuraient à la campagne, devaient suivre les
conférences ecclésiastiques de leur canton , et en
donner la preuve par un certificat. Vers la fin de la
seconde année de philosophie, qui, dans les trois
collèges de Caen, était consacrée à l'étude des scien-
ces physiques, les aspirants au sacerdoce se présen-
taient pour subir un examen au séminaire de Caen
ou à celui de Bayeux. Ceux qui étaient reçus, y
restaient pendant un mois, sans prendre la soutane,
et rentraient ensuite dans leur famille. Ce temps
d'épreuve s'appelait « mois de gris, » par allusion
à la couleur des vêtements que portaient ordinai-
rement les jeunes élèves. Le séjour du séminaire
n'était donc rigoureusement obligatoire qu'aux épo-
ques mentionnées plus haut. Dans les autres temps,
128 HISTOIRE DU DIOCÈSE
on pouvait étudier à la campagne ou prendre sa
pension dans la ville , pour assister aux cours de
l'université. Ces cours étaient suivis par tous ceux
qui aspiraient à posséder un bénéfice. Ils devaient
obtenir au moins le titre de maître ès-arts. A l'époque
de l'ordination , MM. les curés choisissaient eux-
mêmes leurs vicaires , en se réservant le droit de
les congédier; les jeunes prêtres qui n'étaient récla-
més pour aucun poste, restaient en disponibilité, ou
allaient exercer leur ministère dans un autre diocèse.
Ces derniers détails, qui m'ont été fournis par un
prêtre contemporain de Mgrde Cheylus, sont suffisants
pour établir que le séminaire de la Délivrande n'était
plus en exercice; on pourrait aussi le conclure de
l'ordonnance de Mgr de Rochechouart que nous avons
analysée, et dans laquelle le nom de la Délivrande
n'est même pas cité, bien qu'elle embrasse, dans
leur ensemble, l'organisation des séminaires.
conférences Les conférences ecclésiastiques n'avaient pas dégé-
néré. Nous avons sous les yeux le programme de deux
années, depuis novembre 1765 jusqu'à la fin de
juillet 1766, et depuis novembre 1770 jusqu'en
1771. Le premier résume le traité des Lois; le
second roule sur la Justice , le Droit et la Resti-
tution en général. Ces travaux sont bien conçus, et
indiquent de fortes études. Les conférences, sous
Mgr de Rochechouart , avaient lieu dix-huit fois par
an; elles étaient suspendues pendant les mois d'août,
de septembre et d'octobre ; sous l'épiscopat de Mgr
de Cheylus, le jour en était fixé dans YOrdo. Elles
étaient obligatoires pour les prêtres et pour tous
ecclésiastiques.
DE BÀYEl'X. 129
les clercs , particulièrement pour ceux qui étaient
promus aux ordres sacrés ; dans les paroisses rura-
les, c'était la conférence qui les y préparait, et Mgr
de Cheylus, comme son prédécesseur, déclare qu'il
n'admettra point aux fonctions du saint ministère les
ecclésiastiques qui ne fréquenteraient pas avec assi-
duité ces pieuses réunions.
Depuis près de deux ans, la maladie connue sous Épidémie.
le nom de fièvre miliaire désolait la ville de Bayeux,
et étendait ses ravages sur une grande partie du
Bessin ; elle affectait particulièrement les jeunes per-
sonnes ; beaucoup de malades avaient péri. Après
plusieurs pèlerinages à la Délivrande, Mgr l'évêque
ordonna que, le dimanche 23 juin 1765, une pro-
cession générale se rendrait de la Cathédrale à Saint-
Exupère , pour demander à Dieu la cessation du
fléau. On y accourut de toute la contrée; un peuple
immense se pressait sur son passage. La crainte de
la mort semblait avoir réveillé la foi chez les plus
indifférents, et durant plusieurs semaines on conti-
nua d'offrir à Dieu des cérémonies expiatoires.
Sur la requête du procureur du roi, le lieutenant-
général du bailliage suspendit pour un an le droit
d'inhumer dans les églises. Les curés, les vicaires
et les trésoriers en charge étaient seuls exceptés. Dix
ans plus tard, fut rendue l'ordonnance qui défendait
absolument ces sortes d'inhumations.
130 HISTOIRE DU DIOCÈSE
CHAPITRE X.
Abbaye de Cerisy. — Le curé de la Haye-Pi quenot. — Service
pour Marie Leckzinska. — Office du Sacré-Cœur. — Suppres-
sion de quelques fêles. — Mandements de M8r de Roche-
chouart.
Abbaye A Cerisy, comme dans plusieurs autres monastères,
!my* la décadence de la régularité avait entraîné la ruine
des lieux réguliers. A peine les Bénédictins de la
congrégation de Saint-Maur eurent-ils remplacé ceux
de l'ancienne observance, qu'ils travaillèrent à res-
taurer l'église et à remettre en valeur les terres
restées sans culture. On fit refondre les cinq cloches
en 4737; Mgr de Luynes, abbé de Cerisy, et à cette
époque évêque de Bayeux, nomma la première avec
l'abbesse de Caen ; leur présent s'élevait à cinq
cent dix livres ; on en profita pour acheter des orne-
ments. En 4752, M«r de Luynes vint à son abbaye,
DE BAYEUX. 431
y donna la confirmation et tint la calende ; sa visite
fut des plus gracieuses ; elle fit oublier aux religieux
les démêlés un peu vifs que la reconstruction de
l'abbatiale avait soulevés entre eux et le seigneur
abbé. Quelque temps après, le P. d'Irlande et le P.
Langegu, de la maison des Jésuites de Caen, furent
envoyés à Cerisy; ils y prêchèrent une mission au
milieu d'une affluence si considérable, que l'on fut
obligé de transporter la chaire à la porte de l'église.
Vingt-huit Bénédictins de l'abbaye de Saint-Ger-
main-des-Prés, à Paris, séduits par l'influence des
livres contagieux qui pénétraient jusque» dans leurs
cellules, avaient osé demander au roi qu'il retran-
chât de leurs obligations le costume religieux, l'ab-
stinence et l'office de la nuit. L'abbaye de Cerisy en
fut informée le 28 juin 1765, et elle se hâta d'oppo-
ser à cette requête l'unanimité de ses protestations.
Le roi fit témoigner aux signataires son vif mécon-
tentement, et ils se retractèrent quelques jours après
entre les mains de l'archevêque de Paris. 11 n'en est
pas moins vrai que la congrégation des Bénédictins
était déjà tourmentée par l'esprit d'incrédulité ;
l'amour de la retraite et de la prière s'y était affaibli
depuis long-temps.
A Cerisy, le temporel de la maison se trouvait dans
un grand désordre. Les dettes s'élevaient à quatre-
vingt mille livres. Le Cartulaire en impute la plus
grande partie a la mauvaise administration d'un
des derniers prieurs. Rien n'attriste l'âme comme
la lecture de ces feuilles rédigées par le chroni-
queur avec une froide impartialité. Tantôt c'est le
432 HISTOIRE DU DIOCÈSE
feu du ciel qui, en 1766, désole l'église à peine
restaurée. Tantôt ce sont les prieurs qui , dé-
couragés par le déplorable état des finances, s'em-
pressent de quitter un poste où le dévouement
aurait dû les retenir. Puis viennent les luttes de la
communauté avec le curé de Cerisy, l'abbé commen-
dataire ou l'évêque de Bayeux. En 4779, Mgr de
Cheylus nomme un titulaire à la cure de Deux-
Jumeaux; celui-ci se met en possession, malgré les
réclamations d'un compétiteur qui avait reçu ses
pouvoirs de l'abbé. Après une longue procédure ,
le bailliage de Bayeux rend un arrêt en faveur du
candidat nommé par l'évêque; mais, en 1781, un
arrêt du parlement reconnaît et confirme le droit de
collation auquel prétendait l'abbaye. Du reste, cette
lutte n'altéra pas les rapports de bienveillance que
Mgr de Cheylus entretenait avec le monastère. Il y
donna la confirmation en 1782, tint la calende du
doyenné, et vint s'asseoir à la table du prieur.
Ici s'arrêtent les renseignements fournis par le
Cartulaire. Les souvenirs des contemporains que nous
avons évoqués , ne sont pas favorables aux derniers
religieux. L'amour du jeu et le plaisir de la chasse
les arrachaient souvent à leurs saintes occupations.
Une vie, une seule vie pieusement austère, contrastait
pourtant avec la dissipation et le relâchement général.
Tous eurent le malheur de prêter serment à la consti-
tution civile du clergé ; on nous assure qu'ils étaient
alors au nombre de huit. La communauté passait pour
avoir un revenu de quarante mille livres ; on dit qu'elle
était restée fidèle au précepte de l'aumône.
DE BAYEUX. 133
Les bâtiments , y compris l'abbatiale , ont été dé-
molis après la révolution. L'église était composée
de deux nefs et d'un chœur. Un mur séparait les
deux nefs , dont l'une servait d'église paroissiale ;
celle-ci a été supprimée comme inutile ; les autres
parties du monument sont maintenant affectées au
service de la paroisse. Près de la porte du mona-
stère, était autrefois la chapelle de l'abbé ; on peut
encore en admirer l'élégance , malgré les mutila-
tions qu'elle a subies.
De temps en temps, l'hérésie essayait de relever la Le curé
tête. L'hostilité des parlements contre l'épiscopat fa- Haye-piqoenot.
vorisait ses intrigues ; c'était là surtout qu'elle cher-
chait un point d'appui. Un prêtre du diocèse de
Bayeux , présenté à la cure de la Haye-Piquenot ,
s'était pourvu devant l'évêque, le 29 décembre 1764,
pour se faire octroyer des pouvoirs. Le prélat exigea
la signature du formulaire d'Alexandre VII. Le Pelley,
c'était le nom du demandeur, refusa d'obéir, et se
contenta de signer une formule adoptée par les Jan-
sénistes, où se trouvait la distinction du fait et du
droit. Cette formule ne fut point admise. Alors Le
Pelley obtint de la chancellerie la permission d'appe-
ler l'évêque de Bayeux devant le parlement; l'évêque
y fut assigné. Des magistrats séculiers, usurpant
l'autorilé des fonctions ecclésiastiques , osaient ainsi
prendre sous leur patronage un prêtre entaché d'hé-
résie, et qui avait brisé les liens de la soumission.
Notre diocèse n'était pas le seul où l'on eût à déplo-
rer ce scandale. L'assemblée du clergé de France en
fut instruite; elle porta ses doléances au pied du
1 3i HISTOIRE DU DIOCÈSE
trône ; et le roi défendit aux tribunaux séculiers de
recevoir à l'avenir ces sortes d'appels,
serticepour Le 10 octobre 4768, on célébra, dans l'église du
a monastère de Saint-Étienne, un service funèbre pour
la reine Marie Leckzinska. L'université , qui avait
demandé cette cérémonie, envoya deux députés au
château de Sommervieu, pour inviter Mgr l'évêque à
l'honorer de sa présence. Il vint, en effet, offrir le
saint sacrifice. Le prieur et le procureur de l'abbaye
remplissaient les fonctions de prêtres assistants.
M. Hélie , professeur de rhétorique au collège des
Arts, prononça l'oraison funèbre. Le matin, on avait
fait distribuer du pain à huit cents pauvres, dans
toutes les paroisses de Caen.
offre Trois ans avant sa mort, la pieuse princesse avait
obtenu du clergé de France qu'il instituât une fête
solennelle en l'honneur du Sacré-Cœur de Jésus. Le
mandement par lequel Mgr de Rochechouart ordonna
que cette fête serait célébrée tous les ans , est du
12 mars 1772; il annonce en même temps la nou-
velle édition du bréviaire, qui contenait, avec l'office
du Sacré-Cœur, celui de Sainte-Chantal et de Saint-
Vincent de Paul, récemment canonisés,
suppression Le nombre des solennités religieuses qui entraî-
dequelqHesfcHc9'naient la suppression du travail, paraissait de plus
en plus excessif à une population chez laquelle la
foi allait toujours s'affaiblissant. Le 22 mars 4767,
Mgr de Rochechouart publia un mandement qui en
retranchait quelques-unes. Il permit les œuvres ser-
viles, et dispensa les fidèles d'entendre la messe les
jours de Saint -Mathias, de Saint-Jacques et Saint-
du Sacré Cœur.
DE BÀYEUX. 435
Philippe, de Saint-André, de Saint-Thomas, de Saint-
Jean-1'Évangéliste, ainsi que le mardi de la Pente-
côte. Il transféra au dimanche la fête de Saint-Exu-
père et la solennité du patron dans chaque église.
Le jeûne et l'abstinence cessèrent d'être obligatoires
la veille de Saint-André. Les fêtes du lundi et du mardi
de Pâques , celles de l'Ascension , du lundi après la
Pentecôte, la fête du Saint-Sacrement:, celles de la
Circoncision et de l'Epiphanie, les fêtes de la très-
sainte Vierge, celles de Saint-Jean-Baptiste, de Saint-
Pierre et de Saint-Paul, celle de tous les Saints, la
Nativité de Notre-Seigneur, la fête de Saint-Étienne,
premier martyr, furent maintenues « sous peine de
péché. » Ces mesures, arrachées à l'autorité par les
périls d'une situation qui s'aggravait à chaque instant,
coïncidaient avec les perfides attaques du Journal
encyclopédique. C'est contre lui qu'est dirigé le
morceau qu'on va lire:
« INon , s'écrie le prélat , les fêtes dans la religion ne Mandements
-, -, P . . de Mgrde Roche-
sont pas, comme on voudrait vous le faire croire, chouan.
des jours d'une inutile et dangereuse oisiveté. Ce
sont des jours d'instruction , où l'on vous apprend
ce qu'il vous est important de savoir, ce que vous
devez croire , ce que \ous devez à Dieu , à vous-
mêmes , aux hommes vos semblables ; ce sont des
jours de grâce, qui vous sont donnés pour opérer
votre salut, pour réparer par l'assistance aux divins
mystères et aux saints offices, par l'exercice de la
prière et la pratique des vertus chrétiennes, ce que
font perdre à la piété , ou l'embarras des affaires
séculières, ou la continuelle application à un travail
136 HISTOIRE DU DIOCÈSE
pénible et nécessaire. Ce sont encore des jours de
repos , mais d'un repos sacré dans lequel l'esprit
s'unit à Dieu, tandis que le corps se délasse de ses
fatigues, où l'homme se renouvelle pour ainsi dire
tout entier, pour remplir avec plus de zèle et de
courage les importants devoirs de père, de citoyen
et de sujet. » — « Le vrai repos, dit-il encore, est
celui où nous faisons taire nos passions, et où nous
cessons de commettre le mal. » — Ensuite il reproche à
ses contradicteurs d'avoir moins à cœur de secourir
la misère des pauvres que de propager les maximes
de l'incrédulité. Il avoue que, parmi les chrétiens,
quelques-uns abusent des jours de fête pour se livrer
a la licence , ou violent sans scrupule la défense de
l'Église, en prétextant la nécessité; tandis que les
autres, plus religieux, s'interdisent, par respect de la
loi , un travail qui eût soulagé leur indigence. Pour
remédier à ces inconvénients, l'évêque consent à sup-
primer l'obligation d'entendre la messe le jour de
certaines fêles, mais il exhorte ses diocésains à sanc-
tifier le travail qui va leur être permis, à l'accepter
comme une pénitence que la justice de Dieu nous
impose. — L'archevêque de Rouen, les évêques de
Séez, de Lisieux et du Mans imitèrent son exemple.
Une secte puissante travaillait alors au renverse-
ment des idées religieuses , et dans presque toutes
ses publications , Wr de Rochechouart s'attachait à la
combattre. Le morceau que nous allons citer est ex-
trait d'un mandement publié le 26 avril 1759, pour
annoncer à ses diocésains le jubilé que Clément XIII
venait d'accorder à l'Église :
DE BAYEUX. 4 37
« Aujourd'hui, nous le disons avec horreur, tout
est malheureusement renversé. On conteste au Créa-
teur son légitime culte et souvent même sa propre
existence ; on dépouille notre âme de ses plus nobles
avantages, sa spiritualité, sa liberté, son immortalité,
et dans une classe des êtres vivants, arbitrairement
et follement graduée, on assigne a l'homme un rang
qui ne le distingue que par la supériorité des orga-
nes. Les notions du juste et de l'injuste, du bien et
du mal, sont confondues, quoique aussi manifes-
tement distinctes que les idées immuables du faux
et du vrai; en changeant de climat, le vice et la
vertu changent de nature et de nom ; tout est donc
réduit au caprice des temps et des lieux. Ce ne sont
plus les lois divines qui règlent et fixent les devoirs,
ils sont déterminés par les mœurs dominantes; la
sensibilité physique est le seul agent de l'univers, et
c'est à l'activité des passions qui naissent d'elle, que
la société doit tous ses avantages. — Voilà, M. T. C.
F., quelques-unes des monstrueuses maximes qui
s'accréditent de nos jours. Le paganisme les aurait
abhorrées. L'infâme espèce de philosophie qui s'efforce
de les répandre, se produit tantôt sous le masque et
tantôt à découvert; elle use quelquefois de réserve
et de ménagement; quelquefois elle se montre avec
éclat et sans pudeur; elle affecte ici les indécisions
du pyrrhonisme ; là, elle voudrait en imposer par
un air de confiance , que l'évidence seule devrait
donner ; en un mot, elle sait prendre tous les tons,
et jamais le venin ne fut si artificieusement préparé
et présenté sous tant de formes. A peine dans cette
138 HISTOIRE DU DIOCÈSE
foule de livres que le siècle produit, en trouve-t-on
quelques-uns qui conservent à la vertu et à la reli-
gion l'intégrité de leurs droits, et si tous les auteurs
nouveaux qui se parent du nom de philosophes, ne
nous offrent pas un système suivi de libertinage et
d'irréligion, il n'en est point parmi eux qui ne cher-
che et ne trouve le malheureux secret d'insérer dans
ses écrits quelques germes plus ou moins développés
de licence et d'incrédulité; de telle sorte que, nous
ne craignons pas de le dire, si Ton veut observer
avec soin la marche concertée de ces philosophes
prétendus; leur usage de s'honorer réciproquement
de magnifiques éloges, auxquels rien ne manque que
le sceau du public; leur manière de jeter en avant,
et comme sans dessein, leurs affreux principes; leur
adresse à pourvoir à leur propre sûreté, en se ména-
geant avec art, la ressource de quelques équivoques,
pour le cas du besoin ; leur méthode de s'expliquer
ensuite plus ouvertement, quand ils croient les esprits
suffisamment disposés ; l'impudence avec laquelle ils
ont réuni dans un môme ouvrage et présenté sous
un seul point de vue leurs scandaleux principes ,
dispersés auparavant dans leurs divers écrits, on ne
doutera pas qu'ils n'aient fait entre eux une crimi-
nelle association, dans laquelle on ne peut être initié
et reçu qu'en proscrivant d'abord la foi chrétienne. »
Il serait difficile d'analyser sous des traits plus
frappants la tactique impie des philosophes qui sont
en cause. L'évêque était vivement frappé des malheurs
qui menaçaient la France. 11 termine en indiquant
aux chrétiens la manière de les conjurer: respecter
DE BAYEUX. 130
la religion, avoir pour elle amour et confiance , se
tenir en garde contre les pièges de la philosophie,
faire de sa raison un usage circonspect, jeter aux
flammes les livres pervers qui ne tendent à. la séduire
que pour l'égarer.
de Caen.
'140 HISTOIRE DU DIOCÈSE
CHAPITRE XL
Hôtel-Dieu de Caen. — Chanoines de l'Hôtel-Dieu. — Reli-
gieuses de l'Hôtel-Dieu. — Reliques de la Cathédrale. —
Travaux à l'église et au palais épiscopal. — Cession de la
seigneurie d'Isigny. — Conseil supérieur.
Hôtei-Dieu L'origine de l'Hôtel-Dieu de Caen, sur laquelle
Huet avait émis plusieurs conjectures insoutenables,
a été discutée par l'abbé Delarue, dans ses Essais
historiques, et éclaircie par lui autant qu'elle pou-
vait l'être. Il résulte de ses savantes recherches: 1°
que, vers l'année 1054, Guillaume-le- Conquérant
fonda un hôpital entre le pont de Vaucelles et celui
de l'Hôtel-Dieu, dans cette partie de la ville que l'on
appelait Vile des casernes, à gauche du chemin qui
conduisait de la ville au faubourg; — 2° que cet
hôpital existait encore du temps de Robert Wace,
« clerc lisant » de la chapelle du roi Henri II, et que
DE BAYEUX. 141
l'on y recevait indistinctement toutes sortes de mala-
des ; — 3° que la population de Caen étant devenue
plus nombreuse et la lèpre très-commune, vers l'an
1160, le roi Henri II, duc de Normandie, fonda la
grande maladrerie à l'extrémité du Bourg-l'Abbé ,
et y fit transporter les lépreux ; — ■ 4° qu'entre les
années 1185 et 1188, après avoir isolé la lèpre des
autres infirmités, on construisit pour les malades de
la ville, sur l'emplacement de l'hôpital primitif, la
maison de l'Hôtel-Dieu, lequel y est resté jusqu'en
1823; — 5° qu'une infinité de seigneurs et de bour-
geois aumônèrent des fonds pour former cet hospice,
et que, si le véritable fondateur est resté inconnu,
tout porte à croire que ce fut le roi Henri II ; — 6°
que, dès l'an 1210, les chanoines réguliers de Saint-
Augustin étaient établis à l'Hôtel-Dieu de Caen ,
comme le prouve la bulle du pape Innocent III; que
cette maison fut fondée sous le titre de prieuré
conventuel hospitalier , par Guillaume , comte de
Manneville; — 7° qu'en 1266 il y avait un prieur
et cinq chanoines, dont deux desservaient les pa-
roisses voisines , dix religieuses âgées et infirmes
pour servir les malades; que l'Hôtel-Dieu avait un
revenu de deux mille livres, somme égale à qua-
rante-un mille huit francs de notre monnaie actuelle.
De quel ordre étaient les religieuses que l'arche-
vêque de Rouen y trouva, en 1266? Par qui furent-
elles appelées? Jusqu'à quelle époque demeurèrent-
elles chargées du soin des malades? on l'ignore.
Tout ce que l'on sait, c'est que le prieur admini-
strateur spirituel et temporel de cette maison avait
442 HISTOIRE DU DIOCÈSE
rang parmi les prélats du second ordre; que, dans
les cérémonies publiques, il portait le bâton pasto-
ral; que sa communauté avait fondé des colonies
dans quelques villes de la province. Au xme siècle,
les marchands de la ville de Caen, à l'exemple de
la noblesse et de la bourgeoisie, se signalèrent par
leur bienfaisance envers l'Hôtel-Dieu. Une assemblée
publique décida que chaque corps de métiers élirait
un prévôt pour recevoir les Deniers-à-Dieu de tous
les marchés conclus dans l'année, et qu'ils seraient
abandonnés à l'hospice. Le jour de la Pentecôte, on
les attachait à un énorme cierge fait avec la cire due
par les apprentis de chaque corporation , et on les
portait ainsi à une procession solennelle, où toutes
assistaient avec leur bannière. Le prieur présidait à
la cérémonie et conduisait la procession de l'église
Saint-Pierre à celle de Saint-Nicolas. Les échevins
la suivaient avec leur cortège. A l'époque dont nous
écrivons l'histoire, cette pieuse coutume commen-
çait à vieillir. Aussi voyons-nous, en 1773, M. du
Touchet, lieutenant-général du bailliage et siège pré-
sidial de Caen , ordonner que les aumônes seraient
recueillies par le commissaire, qui devait dresser
procès-verbal contre les défaillants.
L'Hôtel-Dieu était donc occupé, au xvme siècle,
1° par les chanoines de Saint-Augustin, qui d'abord
ne vécurent pas en communauté , et sur l'origine
desquels on ne peut émettre que des conjectures ;
2° par les religieuses hospitalières de la maladrerie
de Rouen , qui vinrent s'établir à Caen, en 1629,
pour soigner les malades ; 3° par les Pelits-Renfer-
de l' Hôtel-Dieu.
DE BAYEUX. H 3
mes , dont nous avons déjà raconté la fondation J
en rappelant les mesures qui furent prises en 1 635 ,
pour l'extinction de la mendicité, sous le gouver-
nement du duc de Longueville (1).
La communauté des chanoines de Saint-Augustin chanoines
se composait alors de dix religieux , en comptant
le prieur. Celui-ci était élu dans le prétoire du bail-
liage, par les bourgeois de la ville, devant le bailli
et les échevins. Présenté ensuite à l'évêque, qui lui
donnait sa collation, il était mis en possession par
le bailli ou son lieutenant. Laissons l'abbé Delarue
combattre sur ce point les prétentions du corps
municipal , qu'il accuse d'en avoir imposé notoi-
rement à la justice; ce qui est certain, c'est que les
choses se passaient ainsi depuis plusieurs siècles ;
c'est que tous les canonicats étaient à la nomination
du maire et des échevins, qui prenaient le titre de
patrons et administrateurs nés de l'Hôtel-Dieu. L'é-
glise était sous l'invocation de saint Thomas de
Cantorbéry et de saint Antoine ; les chanoines avaient
le patronage de trois bénéfices-cures: Clinchamps,
Yenoix et Basly.
Depuis long-temps, l'usage de fraterniser était
établi entre les chanoines réguliers des différentes
congrégations ; c'est-à-dire , que celles qui étaient
suffisamment pourvues, quelquefois même surchar-
gées de bénéfices, en accordaient la jouissance à
d'autres moins privilégiées. Ainsi, par exemple, la
Congrégation de France, qui avait à sa disposition
(1) Vol. précéd., p. 135.
144 HISTOIRE DU DIOCÈSE
treize cents cures régulières, bien qu'elle ne comptât
que neuf cents sujets, fraternisait avec l'Hôtel-Dieu
de Caen, dont tous les revenus se réduisaient à
trois bénéfices. En 4770, le roi défendit cet usage;
mais bientôt après, touché des représentations que
lui adressèrent les chanoines de l'Hôtel-Dieu , il ré-
tablit, en 4774, le privilège dont les avait dépouillés
son premier édit. La congrégation de France en
appela de la déclaration royale ; les chanoines de
l'Hôtel-Dieu lui répondirent en exposant la situation
où les aurait placés la mesure contre laquelle ils
réclamaient. Ils citent les termes d'un procès-verbal,
rédigé en 1599, par les magistrats du parlement, à
la suite d'une enquête à laquelle furent soumises les
propriétés de l'Hôtel-Dieu. Il en résulte que leurs pré-
décesseurs avaient abandonné aux pauvres l'usu-
fruit d'une partie de leurs biens; qu'ils avaient réduit
leur nombre, afin d'ouvrir leur porte à une plus
grande multitude de malades. « Quatre cents livres et
quinze boisseaux de blé, telle est la portion attribuée
à chacun pour subvenir à ses besoins personnels
et prendre part aux charges communes. Placés au
milieu d'une importante cité, ils ne lui coûtent rien,
bien qu'ils soient entièrement dévoués à son service.
Ils le sont aux pauvres par état, et toute la ville
est témoin que, plus d'une fois, ils les ont suivis
seuls, hors de l'hôpital même (4), lorsque les conta-
(1) Citons entre autres l'abbé Le Baron, qui, en 1718, ne
craignit pas de s'enfermer à la Gobelinière, pour y assister
les pauvres attaqués d'une maladie contagieuse ; il enseve-
lissait lui-même les morts et leur donnait la sépulture.
DE BAYEL'X. 115
gions étaient trop meurtrières ; que jamais auprès
d'eux ils n'ont écouté un seul instant le dégoût ni
la crainte. »
Proposera- t-on de réduire leur nombre? Mais,
depuis leur établissement, ils sont astreints à l'office
canonial, fondé par les illustres maisons de Harcourt,
de Malherbe, de Manneville, d'Anisy, dont les dona-
tions, qui subsistent, n'ont été faites et acceptées
qu'à cette condition formelle. — De plus , il leur
faut acquitter près de quinze cents messes, dont la
plupart doivent être célébrées avec diacre et sous-
diacre ; pourvoir à l'administration de deux hôpi-
taux: l'Hôtel-Dieu et les Petits-Renfermés. — Enfin,
ils ont abandonné, « depuis quelques années, » une
somme annuelle de vingt mille francs , pour élever
et nourrir « une multitude d'enfants trouvés, qu'on
leur apporte de toute part. » Serait-il sage de suppri-
mer cette institution, dans l'intérêt d'une commu-
nauté qui déjà regorge de richesses?
Nous avons dit que la Congrégation de France en
appela de la déclaration royale; elle mit en œuvre
plusieurs systèmes pour la rendre illusoire. Quoique
repoussés constamment par le ministre, ces expé-
dients avaient pour résultat d'épuiser l'Hôtel-Dieu,
en ajournant la solution définitive. Le roi, ayant
été informé de la situation , fit déclarer par ses
commissaires, le 19 septembre 1778, à Messieurs de
la Congrégation de France , assemblés en chapitre
général, que « Sa Majesté les verrait avec satisfaction
délibérer sur les moyens de procurer des bénéfices-
cures aux chanoines réguliers de l'Hôtel-Dieu de
10
1 46 HISTOIRE DU DIOCÈSE
Caen , qui , après avoir travaillé durant plusieurs
années à desservir le dit hôpital, méritaient de trou-
ver, dans des bénéfices, une retraite qui serait la
récompense de leurs travaux. » En réponse à cette
déclaration, la Congrégation de France offrit au roi
de réunir à l'Hôtel -Dieu le monastère du Plessis-
Grimoult, qui comptait vingt-cinq bénéfices réguliers,
et n'était composé que de trois ou quatre religieux.
Elle y eût mis pour condition que la maison de
l'Hôtel-Dieu lui serait incorporée, ce qui eût entraî-
né l'extinction des canonicats. Cet arrangement fut
repoussé par les chanoines, comme étant contraire
aux intentions du pouvoir. Le roi, en effet, ne voulait
pas les détruire, mais au contraire les conserver et
récompenser leurs services ; la ville de Caen était
elle-même intéressée à leur conservation : car ils
recevaient sans dot les jeunes gens qui désiraient
entrer dans l'état ecclésiastique, et se consacrer au
service des pauvres. Les • pauvres , de leur côté,
trouvaient une ressource dans la cote-morte des
chanoines qui mouraient pourvus de bénéfices (1),
et dont ils recueillaient l'héritage.
Une pièce manuscrite , déposée aux archives de
la mairie de Caen, suppose que, en 4789, l'affaire
n'était pas encore terminée. Il était question, à cette
époque, de donner aux pauvres la maison et les
jardins qui appartenaient aux chanoines, de remplacer
ceux-ci par quatre chapelains et d'éteindre les fonda-
(1) On appelait cote-morte la succession d'un moine qui
vivait hors de la mense commune, et qui avait quelque béné-
fice ou quelque pécule, dont l'abbé et le couvent héritaient.
de
l'Ilôtel-Dicu.
DE BAYEUX. 147
tions. L'abbé Delarue, qui a passé sous silence tous
les faits que nous venons de rapporter, ne dit rien de
cet « anéantissement, » dont la perspective arrachait
des cris de douleur aux derniers titulaires ; mais il a
donné la liste des prieurs , et , d'après lui , Joseph
Villers , nommé en 4776, était encore en charge à
l'époque de la révolution.
A côté des chanoines de l'Hôtel-Dieu, nous trou- Religieuses
vons les religieuses de la maladrerie de Rouen, appe-
lées en 1629 par l'administration municipale, qui
leur assigna sept cents livres de rentes pour leur
subsistance (1). Le prieur consentit à la fondation,
et l'évêque l'approuva l'année suivante. C'était avec
la permission de l'archevêque de Rouen qu'Elisabeth
Hédiart et ses deux compagnes avaient quitté leur
monastère. Cependant lorsque, en 1637, elles priè-
rent le saint- siège d'approuver leur translation, le
pape Urbain VIII leur fit imposer une pénitence par
l'évêque de Rayeux, pour avoir « témérairement »
abandonné le lieu de leur domicile. Mais il les dé-
clara, suivant leur désir, absolument exemptes de
la juridiction que le prieur de l'Hôtel-Dieu préten-
dait exercer sur elles, et les soumit à celle de l'évê-
que diocésain.
D'après la bulle que nous venons de citer, les
religieuses de l'Hôtel-Dieu firent d'abord profession
de « servir les pauvres par personnes interposées; »
mais, suivant la coutume autorisée dans les hôpitaux
(1) Ce chiffre est celui que donne Huet dans les Origines
de Caen. La bulle d'Urbain VIII, publiée en 1637, ne parle
que de six cents livres tournois.
148 HISTOIRE DU DIOCÈSE
de France, elles demandèrent à Rome qu'il leur fût
permis de « soigner et assister par elles-mêmes les
pauvres infirmes de l'un et l'autre sexe. » Leur sup-
plique, qui porte la signature de douze professes,
fut favorablement accueillie le 12 mars 1638. Quant
aux constitutions , ce fut après s'y être soumises
volontairement pendant quinze années, qu'elles priè-
rent Mgr d'Angennes de les confirmer. Son approbation
est du 4 mai 1645.
L'hôpital des Petits-Renfermés consistait en deux
maisons séparées, où étaient élevés les enfants des
deux sexes abandonnés par leur famille. C'était sans
doute cette partie de l'Hôtel-Dieu que les chanoines
avaient ouverte aux enfants trouvés , quelque temps
avant leurs démêlés avec la Congrégation de France.
L'église Cathédrale de Bayeux possédait autrefois
d«Ia quatre somptueux reliquaires , dont Y Inventaire du
Cathédrale
Trésor, rédigé en 1476, par ordre de WT de Harcourt,
contient une ample description. Le premier renfer-
mait les corps de saint Raven et de saint Rasiphe;
le deuxième, celui de saint Pantaléon ; le troisième,
celui de saint Antonin; le quatrième, celui de saint
Regnobert, transféré de l'église de Saint-Exupère à
la Cathédrale, vers fan 847. Ces quatre châsses,
d'or et argent, « à ymages eslevées, ornées de grands
et chiers esmaulx, » de perles, de saphirs et autres
pierres précieuses, étaient, sous le rapport du dessin
et de l'exécution, autant de chefs-d'œuvre d'orfè-
vrerie. M. de Bras, qui les avait admirées, dit que,
sur celle où étaient renfermés les corps de saint
Raven et de saint Rasiphe , on voyait « une Notre-
Reliques
DE BAYEUX. 149
Dame de pur argent plus haute qu'une fille de dix
ans. » Enlevées par les Protestants en 1 562, ces quatre
châsses furent remises avec beaucoup d'autres objets
précieux entre les mains du duc de Bouillon , qui les
fît fondre et convertir en monnaie (1). Les reliques
furent dispersées et détruites par ses soldats: seule,
la chasuble de saint Regnobert fut préservée du pilla-
ge. Mgr de Humières , chassé de son palais , s'enfuit
sur l'Océan , emportant avec lui le coffre* d'ivoire où
on la voit encore aujourd'hui.
La Cathédrale reçut donc, vers l'an 847, le corps
de saint Regnobert. « En la quarte capse ou fiertre
est clos et repose le benêt (benedictum) corps du
glorieux confesseur Monsieur saint Regnobert, second
évêque de Bayeux, laquelle est toute d'argent doré. »
C'est ainsi qu'en parle l'Inventaire du Trésor, rédigé
en 1476. 11 est vrai que longtemps auparavant, à
l'époque où les Normands ravageaient notre pays ,
une partie avait été envoyée dans le diocèse d'Au-
xerre; qu'une autre, d'après Hermant, était vénérée
à Corbeil , où l'on célébra longtemps la fête du saint
pontife ; mais « la meilleure et la plus considérable, »
dit notre historien , reposait dans l'une des quatre
châsses qui furent enlevées par les Protestants, et ,
suivant une formule autorisée par l'usage, l'Inven-
taire attribue à la Cathédrale le corps saint tout
entier. L'an 4744, le chapitre de Bayeux , qui en était
(1) Beziers en a donné la description dans son histoire ; mais
il n'a conservé ni l'orthographe ni le style de l'Inventaire; de
plus , il a traduit d'une manière fort inexacte certaines ex-
pressions du manuscrit original , en cherchant à les rajeunir.
c— 10
150 HISTOIRE DU DIOCÈSE
privé depuis deux siècles , obtint de l'évoque d'Au-
xerre la restitution d'un des os de la cuisse ; Mgr de
Rochechouart en fit la translation en 1770, et le ren-
ferma dans un reliquaire d'argent. Le reliquaire a
disparu pendant la Terreur; mais la relique fut con-
servée par l'abbé Le Menand, curé de Saint-Sauveur
de Bayeux , avec un doigt de saint Biaise , que l'on
vénérait dans sa paroisse avant la révolution. M. Le
Menand ayant été nommé plus tard à la cure de Tré-
vières, y fit porter la relique. Après sa mort, elle fut
remise à M. Moulland, curé de Balleroy, qui la déposa
entre les mains de Mgr Duperrier. Le 11 avril 1832 ,
une commission instituée par Mgr Dancel entendit ,
sous la foi du serment , une personne « remplie de
piété , » disent les commissaires , qui depuis long-
temps surveillait cette relique, et avait concouru à ses
diverses translations. Enfin, la relique fut vérifiée par
M. d'Audibert de la Yillasse et M. Delaunay-Dufon-
dray, celui-ci membre de l'ancien chapitre , l'autre
vicaire-général de Mgr de Cheylus ; ils reconnurent
sans hésiter l'authenticité du dépôt.
Les restes de saint Exupère ayant été exhumés de
l'église qui porte son nom , furent transférés a la
Cathédrale selon les uns, dès le ve siècle, selon les
autres, au commencement du IXe. Puis, la province
étant exposée aux incursions des Danois, on les trans-
porta vers l'an 863 , peut-être un peu plus tard , au
château de Palluau , d'où ils furent ensuite portés à
Corbeil, dans le diocèse de Versailles. Le chef seul
fut conservé à Bayeux et enlevé par les Protestants à
l'époque de leurs ravages. Dans le mois de novembre
DE BAYEUX. 451
4 793, « la commune de Corbeil, jalouse d'être comptée
au nombre des communes de la république qui,
les premières , rendirent un hommage solennel à la
Raison, s'était empressée d'envoyer à la convention
nationale une châsse fameuse de vermeil, que jusque-
là on avait prétendu renfermer les os d'un grand saint
(Spire ou Exupère). » Le 20 pluviôse an II de la
république [1794], les officiers municipaux de la
ville de Corbeil les chargèrent dans un tombereau
servant à enlever les immondices , et les réduisirent
en cendres, sur la place de la Révolution. Le procès-
verbal de cette sauvage exécution , auquel nous em-
pruntons ces détails, constate également la destruction
des reliques de saint Loup et de saint Regnobert. La
châsse de saint Exupère pesait cinq cents marcs
d'argent (1).
Il y eut pourtant deux pièces qui échappèrent à la
profanation. La première est un des os de la mâchoire
inférieure, avec deux dents incrustées dans les alvéo-
les. Elle fut soustraite , en 1793 , par le sacristain de
l'église de Saint-Spire , et remise à un orfèvre de la
ville, qui la déposa quelque temps après entre les
mains d'un chanoine. L'évêque diocésain en reconnut
l'authenticité en 1803. La seconde est l'os de l'avant-
bras, que Claude Fauchet, évêque du Calvados, obtint
de son collègue l'évêque constitutionnel de Seine-et-
Oise, le 30 août 1793. Cet os, nous dit le procès-
verbal, avait été extrait de la châsse en 4 476, « pour
être offert a la vénération des pèlerins. » Il était
(1) Monographie de l'église de Saint-Spire de Corbeil,
par M. Pinard.
152 HISTOIRE DU DIOCÈSE
renfermé clans un reliquaire d'argent, lequel a subsisté
jusqu'en 1792, et fut, à celte époque, converti en
numéraire.
Fauchet avait délégué auprès de l'évêque de Seine-
et-Oise , son premier vicaire épiscopal, Louis-Marie
Bajot, pour négocier la remise du dépôt. Il ne se
pressa pas de l'envoyer à Bayeux (1 ) . Dans les derniers
mois de sa vie , quelque temps après le 31 mai , à
l'époque où il était encore chez lui , gardé par des
gendarmes, ayant reçu la visite de M. Gauthier, prési-
dent de chambre sous la restauration à la cour royale
de Caen, il lui dit avec un grand calme qu'il attendait
la mort, qu'il espérait mourir en chrétien, et qu'il
comptait, pour obtenir sa grâce, sur l'intercession de
saint Exupère, « son bienheureux prédécesseur. »
En même temps, il lui montra la relique qu'il tenait
cachée sous ses vêtements (2). Elle le suivit à l'Ab-
baye, où il fut incarcéré quelque temps après, mais il
n'osa pas la transporter a la Conciergerie. Racontant
à M. Emery, son compagnon de captivité, l'histoire
de cette relique , il ajoutait qu'il avait craint qu'un
jour ou l'autre elle ne fût exposée à la profanation ,
qu'il avait mieux aimé s'en dessaisir, et « qu'il l'avait
confiée à une personne qui l'honorerait et la garderait
soigneusement. » Après l'exécution de l'abbé Fauchet,
(1) Le procès-verbal qui accompagne la remise de la relique
ne laisse rien à désirer. Il est signé du curé de Corbeil , du
vicaire et du trésorier de l'église de Saint-Spire. Ces signatures
sont légalisées par J.-.I. Avoine , évoque du département de
Seine-et-Oise.
(2) Notes sur Claude Fauchet, par M. G. -S. Trébutien.
DE BAYEUX. 153
M. Emery eut le bonheur de découvrir la personne
qui en était dépositaire. C'était , nous dit-il , « une
dame qui venait régulièrement le visiter dans sa pri-
son , et qui avait eu la charité de pourvoir à tous ses
besoins. » Elle remit la relique entre les mains de
l'abbé Emery, le laissant libre de l'envoyer à Bayeux
ou à Corbeil. Cependant, elle lui fit observer qu'il
serait plus conforme aux intentions de M. Fauchet de
la remettre à Bayeux. M. Emery pensa comme elle ,
nous dit-il , que l'Église de Bayeux avait des droits
bien fondés à cette préférence, et il remit la relique
à Mgr Brault. Elle était renfermée dans un reliquaire
en bois « tourné en ovale , d'environ un pied de long
sur trois ou quatre pouces de large. » Le procès-
verbal, signé par l'évêque de Seine-et-Oise, que nous
citions tout-à-1'heure , accompagna la remise de la
relique , et la donatrice contre-signa celui où sont
renfermés ces derniers renseignements (1).
Sous l'épiscopat de Mgr de Rochechouart, des travaux Ty,™x
L * al enlise
importants furent exécutés à la Cathédrale. L'évêque etaupaiais
épiscopal.
fit renouveler en marbre l'autel et le pavé du sanc-
tuaire, au milieu duquel on plaça ses armes; elles
ont été brisées à la révolution. « Au mois de juin
1761 , on ôta , dit Beziers , la niche des reliques , qui
était attachée au haut de l'arcade du chevet du chœur ;
on abattit en même temps le vieil autel de la férié
pour en placer un autre, sous lequel on mit les châs-
(1) Le procès-verbal fut rédigé à Paris , le Ier août de l'an
1803, jour de la fête de Saint-Spire. Il est signé: Emery,
vicaire-général; Buée, secrétaire; Anne-Henriette Hoquet,
femme de Calon, et porte les armes de Msr l'archevêque.
154 HISTOIRE DU DIOCÈSE
ses des reliques (1). » Une croix en bronze du plus
beau modèle, des chandeliers travaillés avec art, et
qui excitent chaque année l'admiration des visiteurs ,
prirent place sur le tabernacle et sur les degrés , aux
fêtes de Pâques de l'année 1771 (2); le chapitre s'asso-
cia généreusement à toutes ces largesses. Le doyen ,
M. de Biaudos, donna les cinq grilles qui ferment le
rond point; deux lampes d'argent, deux encensoirs
et un bénitier remplacèrent , au prix de cinq mille
six cents livres , les mêmes objets envoyés à la mon-
naie quelques années auparavant , pour subvenir aux
besoins de l'État.
M§r de Rochechouart joignait aux goûts d'un grand
seigneur l'instinct de la générosité et de la bienfai-
sance. Comme son prédécesseur, il avait pris à sa
charge quelques jeunes gens des deux sexes, auxquels
il faisait donner, dans les établissements de son dio-
cèse, une éducation libérale. Il aimait à secourir les
gentilshommes disgraciés de la fortune. Il fit agrandir
l'hôpital des pauvres , fondé par Mgr de Nesmond.
En même temps, l'église , le château et le parc de
Sommervieu recevaient des embellissements. A la
place de la modeste habitation où il était né, s'élevait
un château magnifique. A Bayeux, le palais épiscopal
était reconstruit sur un nouveau plan. Ce fut à cette
occasion qu'il restaura la galerie des évêques. Les
(1) Mémoires manuscrits.
(2) Ibidem. Ces objets , sauvés à l'époque de la Révolution
par M. Le Forestier, membre du district de Bayeux , furent
inventoriés par la commission des arts , et restitués plus tard
au trésor de la Cathédrale.
DE BAYEUX. 155
anciens portraits, que le temps avait presque détruits,
furent copiés par son ordre et placés dans le vestibule
qui conduisait à la chapelle.
Ces dépenses étaient énormes; pour y faire face, . Cession .
1 'iv de Ja seigneurie
il se vit obligé de recourir a de fâcheux expédients, d'feigny.
Le marquis de Bricqueville, possesseur d'une grande
fortune sur le territoire d'Isigny, avait besoin de la
seigneurie pour anoblir ses biens. L'évêque consentit
à la lui céder en 1770. Une somme considérable fut
payée comptant aux mains du prélat; une autre fut
acquittée à sa décharge et au profit de l'hôpital de
Bayeux. De plus , M. de Bricqueville lui abandonna ,
en échange , un fief relevant du roi , qu'il possédait
dans la paroisse de Neuilly, avec quelques autres
domaines. Des lettres-patentes, obtenues au mois de
septembre de la même année , validèrent cette alié-
nation. Elle ne fut point enregistrée au parlement de
Normandie ; ce fut le Conseil supérieur, installé à
Bayeux au mois d'octobre 1771, qui remplit cette
formalité.
Puisque nous avons prononcé le nom du Conseil
supérieur, disons en passant que, en 1771, à l'épo-
que de l'audience de la Saint-Martin , une grand'-
messe du Saint-Esprit fut offerte par le chapitre , et
acceptée avec empressement par les nouveaux magis-
trats. Mgr l'évêque officia pontificalement ; le Conseil
tout entier y assistait en robes rouges. Le 1er janvier,
il fut harangué en latin , au nom de la faculté de
théologie, par M. Le Clerc de Beauberon, recteur de
l'université. L'injustice et la passion qui avaient dicté
l'arrêt du parlement de Normandie dans l'affaire des
Conseil
supérieur.
156 HISTOIRE DU DIOCÈSE
Jésuites , n'étaient point encore oubliées. Fidèles à
leurs regrets , dit M. Floquet , l'évêque et le clergé
fêtaient à l'envi le Conseil établi sur les ruines de
l'ancien sénat. Mais bientôt le peuple et la noblesse se
soulevèrent contre la nouvelle magistrature. Louis XVI
la supprima au commencement de son règne, et sa
disparition fut célébrée à Bayeux par tous les excès
de la joie populaire. Ce fut alors que Mgr de Roche-
chouart conçut le projet d'abdiquer l'épiscopat.
e^fe
DE BÀTEUX. \'ôl
*TT"a"VTTT"(T"!r"3"3'T7ryTTy"îr5"TrTr"îrTB"'ir"8""5"Tnr*inrTTT-s"^
CHAPITRE XU.
Extinction du prieuré de Villers. — Cures à portion congrue. —
Mort de M"r de Rochechouart.— Travaux de l'abbé Beziers. —
Conférences de l'abbé Vicaire.— L'abbé Le Clerc de Bauberon.
— L'abbé Lecoq.— Le P. Martin.— L'abbé Mauduit.
Le prieuré de Villers avait été fondé, en 1366, par Extinction
Jeanne Bacon, dame du Molay et de Villers-Bocage (1). pricUréd"viiier8.
Mais, comme l'évêque de Bayeux était seigneur suze-
rain de la terre de Villers, la fondatrice lui laissa la
libre disposition du prieuré. L'évêque le réforma en
1643, de concert avec le seigneur, et y plaça des
religieuses Bénédictines. Cet établissement a rendu
d'importants services au bourg de Villers; les pauvres
des environs y étaient secourus ; les soldats et les
matelots, reçus et soignés dans leurs maladies; les
(1) V. volume précéd., Introduction, p. xxxi.
4 58 HISTOIRE l){j DIOCÈSE
pauvres femmes y faisaient leurs couches. Anned'A-
verton de Belin le dirigea depuis 4643 jusqu'en 1668,
avec autant de piété que de sagesse; elle y reçut
vingt-six religieuses de chœur. En 1740, Mgr de Luynes
voulut supprimer le monastère et en réunir les biens
à la communauté des Bénédictines de Bayeux. Quel
motif l'avait porté à cet acte de rigueur? On lit dans
le réquisitoire que le prieuré était en proie à des
dissensions, à des désordres, à des excès connus de
l'évêque. Il est certain que le jansénisme y avait im-
planté ses doctrines ; ces graves raisons expliquent la
fermeté avec laquelle Mgr de Luynes et son successeur
insistèrent pour le détruire. En 1749 , malgré les
efforts du marquis de Blangy, seigneur de Yillers, des
lettres de cachet dispersèrent les religieuses dans
d'autres couvents, et les biens du prieuré, mis en
séquestre , furent régis par un économe. Suzanne
d'Achey, septième prieure, était restée dans la maison
avec une seule religieuse. Après avoir soutenu contre
son évêque une lutte opiniâtre, elle se retira au cou-
vent des Ursulines de Caen , en 1751 ; les autres
religieuses avaient été dispersées à Bayeux et à Vire.
A partir de ce moment, le prieuré resta désert; on
continua cependant de distribuer l'aumône aux pau-
vres qui se présentaient le dimanche à la porte.
Avant de partir pour l'archevêché de Sens , Mgr de
Luynes écrivit à Mme d'Achey, et lui conseilla de re-
mettre ses intérêts entre les mains de Mgr de Roche-
chouart; celui-ci vint en personne au couvent des
Ursulines, le 12 juin 1756, mais il ne put vaincre
l'obstination de la prieure , et M. de Blangy continua
DE BAYE UX. 159
de soutenir le procès. Enfin , Mgr de Rochechouart
rendit une ordonnance par laquelle il déclarait que les
religieuses professes de Villers-Bocage, alors résidant
au monastère des Bénédictines de Bayeux, seraient
réputées membres de cette communauté, et y joui-
raient de toutes les prérogatives des religieuses pro-
fesses , sans cependant être obligées de suivre la
réforme que les Bénédictines de Bayeux avaient em-
brassée au commencement du siècle. Celles-ci pre-
naient l'engagement d'acquitter toutes les fondations
faites au profit du prieuré , et généralement toutes
les charges qui affectaient les biens de ce monastère.
Cette ordonnance fut enregistrée au conseil supérieur
de Bayeux le 22 décembre 1772.
Malgré ces sages dispositions , la lutte continua, et
le procès ne fut terminé que sous Mgr de Cheylus.
On convint alors que , comme tous les hôpitaux du
royaume, celui de Villers serait régi par un bureau,
dans lequel devaient entrer l'évêque, le seigneur, les
deux curés de Villers , le chapelain de l'hôpital et
deux notables du bourg. Le soin des malades fut
confié à trois Sœurs de Saint-Thomas-de-Villeneuve,
sous l'inspection du bureau. Tous les fonds demeu-
rèrent attachés à l'hôpital de Villers, moyennant une
certaine quantité de froment qu'il payait chaque année
aux Bénédictines de Bayeux.
La plupart des curés à portion congrue (1) étaient, currs à portion
a l'époque dont nous parlons, dans un état voisin de
l'indigence. Leur revenu variait de cent quatre-vingts
(1) V. volume précéd., Introduction, p. xxiv.
ccn^rue
160 HISTOIRE DU DIOCÈSE
à trois cent cinquante livres, en y comprenant les
fondations qu'ils étaient obligés de faire acquitter à
leurs frais , en cas de maladie. Le petit nombre et la
pauvreté de leurs paroissiens réduisaient à peu de
chose leurs profits éventuels; il n'y avait ni gros déci-
mateurs, ni curés primitifs qui fussent obligés de les
secourir. Dès l'année 1765, il parut à Caen un long
mémoire , rédigé par un avocat , en faveur des curés
congruistes , et revêtu de leur signature. La plus
importante de leurs réclamations portait sur la natu-
re même de leur traitement. Ils demandaient un tiers
des dîmes en essence, et s'attachaient à faire sentir
les inconvénients d'une pension soumise à toutes les
variations du numéraire. En 4769, ils s'adressèrent
directement à l'évêque. Mgr de Rochechouart prit con-
naissance de leur revenu, dont la modicité fut justifiée,
et leur fit espérer l'union de quelques bénéfices ;
dans cette vue, ils présentèrent, l'année suivante, un
placet au roi. A l'époque de l'assemblée de 1775,
leur situation était toujours ia même. Ils réclamèrent
l'exécution de l'édit de 1768, dans lequel le roi avait
exprimé l'intention d'améliorer leur sort. Mais ce fut
en vain que l'archevêque de Narbonne rappela cette
promesse ; quelque pressant que fût son rapport ,
il resta sans effet, comme les instances de notre
évoque. La question, n'ayant pas été résolue, devait
reparaître vingt ans plus tard, devant l'assemblée
constituante. Les curés du diocèse de Baveux pu-
blièrent alors un second mémoire, dans lequel ils
établirent l'insuffisance de la portion congrue , qui
ne représentait que la seizième , et quelquefois la
DE BAYEUX. 164
vingtième partie des bénéfices possédés par les déci-
mateurs. Ils demandent qu'elle soit portée à douze
cents livres , et prouvent que seulement alors elle
atteindra la valeur fixée par Charles IX, Louis XIII et
Louis XIV (1). Ils supplient les évoques de s'inter-
poser auprès du roi pour faire cesser l'abus dont ils
se plaignent. Mais c'est surtout au roi et à la nation
qu'ils s'adressent. « Les évêques, disent-ils, sont trop
justes et trop modestes pour vouloir être seuls juges
dans celte cause. » Encore quelques mois, et l'Assem-
blée , après avoir supprimé la dîme , allait décréter,
sur la proposition de l'évoque d'Àutun , que tous les
biens du clergé étaient autant de propriétés natio-
nales.
Mgr de Rochecbouart venait d'entrer clans sa soi- iHondens'
xante-dix-huilième année, quand il forma le projet dcIlochechouarL
d'abdiquer l'épiscopat; il alla passer la fin de sa vie
au château de Montigny, dont il avait fait un palais.
Ce fut de Paris qu'il adressa ses adieux à son dio-
cèse, par un mandement qui porte la date du 24 jan-
vier 1776. Il mourut à la fin de l'année 4 781, et fut
inhumé quelques jours après dans un caveau de l'é-
glise de Montigny. Les habitants de Bayeux le virent
s'éloigner avec peine , et ceux de Montigny l'entou-
rèrent à sa mort de leurs larmes et de leurs regrets.
(1) La portion congrue était de cent vingt livres sous Charles
IX, de deux cents livres sous Louis XIII ; elle fut fixée à trois
cents livres par Louis XIV, en 1686. Ce qui coûtait dix livres,
à la première de ces trois époques, valait cent livres à la fin
du xvmc siècle. Le prix d'un chapon, que l'on achetait, à
Caen , trois ou quatre sols du temps de M. de Bras, variait,
deux siècles après lui, de trente sols à deux livres.
11
ICi HISTOIRE DU DIOCÈSE
C'est qu'à Bayeux , comme dans sa retraite , les bien-
faits qu'il ne cessa de répandre , lui avaient gagné
presque tous les cœurs. Malgré les habitudes de grand
seigneur au milieu desquelles il aimait à vivre, il était
d'un accès facile, et rappelait volontiers le souvenir de
la pauvreté dans laquelle il avait passé sa jeunesse :
il semblait y puiser des inspirations généreuses.
Ses mœurs étaient irréprochables ; mais il paraît que
l'aptitude de son esprit n'était pas toujours à la hau-
teur de ses fonctions. Du reste, il ne cessa jamais
de les remplir avec zèle ; il prêchait la vertu par son
exemple, et au besoin la vérité trouvait en lui un zélé
défenseur.
Travaux £es manuscrits de l'abbé Beziers nous ont fourni
de
y abbé BMicw. sur la dernière partie de cet épiscopat, d'utiles ren-
seignements. Il est juste qu'après avoir profité des
travaux de l'historien , nous rendions hommage à
sa mémoire. Michel Beziers , naquit à Bayeux, sur
la paroisse de Saint-Malo (1), en 1 721 . Il exerça
d'abord , dans cette église , les fonctions vicariales ,
et obtint, en 4754, la cure de Saint -André, la
moins importante de la ville. Il se dévoua de très-
jeune âge à l'étude des antiquités locales, explo-
rant avec soin les mémoires et les cartulaires, soit
au séminaire, soit à la bibliothèque du chapitre ou
dans les chartriers de quelques châteaux. Le résultat
de ses investigations fut consigné dans quatre vo-
lumes manuscrits , dont trois ont été retrouvés à
(1) La Biographie universelle a confondu le nom de cette
paroisse avec celui de la ville de Saint-Malo , où elle place le
lieu de sa naissance.
DE BAVEUX. 1G3
Rouen, en '1845. Le dépouillement de ces mémoires
inédits, mis à notre disposition avec une gracieuse
obligeance, a plus d'une fois enrichi notre ouvrage.
L'Histoire sommaire de la ville de Bayetix en fut
détachée par l'auteur, en 1773, et livrée à l'impres-
sion. Le Discours préliminaire , dans lequel l'éru-
dition s'appuie sur la critique, est généralement appré-
cié comme un morceau très-remarquable. La dédicace
en fut adressée à Mgr de Rochechouart. L'auteur y
rappelle la douceur de son gouvernement, son zèle
pour la religion, sa charité pour les pauvres, et, en
parlant ainsi, l'abbé Beziers est fidèle à son rôle
d'historien. Pauvre lui-même, oublié ou inconnu au
milieu de la ville épiscopale, accusé par des confrè-
res jaloux de son mérite de favoriser ce qu'on appe-
lait alors les opinions nouvelles, il trouva dans l'abbé
Raffin, vicaire-général, et dans M. de Biaudos, doyen
du chapitre , des protecteurs éclairés , qui rendirent
pleine justice à ses sentiments. Qu'on lise, en effet,
ses mémoires, qu'on étudie le jugement qu'il y porte
sur Mgr de Lorraine, et l'on verra qu'il déplore « sa com-
plaisance pour les grands-vicaires qui le gouvernaient,
et son adhésion aux principes du Jansénisme, qu'ils lui
avaient inculqués. » La protection de M. de Mathan
et celle de M. de Faudoas lui ouvrirent enfin la collé-
giale du Saint-Sépulcre, en 1767. Il devint chanoine
de Moult, et put alors se livrer sans réserve à ses
travaux de Bénédictin. « Mon plan, dit-il dans l'aver-
tissement qu'il a mis en tête de ses manuscrits, n'est
peut-être pas rempli comme il devrait l'être. Je ne
m'en ferai pas de reproche ; ce n'est point par manque
464 HISTOIRE DU DIOCÈSE
de zèle el de bonne volonté qu'il se présente quelque-
fois du vide dans les articles , c'est seulement par
défaut de mémoires et d'instructions nécessaires. »
Qu'il nous soit permis de nous approprier cette ex-
cuse. Et nous aussi, malgré nos patientes recherches,
malgré les précieuses communications des hommes
les plus compétents, nous avons eu à regretter quel-
quefois des matériaux indispensables. Nous espérons
que nos lecteurs sauront en apprécier la cause, et ne
mettront pas en question le désir qui nous anime de
faire connaître la vérité. Cette excuse, il faut bien en
convenir, n'est point applicable à certaines erreurs que
nous avons signalées dans notre historiographe ; mais
quel est celui qui oserait se flatter de n'en pas com-
mettre? Nous l'avons corrigé; d'autres nous corri-
geront à leur tour. C'est en vain que les œuvres de
l'homme tendent à la perfection ; elles ne franchiront
jamais la limite qui les en sépare.
L'abbé Beziers vint mourir à Bayeux, le 48 août
4782, et y fut inhumé dans le cimetière de sa pa-
roisse. La révolution a fait disparaître la trace de sa
sépulture; mais, le 7 juillet 1855, la société acadé-
mique de Bayeux a placé au lieu de sa naissance une
pierre monumentale qui en perpétuera le souvenir.
Indépendamment de YHistoire de Bayeux, on cite
encore, au nombre des ouvrages qu'il a composés, la
Chronologie historique des baillis et des gouver-
neurs de Caen ; un Mémoire sur l'origine et le
fondateur de la collégiale du Saint- Sépulcre ;
différents opuscules sur les bourgs de Creully et de
Condé-sur-Noireau , la châtellenie du Molay-Bacon et
DE BÀYEUX. 105
celle de Saint-Pierre-de-Semilly, en Basse-Normandie.
L'abbé Beziers était uni par les liens de l'amitié avec
D. Blanchard, religieux Bénédictin de Saint-Étienne
de Caen, qui a laissé des manuscrits sur l'histoire de
cette abbaye.
L'abbé Philippe Vicaire , doyen de la faculté de conférences
théologie et curé de Saint-Pierre de Caen, avait plu- rabbùdyicaire.
sieurs fois témoigné à Mgr de Rochechouart la douleur
qu'il ressentait de voir dans sa paroisse un grand
nombre de Protestants vivre et mourir séparés de
l'Église catholique. Il y avait parmi eux, il le procla-
mait lui-même , « des gens d'une probité reconnue ,
recommandables par la régularité de leur conduite et
leur charité envers les pauvres , à la vertu desquels il
ne manquait que d'avoir pour fondement la foi, qui
est la racine de toute justice, et sans laquelle il est
impossible de plaire à Bien. » Depuis long-temps ,
M. Vicaire songeait aux moyens de leur faire enten-
dre sa voix. Il les voyait avec peine s'éloigner de la
chaire évangélique , en détourner leurs enfants , et
refuser en toute occasion des éclaircissements dont
ils craignaient la lumière. Il prit donc la résolution de
leur communiquer par écrit les conférences qu'il avait
composées pour eux, et il les pria, dans les termes
les plus touchants, d'agréer cet ouvrage comme une
preuve de dévouement aux intérêts de leur conscience.
Rien de plus propre, en effet, à détromper les âmes
abusées , que la modération et la charité avec les-
quelles il dévoile les sophismes , les mensonges , les
calomnies de ses adversaires : jamais d'aigreur ni de
contention dans sa manière d'argumenter ou d'expo-
460 HISTOIRE DU DIOCÈSE
ser les preuves. Il discute, avec simplicité et avec
force, les dogmes de la foi, les principes sur lesquels
ils s'appuient , les raisonnements que les ministres
apportent pour les combattre , les réponses de la
théologie à toutes leurs difficultés. La première partie
roule sur les principes généraux qui ont servi de pré-
texte a la réforme ; dans la seconde , il aborde les
questions particulières controversées entre les deux
communions. Cet ouvrage, composé de quatre volu-
mes (1), et aujourd'hui complètement oublié, eut
alors un très-grand succès.
M. Vicaire parut, dans l'université, à l'époque où
elle était divisée par la querelle du jansénisme. Il fut
du nombre de ceux qui acceptèrent la constitution,
et protestèrent contre le décret d'appel. Il prêcha,
en 4 743 , l'oraison funèbre du cardinal de Fleury ,
abbé de Saint-Étienne de Caen, qui l'avait choisi pour
officiai. En 1744, il était titulaire du prieuré de Sept-
vents.— Né en 4689; mort en 4775.
L'abbé Le cicrc On prétend que le P. Mabiilon subit, dans son en-
fance , une opération cérébrale qui développa ses
facultés , et augmenta considérablement la puissance
de sa mémoire. Un violent coup de marteau, dont il
faillit périr, produisit , sur M. Le Clerc de Beauberon ,
un phénomène semblable. Ses facultés intellectuelles
se développèrent inopinément, et sa mémoire acquit
(1) Exposition fidelle et preuves solides de la doctrine
catholique, adressées aux Protestants , sur les principaux
articles controversés entre eux et les Catholiques, par M. Vi-
caire, docteur et doyen de la faculté de théologie. — A Caen ,
chez Le Roy, 1770.
DE BAYEUX. 467
tout-à-coup une sûreté prodigieuse. Nicolas-François
Le Clerc, né en 1714, à Saint-Denis-de-Meré, près de
Condé-sur-Noireau , termina ses études à Caen de la
manière la plus brillante, et y fut nommé, à vingt-
sept ans, professeur de théologie; nous avons souvent
entendu dire à ses élèves qu'il était sous tous les
rapports digne de cet honneur. Ce qui le distinguait
surtout, c'était une grande netteté dans les idées ,
jointe à une élocution élégante et facile. Pro Gratiâ
pugnasti, et Gratia te facit doctorem, dit-il un
jour à un licencié qui venait de soutenir médiocrement
une thèse sur la Grâce. Les richesses de la langue
latine lui étaient beaucoup plus familières que celles
de l'idiome national. Ennemi des sophismes, il dis-
cutait avec impartialité, et portait la démonstration
jusqu'à l'évidence. Il surprenait à chaque instant ses
auditeurs par la souplesse et l'étendue de sa mémoire;
il aimait à citer les ouvrages des Pères de l'Église,
particulièrement ceux de saint Augustin et de saint
Thomas. Son principal ouvrage est le fameux traité De
homine lapso et reparato. — La Chute de l'homme
et la Rédemption. — Il le professa pendant les années
4773 et 1774, et le laissa publier par un de ses élè-
ves. Le pape voulut lui écrire de sa propre main pour
lui témoigner sa satisfaction (1). Sans parler de quatre
ou cinq autres traités de théologie qui sont restés
manuscrits, M. Le Clerc composa plusieurs harangues,
des mandements et des discours latins qui furent
prononcés à différentes époques. Deux fois recteur
(1) V. volume précédent, p. 214.
168 HISTOIRE DU DIOCÈSE
de l'université , et à ce titre chargé d'annoncer la
mort de ses collègues , il excellait dans ces billets
de convocation, appelés convenire, où l'on faisait
ressortir en quelques lignes les qualités du défunt. Il
enseigna la théologie pendant quarante-neuf ans ; il
était chanoine de la métropole et officiai de l'abbaye
de Saint-Étienne. M. Le Clerc mourut à Caen, le 4
décembre 1790, à l'âge de soixante-seize ans. Il fut
enterré dans cette ville , sous le portail de l'église
Saint-Nicolas.
Si nous écrivions la biographie de M. Le Clerc, et
que nous eussions à le suivre dans les relations de la
vie sociale, nous serions obligés de convenir qu'à ses
bonnes qualités se mêlaient de légers ridicules , et
surtout une vaniteuse ostentation (1); contentons-
nous d'ajouter qu'il faisait le meilleur usage de sa for-
tune. Pendant plusieurs années qu'il fut chapelain de
l'hôpital Saint-Louis, il distribua ses émoluments aux
pauvres de la maison, suivant leur âge, leurs infir-
mités et leurs besoins. Du reste, étranger aux notions
les plus simples de la vie, les limites de son ensei-
gnement étaient pour lui les bornes du monde. Aussi
transportait-il souvent dans la conversation le ton et
les formules de la classe. On assure même qu'un
jour, il lui arriva de haranguer en latin l'abbesse de
Sainte-Trinité.
(1) C'est ainsi qu'il ne parlait jamais de lui-même , sans
employer, comme Cicéron, la première personne du pluriel:
nous. Il avait ajouté à son nom , qu'il trouvait trop simple et
trop court, celui de deux petites terres qu'il possédait dans le
Bocage, Beau-Beron.
DE BAYEUX. 169
M. Le Clerc eut des amis; il fut lié particulièrement
avec le P. Porée et son frère; il entretenait des rela-
tions intimes avec l'abbé Beziers. Il prépara les succès
de Malfilâtre , en l'aidant de sa bourse et de ses
conseils.
Citons encore, avant de terminer ce chapitre:
Pierre Lecoq, supérieur-général des Eudistes , né à i.'abbé Lecoq
Ifs en 4728, mort à Caen en 1777. Entre plusieurs
ouvrages de droit dont il est Fauteur, on estime sur-
tout celui qui a pour titre : De l'état des personnes
suivant les principes du droit français et du droit
coutumier de la province de Normandie. Le célè-
bre Thouret, président de l'assemblée constituante,
le regardait comme faisant autorité sur cette matière;
Le P. François Martin, docteur de Sorbonne, gar- te p. Martin;
dien du couvent des Cordeliers de Caen , où il forma
une bibliothèque, qu'on a réunie à celle de la ville,
après la suppression de cette communauté; tous les
livres qui la composaient, portent cette inscription:
Franciscus Martin, doctor theolog. Parisiens.,
comparavit. Oretur pro eo. On a de lui des vers
latins sur la mort de Huet, et un ouvrage intitulé:
Virorum aliquot Cadomensium , doctrine illus-
trium, syllabus carminé recensitus [Caen, 1717].
La bibliothèque de Caen , qui s'est enrichie de ses
collections, possède un de ses manuscrits, intitulé :
Athenœ Normannorum veteres ac récentes, seu
syllabus auctorum qui oriundi è Normanniâ. Les
biographes le font naître à Caen en 1640. M. Boisard,
auquel nous avons emprunté les détails qui précè-
dent, rapporte sa mort à Tannée 1721 ; M. Delamare,
HO HISTOIRE DU DIOCÈSE
dans son pouillé, la recule jusqu'en 4726;
L-abbé Mauduit. Michel Mauduit , prêtre de l'Oratoire , né à Vire en
4644, mort a Paris en 4709. Son Traité de la reli-
gion contre les Athées, les Déistes et les nouveaux
Pyrrhoniens, ses Annales des évangiles et des épl-
tres de saint Paul et des épîtres canoniques,
annoncent un jugement solide, un profond savoir et
un esprit méthodique. Toutefois, on lui reproche
d'avoir souvent adopté des sentiments qui ne pou-
vaient lui plaire, que parce qu'ils étaient nouveaux.
Il critique, non-seulement la Vulgate , mais l'opinion
commune des interprètes et des Pères, en leur oppo-
sant des subtilités grammaticales. On ne se souvient
plus qu'il a traduit en vers français les psaumes de
David .
DE BAYEUX. 471
CHAPITRE XIII.
Couvents menacés de la suppression. — Extinction de l'abbaye
de Longues. — Notice sur l'abbaye de Belle-Étoile. — Abbaye,
— Prieuré, — Hospice, — École de Thorigny. — Abbaye de
Mondaye. — La Charité de Caen.
Quand on parcourt la correspondance de Mgr de coûtais
Kochechouart avec Mgr l'archevêque de Toulouse , de la «oppression,
pendant les années 1766 et 1767, il est impossible
de ne pas déplorer la décadence où était tombée la
vie religieuse dans la plupart des couvents d'hommes
de notre diocèse , et l'on se demande ce qu'aurait
produit la transformation qu'on voulait leur faire
subir. Au moment où Mgr l'éveque de Bayeux pressait
la commission de sacrifier l'abbaye de Troarn, voici
ce que lui écrivait Mgr de Brienne :
« Je ne vous réponds pas sur les abbayes qui sont
en congrégation et sur lesquelles je ne pourrais vous
172 HISTOIRE DU DIOCÈSE
mander encore que des vues vagues et incertaines. A
l'égard des chanoines réguliers qui sont sous votre
juridiction, il n'y a sûrement pas de difficultés à la
suppression de la Chesnaye , et , quand vous le dési-
rerez , nous pourrons vous envoyer une défense de
recevoir des religieux.
« La maison de Notre-Dame-du-Val paraîtra souffrir
plus de difficultés, tant à cause des religieux qui y
sont, qu'à cause de ceux qui peuvent y rentrer. C'est
à vous , Monseigneur, à voir si vous vous déciderez
absolument pour la suppression, ou si vous aimerez
mieux établir dans cette maison ou même dans celle
de l'Hôtel-Dieu (1), une espèce de séminaire de cha-
noines réguliers, qui pourraient ensuite desservir des
cures. Ces chanoines réguliers, réunis en une ou
deux maisons, seraient sous votre juridiction, et peut-
être parviendrait-on par là à vous donner plus d'auto-
rité sur ceux de l'Hôtel-Dieu. Tous voudrez bien voir
ce qui vous conviendra le mieux, nous faire part des
facilités ou des obstacles que vous prévoyez dans l'un
ou l'autre projet, et nous envoyer un mémoire plus
détaillé sur l'origine, la fondation, la dotation et les
biens et charges de ces trois maisons, dont il n'est
peut-être pas impossible de tirer parti. »
Nous avons dit ailleurs que, en 1770, le roi auto-
risa l'évêque de Bayeux à disposer des biens de Saint-
Mcolas-de-la-Chesnaye en faveur de la Cathédrale ;
mais ces biens furent revendiqués par l'administration
(1) L'Hôtel-Dieu de Bois-IIalboul, qui dépendait de l'abbaye
du Val.
DE BAYEUX. I7:j
des hospices; la révolution survint avant que le pro-
cès fût jugé. — L'abbaye du Val existait encore en
1786, et à cette même époque, l'hospice entretenait
douze pauvres vieillards , qui avaient remplacé les
lépreux.
Ces trois établissements échappèrent donc pour un Extinction
temps à la destruction qui les menaçait. Il n'en fut ddee Longues.
pas ainsi de l'abbaye de Longues. Mgrde Rochechouart
engagea la lutte , et les religieux succombèrent après
une longue procédure, en 1782.
L'abbaye de Notre-Dame de Longues , à six kilo-
mètres et demi de Bayeux, vers le nord, appartenait
à l'ordre de Saint-Benoît, ancienne observance. Les
Bénédictins du Gallia chrisliana écrivaient, en 1759,
que, depuis plusieurs années , elle faisait partie de
l'ordre de Cluny. Nous devons ajouter que cette affi-
liation fut contestée par Mgr de Cugnac, son dernier
abbé, et que les religieux refusèrent de produire le
titre de leur évocation , quoiqu'ils y fussent condam-
nés par une sentence du bailliage. L'abbaye de Lon-
gues avait eu pour fondateur Hugues Wac, membre
d'une famille illustre en Angleterre et en Normandie;
elle comptait trente-cinq abbés, dont seize commen-
dalaires. En 1771, il y avait quatre religieux; la
cinquième place était vacante; onze ans plus tard,
leur nombre était réduit à trois. Soutenu par Mgr de
Brienne et par la commission dont il était président,
Mgr l'évoque de Bayeux obtint du roi, le 7 mai 1769,
un brevet qui l'autorisait a supprimer la mense con-
ventuelle du monastère. Remarquons, en passant,
que le seul motif allégué par lui, était le petit nombre
474 HISTOIRE DU DIOCÈSE
des titulaires, et l'impuissance où ils se trouvaient de
vaquer à leurs fonctions. Au mois de mars 4782,
parurent les lettres-patentes de Louis XVI, par les-
quelles le monastère fut entièrement supprimé. On
détruisit la nef et les deux grandes chapelles du croi-
sillon , ainsi qu'une partie des bâliments claustraux ;
mais on conserva des bâtiments d'exploitation et les
habitations particulières des trois religieux. Les biens
de l'abbaye furent réunis an grand séminaire de
Baveux. Cette union assurait aux paroisses de Lon-
gues, de Fontenailles et de Marigny, quelques aumô-
nes et une école pour les filles. Après la mort de
WT de Cugnac, le séminaire devait entrer en partage
des fonds, et recevoir gratuitement un certain nombre
de clercs. Ces bourses étaient spécialement affectées
aux trois paroisses désignées plus haut. Enfin , M*r
l'archevêque de Toulouse, avant de consentir à l'ex-
tinction du monastère, exigea qu'on pensionnât les
trois derniers religieux.
L'abbaye de Belle-Étoile , située à un myriamètre
«rJiÏÏÏÏL de Tinchebray, arrondissement de Domfront, était
' assise au fond d'une vallée , et entourée de beaux
étangs, de bois giboyeux, de plateaux fertiles. Elle
eut pour fondateurs Henri de Beaufou , qui figurait
parmi les soixante-dix-sept chevaliers bannerets de
Normandie du temps de Philippe-Auguste, etÉdice ou
Édicie, son épouse. Une étoile qui leur apparut au
milieu du jour, dans une fontaine du voisinage, aurait,
suivant le récit de quelques auteurs, déterminé l'em-
placement du monastère et le choix du nom sous
lequel il est connu. Bien de plus poétique que cette
Notice
DE BAYEUX. I 75
légende; pourquoi l'histoire a-t-elle omis de l'appuyer?
Des chanoines de la Luzerne, au diocèse d'Àvranches,
ordre de Prémontré , furent établis à Belle-Étoile, en
1215. Ils remplacèrent des hermites qui habitaient la
montagne , et en étaient descendus pendant quelque
temps, à la prière du sire de Beaufou, pour défricher
les bois et bâtir des cellules. De là, deux époques
auxquelles on peut rapporter l'origine de l'abbaye.
Quelques-uns, par exemple, la font remonter à l'an
1213, lorsque, à la demande de l'évêque de Bayeux,
l'abbé de Lonlay et son couvent renoncèrent à leurs
droits sur l'hermitage de Saint-Jacques. D'autres la
placent à l'arrivée des Prémonlrés , ou môme la re-
poussent jusqu'en 1216, c'est-à-dire, jusqu'à l'épo-
que à laquelle Robert, évèque de Bayeux , confirma
par une charte la donation des fondateurs.
L'abbé de Belle-Étoile embrassa chaudement le parti
de la ligue. Henri IV le chassa comme un traître, con-
fisqua tous les biens du monastère, en 1589, et en
donna la jouissance à un officier calviniste, au baron
de Larchamp , Antoine de Crux. Celui-ci emporta les
papiers et les meubles au manoir de Bellefontaine, et
força les religieux à se retirer dans leur oratoire. In-
formé de cette spoliation , le parlement ordonna que
les revenus de cette maison seraient employés à la
relever de ses ruines , et que le baron serait forcé de
s'en dessaisir, sous peine d'une amende de trois mille
écus. Malgré cet arrêt, le parlement et le monastère
luttèrent pendant vingt-cinq ans contre l'usurpateur.
Il fut chassé per un des abbés, Pierre de Scarron,
évèque de Grenoble.
176 HISTOIRE DU DIOCÈSE
Vient ensuite la réforme d'Augustin Pannier, envoyé
en 1623 pour rétablir la discipline. Alors Belle-Étoile
adopta une règle plus sévère, qui l'ut enregistrée au
parlement en 1G30.
Quarante-trois abbés, dont dix-sept commendatai-
res, ont gouverné Belle-Étoile l'espace de cinq cent
soixante-quinze ans, depuis l'hermite de Monufray,
qui dirigea la construction et les premiers travaux de
l'abbaye, jusqu'à M. de Lestrade, nommé par Louis
XVI en 1784, et qui siégeait encore à la révolution.
Lorsque la Constituante, par son décret du 20
février 1790, eut supprimé les communautés, les
religieux de Belle -Étoile se dispersèrent; nous ne
saurions dire s'ils étaient nombreux. Un seul resta
dans le pays, qu'il édifiait par ses vertus et ses lu-
mières, y exerça les fonctions pastorales et y mourut
dans une grande vieillesse. Les biens de la commu-
nauté furent vendus, et l'administration de Tinche-
bray fut autorisée à la dépouiller de tout ce qui pou-
vait servir au culte. On transporta au département
les livres qui échappèrent au pillage. L'abbatiale, de
construction assez récente, est encore debout; mais
la basilique, bâtie en 1238, par Henri de Beaufou,
fut dévastée à l'époque de la révolution. En 1818,
ses voûtes étaient tombées , ses murailles et ses co-
lonnes rasées à hauteur d'appui. Cependant, ajoute
l'auteur auquel nous empruntons ces détails , la fon-
taine où la pieuse Édicie vit, dit-on, l'étoile mysté-
rieuse, coule toujours fraîche et pure: la nature seule
ne vieillit pas.
A l'époque où fut rédigé le commencement de ce
de Thorigny.
DEBAYEUX. 477
travail , nous n'avions pu recueillir, sur les établisse-
ments religieux de Thorigny, que des notions très-
imparfaites. Aujourd'hui, la monographie que vient
de publier M. F. Deschamps , va nous permettre
d'ajouter quelques détails pleins d'intérêt à ceux que
nous avons déjà consignés.
Dès l'an 1134, Richard de Saint-Remy donna aux Abbaye
religieux de l'abbaye d'Aunay la seigneurie de La
Boulaye, située sur la commune de Condé-sur-Vire ,
à condition qu'ils y établiraient un monastère com-
posé de quatre religieux. Robert de Saint-Remy éten-
dit et confirma, en 1135, la donation de son père.
C'est à ce titre sans doute qu'il est désigné comme
fondateur par quelques historiens. Ce premier éta-
blissement, dédié à saint Nicolas , et confié en 1190
à Jean de La Boulaye , eut une courte durée ; mais ,
en 1307, il fut restauré par Robert Lefèvre , archi-
diacre d'Avranches , chanoine de Bayeux et médecin
dePhilippe-le-Bel. L'abbaye d'Aunay y envoya quatre
de ses religieux , sous la direction d'un abbé , qui
portait, comme son prédécesseur, le nom de La
Boulaye. Deux chartes, l'une de 4307, l'autre de
4 309 , homologuées aux assises de Thorigny, leur
attribuèrent tous les biens qui avaient été donnés a
l'ancienne abbaye. Philippe-le-Bel confirma la dona-
tion de Robert Lefèvre, et y ajouta, en 4308, les
dîmes de la paroisse de Duran ville, ainsi que le pa-
tronage de Notre - Dam e-du-Grand-Vivier, l'une des
églises du bourg. En 4310, Clément V plaça le mo-
nastère sous l'invocation du prince des apôtres. Phi-
lippe V lui fit aussi quelques donations, et confirma
12
478 HISTOIRE DU DIOCÈSE
celles de son père, en 4319. Cette abbaye compte
vingt-trois abbés, au nombre desquels six furent com-
mendataires. Elle fut vendue, avec les huit hectares
de terre qui l'entouraient, vingt -six mille francs en
assignats (4).
prieuré s'il faut en croire le Gallia christiana et le pouil-
lé de M. Delamare, le prieuré de Thorigny doit son
origine à Léonore d'Orléans , veuve de Charles de
Matignon, gouverneur de Normandie. Ce nom n'a pas
été cité par M. Deschamps. Il raconte simplement que
deux religieuses professes de Villers-Canivct s'éta-
blirent en 4630 en la commune de Saint-Amand-de-
Thorigny, à l'ermitage nommé la Madeleine , près la
lande de Rouges -Terres. Elles y pratiquèrent pen-
dant dix mois les observances religieuses, sous la
direction d'Yves de Monthurel , propriétaire de l'ermi-
tage. En 4632, elles se transportèrent sur le terrain
que leur donna Guillaume Le Mière , curé de Notre-
Dame. C'est ici qu'a été oublié le nom de la fonda-
trice. « La pieuse princesse, dit M. Delamare, fit
venir de Villers-Canivet deux religieuses, Bonne de
Malvoue et Claire Boulon , qui furent d'abord reçues
(1) 11 est à regretter que M. Deschamps ne nous ait pas fait
connaître la source où il a puisé la nomenclature des abbés de
Thorigny. En la comparant à celle du Gallia christiana , nous
y avons trouvé des différences assez notables, tant sous le
rapport des noms que sous celui des dates. La même remar-
que est applicable à celle des prieures. Ainsi, par exemple,
la fondatrice du prieuré, qu'il désigne sous le nom de Bonne
de Mallouet, est appelée par les Bénédictins Bonne de Malvoue.
Quant à nos éveques, M. Deschamps a été évidemment trompé
par ses manuscrits, lorsqu'il substitue Hervé à Henri IL et
Jacques d'Anglemer à Jacques d'Angennes.
de Thorigny.
DE BAYEUX. 479
dans la solitude de Sainte-Madeleine. La donation de
Léonore et de Guillaume fut acceptée par l'abbé de
Cîteaux , Dom Pierre Nivelle , qui érigea ce mona-
stère en prieuré, le 48 mai 4632. » Le roi l'approuva
en 4634. Il renfermait ordinairement de douze à
quinze religieuses; ses prieures ont été au nombre
de douze. L'église et un bâtiment à deux étages sont
les seuls restes de ce qui existait autrefois. Trois reli-
gieuses , de la congrégation du Sacré-Cœur, y tien-
nent un pensionnat et une école de jeunes filles.
En 4 224 , Gaucher de Châtillon , comte de Saint- Hospice
Paul, auquel Philippe-Auguste avait fait don de la
baronnie de Thorigny, confisquée sur Jean -Sans-
Terre , y fonda un Hôtel-Dieu en face l'église Notre-
Dame-du-Grand-Vivier. Une chapelle , dédiée à saint
Éloi, et portant le titre de prieuré, y était annexée;
elle était desservie par le curé de la paroisse.
Par une charte de 4 300 , Philippe-le-Bel fit quel-
ques donations à cet hôpital, particulièrement des-
tiné aux pauvres infirmes et aux voyageurs indigents.
Les bâtiments qui le composaient, devinrent considé-
rables. Les draps, les toiles qu'on y fabriquait, furent
long-temps le principal aliment du commerce de la
ville. Cet état de prospérité finit en 4388 , et la ruine
était complète en 4675. Ce fut alors que Jean de
Matignon , seigneur de Thorigny, fonda l'hospice
actuel, en commémoration de son mariage avec Char-
lotte de Matignon, sa nièce. Il dota sa fondation de
la plus grande partie des biens qu'elle possède. On y
ajouta le reste des revenus de l'ancien Hôtel-Dieu. Un
édit de 4685 y réunit ceux du prêche de Chefresne;
École
de Thorigny.
Abbaye
de Mondaye.
180 HISTOIRE DU DIOCÈSE
ceux des maladreries de Thorigny, de Condé-sur-Vire,
de Septvents, de Tessy et de la Ferrière-Hareng , y
furent incorporés par lettres -patentes le 24 février
1696. L'hospice de Thorigny et ses dépendances
immédiates sont de plus d'un hectare. Son revenu
s'élève à huit mille sept cent quatre-vingt-deux francs.
Raoult Boulogne, curé de Saint-Martin de Caumont,
Guillaume Le Bouteiller, curé de Notre- Dame -du-
Grand-Vivier, et Georges Dajon, tabellion de Thori-
gny, fondèrent en 1 595 , une école qui fut nommée
collège Notre-Dame-du-Grand-Vivier. Le maître était
à la nomination du curé et des principaux habitants.
Un siècle plus tard, en 1691 , Catherine Chevreuil
fonda, dans sa maison, une école pour les jeunes
filles; elle légua en mourant cette propriété à ses
compagnes, et leur imposa l'obligation de continuer
la vie commune sous la règle de Saint-Augustin, de
tenir les petites écoles , de soigner les malades et de
leur rendre au besoin les derniers devoirs. Leur dé-
vouement fut très-précieux dans les temps d'épidé-
mie; la révolution les chassa de leur asile.
Au sud de la ville de Bayeux, dans la direction des
communes d'Ellon et de Monceaux, s'étendent à quel-
ques pieds au-dessous du sol les restes d'un aque-
duc construit par les Romains. Au nombre des sources
qui l'alimentaient autrefois , on cite comme la plus
importante celle de Mondaye, située à huit kilomètres
de la ville épiscopale. Elle fournissait alors une assez
grande quantité d'eau limpide, et avait donné son
nom à la colline d'où elle jaillissait. Cette colline, en
effet, eut pour nom primitif Mont-d'Ae [Mons aquœ],
DE BAYEUX. 184
dont on a fait plus tard Mont d'Aide [Mons auxilii],
et Mont de Dieu [Mons Dei] , lorsque les moines y
eurent fixé leur séjour.
Au commencement du xn6 siècle , un pieux ana-
chorète, nommé Turstin , habitait cette solitude ; sa
mémoire s'y conserva parmi les habitants du mona-
stère; on y priait pour lui chaque année, îe 15 avril.
Était-ce sur le patrimoine de ses aïeux ou sur le
territoire de son siège épiscopal que Jourdain du
Hommet , évêque de Lisieux , fonda l'abbaye de
Mondaye?La question nous semble résolue en faveur
de la seconde opinion. Nous nous en référons à
l'indication que nous avons donnée dans notre pre-
mier volume et aux preuves plus développées qui se
trouvent a la fin de celui-ci (1 ) . Quant à l'époque de la
fondation, nous nous étions récusé , en présence de
deux dates qui se contredisent . Aujourd'hui , nous
sommes heureux d'accepter celle que nous propose
l'historien de l'abbaye, le P. Godefroid Madelaine (2).
Il est certain qu'en 1202 , il existait déjà sur la col-
line de Mondaye une communauté de chanoines,
gouvernée par un supérieur régulier. La paroisse de
Juaye, où elle était située, faisait partie de l'exemp-
tion de Nonant. — L'histoire de Mondaye est donc
écrite et nous n'avons qu'à nous en réjouir. L'histoire
des communautés est une spécialité dans celle du
diocèse. Il serait impossible qu'un seul homme eût
le temps et la force d'en réunir tous les matériaux.
(1) Pièces justificatives, Note 22, page 23.
(2) Essai historique sur l'Abbaye de Mondaye, par le
R. P. Godefroid Madelaine.— Caen, Leblanc-Hardel , 1874.
c. 12
482 HISTOIRE DU DIOCÈSE
Quand nous avons eu le bonheur de rencontrer sur
l'abbaye de Troarn des documents inédits, nous en
avons longuement profité ; mais ce bonheur est une
exception. Laissons donc au P. Godefroid le plaisir
d'apprendre à nos lecteurs toutes les particularités
qu'il a recueillies sur sa chère abbaye, et contentons-
nous d'en extraire quelques faits qui intéressent
plus particulièrement l'histoire du diocèse.
Disons d'abord qu'une charte de saint Louis, roi
de France, donnée à Pont-Audemer en 1269, met à
la disposition des chanoines « le bois mort qu'ils
pourront recueillir dans la forêt du Vernay, jusqu'à
concurrence de la double charge d'un âne par jour. »
Il existe encore à Juaye un chemin designé sous le
nom de Rue-aux-Anes , qui conduit directement du
monaslère à la forêt, distante d'une lieue environ.
On ignore aujourd'hui que ce nom est d'origine
royale, et l'on croit faussement que, dans le langage
populaire, il s'appliquait aux religieux.
En signalant, comme c'était notre devoir, l'atta-
chement de l'abbé Jahouel a la secte de Jansénius,
nous avions rendu justice à son savoir et à sa piété ;
il nous reste à publier ici un détail que nous
ignorions et qui vaut mieux que tous les éloges. Tout
le monde sait qu'une lettre de cachet l'avait consigné
dans son abbaye, et, d'après certains témoignages
dont je ne discute pas la valeur, tant que vécut Mgr
de Lorraine, il eut avec lui de secrètes intelligences;
mais, dit le P. Godefroid, dès qu'il fut débarrassé de
celui qu'on peut appeler « son mauvais génie, » il
écoula les cris de sa conscience, et se rendit aux
DE BAYEUX. 183
sages remontrances de ses confrères. Il y a donc ,
dans la vie du P. Jahouel, deux périodes bien dis-
tinctes : celle de ses égarements et celle de son
repentir.
Il faut lire, dans le P. Godefroid, le chapitre où
il traite des travaux d'art que l'on doit à ses frères
les religieux.
Mondaye se trouvait dans une situation prospère;
Philippe l'ïïermitev élu abbé régulier en 1704, en
profita pour faire construire l'église actuelle, remar-
quable par ses belles proportions et l'ensemble bien
ordonné de toutes ses parties. Elle fut achevée par
Olivier Jahouel , qui rebâtit l'ancien couvent et le
mit en communication avec l'église. La communauté
comptait alors parmi ses membres Eustache Restout,
architecte, peintre et sculpteur, qui dirigea la con-
struction de l'église et y plaça les sculptures et les
peintures qui la décorent. Une très-belle Assomption
modelée en terre deNoron et entourée de chérubins,
pourrait servir de type pour toute composition du
même genre. A la suite de la révolution de 1793,
les tableaux qui décoraient l'église, et dont le mé-
rite était subordonné, dans la pensée du peintre, à
la place qu'ils y occuperaient, furent transportés
à Bayeux et placés à la Cathédrale. On n'a pas
oublié l'effet disgracieux qu'ils produisaient dans la
nef, alignés sur deux rangs. Des réclamations nom-
breuses avaient éveillé sur ce point l'attention pu-
blique. Enfin, M°rDidiot, après avoir consulté son
chapitre, « renonça gracieusement, » dit notre au-
teur, à la possession de ces richesses. Grâce à cette
de Caeu.
184 HISTOIRE DU DIOCÈSE
décision, elles reprirent successivement le chemin
de l'abbaye; là seulement elles sont à leur place :
tout le monde en convient aujourd'hui.
Les annales manuscrites de la Charité de Caen
nous ont laissé, sur Mgr de Luynes et son successeur,
de précieuses communications. Ces pages, que nous
avons sous les yeux , nous font si bien connaître les
deux prélats ; elles sont écrites avec tant de naturel
et d'exquise simplicité , que nous regrettons de ne
pouvoir les reproduire. Essayons au moins d'en dé-
tacher quelques fragments.
La charité Quoique Mgr de Luynes, nous disent-elles, fût loin
de partager les sentiments de son prédécesseur « sur
les affaires de la religion » relatives à la querelle du
jansénisme, il montra pour la communauté la même
charité et la même bienveillance que Mgr de Lorraine.
Il la visita pour la première fois le M janvier 1730,
et s'empressa de lui témoigner « combien il était
prévenu en sa faveur. » Après la mort de l'abbé
Robinet, son grand-vicaire et son ami, qu'il donna
d'abord aux religieuses pour père spirituel , il con-
sentit à remplir lui-même ces fonctions. Il montra
toujours un grand zèle pour l'exacte observance, et
ne craignait pas d'entrer à cet égard dans les détails
les plus minutieux. C'était le temps où une assem-
blée générale des supérieures de l'ordre se réunit à
Caen sous la présidence de deux docteurs en théo-
logie, pour revoir les constitutions. Mgr de Luynes,
auquel on soumit, en 1")35, le travail de l'assemblée,
prit la peine de l'examiner avec la plus scrupuleuse
attention ; il y fit même de légers changements ,
DE BAYEUX. 485
« soit pour réformer quelques expressions suran-
nées, soit pour les rendre plus intelligibles. » D'après
ses conseils , qui furent acceptés par toutes les mai-
sons de l'institut, les règles furent mises à l'essai
pendant trois ans ; puis il les approuva, et obtint du
pape un bref de confirmation.
Monseigneur ne se contenta pas d'apporter tous
ses soins à l'examen des constitutions , il voulut ap-
précier en détail le règlement et les coutumes ; « tan-
tôt il écrivait pour donner quelques éclaircissements
sur ses remarques ; d'autres fois il venait au parloir
avec tous nos manuscrits pour faire ses observations,
et recevoir celles qu'on pouvait avoir à lui faire ; on
l'a vu passer à ces examens depuis huit heures du
malin jusqu'après midi sans interruption. Lorsqu'il
était à Caen , il ne manquait jamais de donner quel-
ques marques particulières de l'intérêt qu'il prenait
à ce qui concernait ce monastère ; s'informant de
tout, visitant nos cellules, la nourriture de nos pé-
nitentes, la tenue de nos livres de comptes. »
On aime à voir la pensée de Mgr de Luynes
descendre à ces petits détails : c'est le propre des
hommes supérieurs d'embrasser ainsi avec la même
aptitude les fonctions les plus variées ; mais il faut
quelque chose de plus que le talent pour l'entre-
prendre, il faut le sentiment du devoir. Voilà pour-
quoi les lignes que je viens de citer, doivent être
ajoutées au portrait de Mgr de Luynes, qu'elles nous
présentent sous un nouvel aspect. On ne le connaîtrait
pas , si on le jugeait uniquement d'après ses luttes
contre le jansénisme ou son discours à l'Académie.
186 HISTOIRE DU DIOCÈSE
Mgr de Rochechouart marcha sur ses traces ; il
accepta le titre de supérieur, qui lui fut offert à sa
première visite, et il accorda toujours une attention
bienveillante aux intérêts de la communauté.
L'acquit des messes de fondation était devenu
pour elle une charge très-onéreuse ; d'un côté, les
revenus avaient diminué ; de l'autre, la misère des
temps et l'élévation du prix des denrées semblaient
exiger que l'on augmentât les honoraires. Le rem-
boursement des billets de banque, sous le ministère
de Law, et la dépréciation du papier-monnaie qui
en fut la conséquence, avaient englouti un capital de
dix à onze mille francs , spécialement affecté à des
fondations de cette espèce, et, depuis vingt-cinq
ans , la Charité était dans un état de souffrance qui
s'aggravait tous les jours. Mgr de Rochechouart fit
alors ce que Mgr de Luynes n'avait pas osé faire : en
1757, il réduisit le nombre des messes que l'on était
tenu d'acquitter, ce qui permit d'élever à treize sols
l'honoraire de chacune (1).
On cite plusieurs lettres que le prélat écrivit du
fond de sa retraite aux religieuses de la Charité ;
elles prouvent que l'âge et la distance n'avaient pas
refroidi ses sentiments : il en donna des preuves
jusqu'à sa mort.
(i) Nous avons déjà constaté le changement survenu dans les
valeurs, qui avait, en deux siècles, décuplé le prix de certains
objets de première nécessité.
DE BAYEUX. 187
^TTTTryTYTYTfYTTTTrTrTrT'B'TrTrTrTrTrTrTrTrTrTrTrTrTrvTr*
CHAPITRE XIV.
Élection de Msr de Cheylus. — Travaux à la Cathédrale. —
Nouvelle édition des Statuts diocésains.— Extinction delà
mendicité.— Petit-Bureau.— Frères des Écoles chrétiennes.
— Actes de baptême des Prolestants. — Mariages des Protes-
tants.— Révolte à Douvres.— École de la Providence.
Si, pour être irréprochable au jugement de la
postérité, il suffisait à un prince de l'Église de con-
sacrer une partie de ses richesses à soulager l'indi-
gence, de fonder autour de lui des établissements
charitables, d'opposer aux persécuteurs de la reli-
gion, tantôt une conduite modérée et prudente, tantôt
une énergie pleine de dignité; si l'exil, courageusement
accepté pour échapper aux décrets d'une assemblée
schismatique, pouvait nous faire oublier les entraî-
nements et les erreurs d'une autre époque, l'épisco-
pat de Mgr de Cheylus défierait la critique , et nous
188 HISTOIRE DU DIOCÈSE
n'aurions que des hommages à déposer sur sa tombe.
Mais l'historien ne peut manier à son gré les docu-
ments où il puise ses inspirations ; son premier de-
voir est de les reproduire sans les altérer. Nous
dirons donc que, au moment où Mgr de Cheylus prit
possession de son troisième diocèse , quoique d'un
âge assez avancé, il y apportait l'activité et les res-
sources d'un esprit jeune encore ; ses habitudes
étaient celles d'un grand seigneur. Il appartenait à
un groupe de prélats que l'abbé Barruel avait vus de
près en exil, et sur lesquels il a porté un jugement
qui rend ici toute notre pensée (1).« Trop longtemps,
dit-il, ils avaient associé le culte de la Cour à celui
de la Croix; mais la persécution rendit leur foi et
plus pure et plus forte. » Mgr de Cheylus regardait
comme inébranlables les fondements sur lesquels
reposait l'ancienne monarchie. Il ne crut jamais à
la révolution. A ses yeux, la révolution était une*
bourrasque qui passait sur la France. Cet espoir le
soutint jusques au jour de sa mort.
Élection Mgrde Cheylus était originaire du diocèse d'Avignon.
de Mer de Cheylus. J S S
Né dans cette ville en 17'l 7, docteurdeSorbonne, abbé
de Cormeilles, dans le diocèse de Lisieux, doyen du
chapitre de cette cathédrale en 4754, évoque de Tré-
guier en 1762, transféré à Cahors en 1766, premier
aumônier de Madame la comtesse d'Artois, conseiller
du roi, commandeur des ordres royaux, militaires
et hospitaliers de Notre-Dame du Mont-Carmel et
de Saint-Lazare de Jérusalem, Joseph-Dominique de
(1) Histoire du Clergé pendant la Révolution française.—
Londres, 1797.
DE BAYEUX. 489
Cheylus fut nommé à l'évêché de Bayeux le 17 no-
vembre 1776, à l'âge de cinquante-neuf ans. Il donna
procuration a M. de Biaudos, doyen du chapitre, pour
prendre à sa place possession de l'évêché, le 1er avril
1777; mais il ne vint à Bayeux que le 5 avril de
l'année suivante (1). A l'exemple de Mgr de Lorraine,
Mgr de Cheylus s'affranchit de l'hommage traditionnel
que ses prédécesseurs rendaient depuis cinq siècles
à Notre-Dame-de-la-Délivrande ; il arriva directement
à Bayeux le samedi soir, et le lendemain il se rendit
de l'église Saint-Sauveur à la Cathédrale, après avoir
fait processionnellement le tour de la cité. On a pré-
tendu, mais sans pouvoir en donner la preuve, que
Mgr de Cheylus avait, par ses intrigues, enlevé l'évê-
ché de Bayeux à M. de Nicolaï, chancelier de la Cathé-
drale, en faveur duquel Mgr de Rochechouart aurait
donné sa démission. Nous entrons dans une époque
où l'on ne peut trop se tenir en garde contre les in-
sinuations de cette nature , surtout quand les témoi-
gnages sur lesquels elles reposent, sont évidemment
inspirés par la haine. Or, tel est à nos yeux le carac-
tère des pamphlets et des brochures où celles-ci
furent outrageusement répétées.
Mgr de Cheylus confia successivement les pouvoirs
de vicaire-général à un grand nombre d'ecclésiasti-
ques, étrangers pour la plupart à son nouveau dio-
(1) C'est au moins ce que nous lisons dans un manuscrit
rédigé sous son épiscopat. . D'autres fixent son arrivée au 27
mars 1777; mais alors il faudrait dire que Msr de Cheylus se
serait fait installer avant d'avoir pris possession par procu-
reur.
490 HISTOIRE DU DIOCÈSE
cèse. Contentons-nous de citer ici les noms de ceux
qui remplissaient cette charge au commencement de
l'année 4 790 : MM. de Marguerye, doyen du chapitre ;—
Le Sueur des Frênes, grand-chantre de la Cathédrale;
— Merry de Berthenouville, docteur de Sorbonne, doyen
du Saint- Sépulcre de Caen; — de La Cour, conseiller
au parlement de Rouen , archidiacre des Veys ; — de
Pradelles, archidiacre de Caen; — de Cairon, chanoine
de Cussy; — de Narbonne, chancelier de la Cathédrale ;
— Maffré, docteur en théologie, officiai du diocèse;
— d'Audibert de laVillasse, licencié en droit et archi-
diacre de Bayeux. Né à Carpentras, en 4750, M. d'Au-
dibert était âgé de vingt-huit ans, lorsque M&r de
Cheylus, son parent, le nomma chanoine de Gueron,
et le fit entrer dans son conseil. On voit par le procès-
verbal de son installation , que l'on donnait encore
aux nouveaux chanoines l'investiture spirituelle de
leur prébende par l'imposition d'un livre, et la saisine
du temporel en leur faisant toucher du pain et du
vin. Cette coutume était fort ancienne dans l'Église de
Bayeux : on la trouve indiquée dans un manuscrit du
xme siècle.
Travaux Jean-François de Marguerye, chanoine de Vaucelles,
cathédrale. avait remplacé, en 4781, M. de Biaudos, doyen du
chapitre et vicaire-général de Mgr de Cheylus ; il obtint
vingt-quatre voix sur quarante-un votants. Il travailla
comme son prédéceseur à l'ornementation de la Cathé-
drale, et la compléta en y plaçant la chaire à prêcher ;
elle fut faite à Caen, en 1786.
On lit dans un rapport adressé au ministre des
cultes par l'évêque de Bayeux, le 20 janvier 4842,
DE BAYEUX. 191
que le portail de l'église fut mutilé en 1778, lorsqu'on
répara l'arche du milieu, laquelle menaçait ruine. Un
de nos manuscrits , rédigé sous l'épiscopat de Mgr de
Cheylus, donne sur le même fait des explications
toutes différentes. D'après lui, le pilier qui soutenait
le tympan , et séparait en deux la porte principale ,
aurait été supprimé, parce qu'il rendait le passage
trop étroit, et qu'aux fêtes du Saint-Sacrement, on
était obligé de monter le dais en dehors de l'église.
Alors on fit disparaître six statues d'apôtres et une
statue de la Vierge placées sur le pilier, au milieu du
portail. Alors aussi on perça cette fenêtre ronde qui
éclaire l'église au-dessous des orgues. La grille qui
ferme l'entrée, fut construite à peu près dans le même
temps.
L'édition des statuts rédigés par Mgr de Luynes , Nouvelle édition
étant épuisée, Wr de Cheylus la renouvela sans y rien J^S!!
changer. Mais il la fit précéder d'un mandement , en
date du 5 janvier 1781 , dans lequel il exhorte le
clergé à rendre plus léger pour lui le fardeau d'un
ministère qui s'aggravait tous les jours. Il s'y plaint
des mœurs nouvelles que « la licence du siècle s'ef-
force d'introduire dans le sanctuaire. » Il y rappelle
à l'observation des règlements les ecclésiastiques
qui ne craignaient pas de s'en affranchir par une
transgression coupable, en abjurant, « dans leurs v
manières et dans leur conduite, la décence et la di-
gnité de leur état; » une injonction sévère, adressée
au promoteur de l'officialité, lui ordonnait de publier
les statuts et de poursuivre les délinquants. Ces or-
donnances ont été renouvelées par Mgr Brault , avec
de la mendicité.
492 HISTOIRE DU DIOCÈSE
quelques changements que les circonstances avaient
rendus indispensables. Mgr Duperrier et Mgr Robin les
ont également modifiées. La dernière édition, celle
de 4853, postérieure au concile de Rouen, en a re-
produit les décrets, après avoir été soumise par Mgr
Robin à l'examen d'un synode.
Extinction L'extinction de la mendicité est un des problêmes
les plus difficiles qui aient jamais éveillé l'attention
des administrateurs. Mgr de Cheylus entreprit de le
résoudre. Président d'un bureau où devaient siéger,
d'une part, le doyen du chapitre , le lieutenant-géné-
ral du bailliage et celui de police, le procureur du
roi , le maire, accompagné d'un des échevins ; et de
l'autre, des délégués du chapitre, du bailliage, des
curés de la ville , de la noblesse et du collège des
avocats, élus par leurs corps respectifs, il y associa
des dames de charité, prises dans chaque paroisse.
Ces dames furent priées de dresser le tableau des
indigents, et de mettre en regard celui des ressources
qu'ils pouvaient tirer de leur travail. Les Sœurs de
Saint-Vincent-de-Paul , préposées par Mgr de Nesmond
au soulagement des pauvres malades , et dont Mgr de
Luynes avait régularisé l'institution, furent appelées
à distribuer les aumônes. Les aumônes se faisaient
en nature; elles consistaient en comestibles et en
vêtements. Les Sœurs se trouvaient aux assemblées,
pour informer les administrateurs des changements
qui pouvaient survenir dans l'état des familles. Les
secours destinés aux pauvres honteux étaient remis à
celui des administrateurs qui s'était chargé d'en faire
la demande. Pendant l'Avent et à l'époque du Carê-
DE BAYEUX. 193
me, une quête générale était faite dans toute la ville
par les membres du bureau et les dames de charité;
les assemblées avaient lieu tous les mois, au palais
épiscopal. En échange des secours qu'ils recevaient
de l'administration , les pauyres étaient obligés au
travail. Une tâche leur était remise le lundi par les
Sœurs, qui étaient tenues de rendre compte au bu-
reau de l'exactitude avec laquelle elle avait été rem-
plie. Dès-lors, la mendicité fut interdite à Bayeux ,
dans les faubourgs aussi bien que dans la ville, et le
ministère public invité à sévir contre les mendiants et
les vagabonds.
Ces mesures étaient rigoureusement nécessaires.
Mgr de Cheylus les justifia par un mandement qui
parut le 26 avril 1782. Il y appelle surtout l'attention
des habitants sur l'état des hôpitaux et le nombre
excessif des mendiants répandus dans la cité. Le
cœur se serre quand on entend l'évêque déclarer que
les hospices eux-mêmes « ne sont pas pour l'indigent
un abri contre la rigueur et l'intempérie des saisons. »
L'on s'étonne qu'il ne craigne pas de les désigner
comme un repaire plutôt que comme un asile , où
les pauvres languissent dans un « dénuement absolu
de toutes les nécessités de la vie, » où « tous les
maux et tous les besoins sont réunis sans aucun
secours pour les adoucir et les calmer. » Dès-lors,
on est moins surpris d'apprendre qu'à cette époque ,
« les maisons et les temples étaient assiégés par une
multitude de mendiants, vicieux sans honte, libertins
sans retenue, qui retardaient le passant dans sa mar-
che et le fatiguaient par l'importunité de leurs de-
13
194 HISTOIRE DU DIOCÈSE
mandes; » mais on regrette surtout que, par différents
motifs , dont Mgr de Cheylus se croit obligé de faire
l'aveu, l'administration de charité rencontrât une assez
forte opposition dans la ville, et que la plupart de
MM. les curés eussent refusé d'y concourir. Le même
projet, dont l'abbé Hugon , grand-vicaire de Mgr de
Luynes , eut, en 1754, la première pensée, avait
soulevé les mêmes réclamations, sans opérer aucune
réforme ; tant il est vrai , dit à ce propos l'abbé
Beziers (1), qu'avec des intentions également droites,
on n'envisage pas toujours les idées du même point
de vue, et que, dans toute entreprise un peu sérieuse,
c'est une folie de compter sur l'unanimité des suffra-
ges.
petu-Burcau. L'abbé Hugon avait fondé, à la manufacture de
dentelles de Bayeux (2), des pensions gratuites pour
les jeunes filles de condition, dont la fortune ne ré-
pondait pas à la naissance. Ces demoiselles, au nom-
bre de douze, y étaient ordinairement élevées jusqu'à
l'âge de vingt-cinq ans ; mais le revenu affecté à cette
bonne œuvre ne suffisait pas pour remplir les vues
du fondateur. M. Raffin, abbé de Mondaye, y avait
pourvu sous le dernier épiscopat. A l'époque de sa
mort, arrivée en 1782, Mgr de Cheylus se déclara le
(1) Mémoires inédits.
(2) Il ne faut pas confondre cette manufacture , dirigée par
les Sœurs de la Providence , sous le nom de Petit-Bureau ,
avec le Grand- Bureau, ou Hôpital -général , dirigé, depuis
M8r de Nesmond, par les Sœurs de Saint-Vincent-de-Paul. Au-
jourd'hui , les deux établissements sont réunis et confiés aux
Sœurs de Saint-Thomas-de-Villeneuve.
DE BÀYEUX.
195
protecteur de l'établissement, et lui vint en aide par
ses bienfaits.
L'instruction manquait autour de lui aux enfants
des familles pauvres. Il fit construire, sur un terrain
que lui donna la ville , à l'extrémité de la paroisse
Saint-Laurent , un magnifique établissement où il
appela les Frères des Écoles chrétiennes ; M. de
Marguerye , vicaire-général et doyen du chapitre, le
bénit en 1788 (I), après une messe solennelle, chan-
tée à la Cathédrale, où se réunirent, à cette occasion,
une multitude de fidèles. Les quatre Frères furent
reçus dans le chœur, avec les enfants de la ville, et
reconduits à leur maison par le chapitre. La cloche
principale sonna pendant une demi-heure pour
annoncer la cérémonie. A peine les Frères étaient-
ils installés, que l'on fut obligé de construire deux
nouvelles classes. On évaluait alors à plus de cent
mille francs celte fondation de Mgr de Cheylus; il est
au moins certain qu'il y avait attaché un revenu per-
pétuel , et que la construction primitive lui coûta
plus de trente mille francs. La rue Saint-Laurent
prit quelque temps après le nom du fondateur.
La législation sévère qui pesait sur les Protestants
depuis la révocation de l'édit de Nantes ne fut réfor-
mée qu'en 1787. Avant celte époque, les exercices de
leur culte étaient resserrés dans l'intérieur de leur
famille; les. enfants nouveau-nés devaient être bapti-
Frères
des Ecoles
chrétiennes.
Actes
tle baptême
des Protestants.
(1) L'inscription du millésime, gravée sur le bâtiment,
remonte à l'année 1786. Cependant le procès-verbal d'instal-
lation porte la date du mardi 10 juin 1788.
c. 13
196 HISTOIRE DU DIOCÈSE
ses à l'église par le curé catholique; tout acte émané
d'un ministre agissant en cetle qualité était nul, quant
à son effet légal , et exposait son auteur à des châti-
ments sévères. Dans l'assemblée de 4770, les agents
du clergé exposèrent que le curé de Saint-Jean de
Caen avait été cité devant le bailliage, par le sieur
Sygnard, négociant de cette paroisse, qui demandait
que l'on réformât l'acte de baptême de ses deux
enfants et que l'on employât pour eux la même for-
mule que pour les Catholiques. Tout en reconnaissant
que la forme usitée en Normandie était vicieuse (l),
les agents du clergé insistèrent pour que le curé ne
fût point obligé à qualifier de légitime ce qui était
réprouvé par les lois. Ils proposèrent au comte de
Saint-Florentin une formule générale, dans laquelle il
n'était fait mention ni du mariage ni de la religion des
parents. Le ministre approuva la nouvelle rédaction
par laquelle il paraît que les actes du clergé normand
devenaient conformes à ceux du Languedoc et des
autres provinces où les Protestants étaient en plus
grand nombre, et il arrêta les poursuites intentées
devant le bailliage contre le curé de Saint-Jean.
Mariages Dix ans plus tard , à l'occasion de la naissance du
i Protestants. , , • , -i
dauphin, parut une lettre pastorale adressée par le
président du consistoire aux habitants de la ville et
(1) La première rédaction était ainsi conçue : Un fils né
du prétendu mariage d'un tel et d'une telle, de la religion
prétendue réformée. Le curé de Saint-Jean retrancha, sur la
demande du sieur Sygnard, les expressions prétendu mariage
à la naissance de son second enfant; mais cette modification
n'avait pas entièrement satisfait la famille.
DE BAYEUX. 197
de la campagne de Caen. L'auteur insistait de la ma-
nière la plus pressante sur la nécessité de réformer
la législation à laquelle ses coreligionnaires étaient
soumis ; il s'adressait à la reine, la conjurant d'inter-
venir pour hâter l'abolition des lois rigoureuses qui
frappaient de nullité les mariages des Protestants. Ses
vœux furent exaucés : Louis XVI leur rendit, en 1787,
la possession régulière de l'état civil, et les juges
furent chargés de constater leurs mariages. Cette or-
donnance, il est vrai, provoqua les remontrances du
clergé assemblé en 1788; et pourtant, comme le dé-
clarèrent les évoques, « Le clergé de France n'avait
garde de méconnaître les droits imprescriptibles de
la nature dans la personne de nos frères errants. Il
était loin de sa pensée d'élever la voix contre les
formes nécessaires de toute institution sociale, pour
assurer l'état des familles. » Mais il prétendit que la
nouvelle loi ne s'était pas renfermée dans ces bornes,
et que les mesures prises pour faire jouir les Protes-
tants du bénéfice des effets civils, leur attribuaient
aussi une existence religieuse qui n'était pas sans
danger pour la société chrétienne. Ces remontrances
furent imprimées et publiées dans le diocèse de
Bayeux, par ordre de M°r de Cheylus.
La baronnie de Douvres, un des sept domaines qui R^oite
formaient alors le temporel de l'évêché de Bayeux ,
avait été, à l'arrivée de M*r de Cheylus, le théâtre
d'un grand désordre. Son intendant -général ayant
cassé les baux des tenanciers , renouvelés peu de
temps auparavant par Mgr de Rochechouart, on pré-
tendit que cette opération avait pour but d'extorquer
à Douvres.
198 HISTOIRE DU DIOCÈSE
aux parties une somme d'argent qui accompagnait
toujours les transactions de cette nature. Or, comme
les terres du canton de Douvres se louaient en détail,
et que, par suite, la mesure atteignait un grand nom-
bre de fermiers, elle y excita de violents murmures,
et fut suivie d'une révolte. Si Mgr de Cheylus eût été
sur les lieux, et qu'il eût pu se rendre compte de la
disposition des esprits , il eût voulu sans doute les
apaiser au prix d'un sacrifice. Malheureusement, il
résidait à Paris , et son intendant — qui, plus tard,
devint dans les clubs révolutionnaires un de ses enne-
mis les plus dangereux , — déploya contre les mé-
contents une sévérité inexorable. Sous la pression
d'une compagnie de soldats qu'il fit venir à Douvres,
il déposséda les anciens fermiers ; et l'irritation fut si
grande que le curé de la paroisse se vit contraint de
passer sous silence le nom de Mgr de Cheylus, quand
il recommandait aux prières publiques les dignitaires
de l'Église et de l'État. A partir de ce moment, l' évo-
que chargea son régisseur de la distribution de ses
aumônes; mais quand la persécution l'eut chassé de
son palais , il retrouva en exil le curé et le vicaire de
Douvres, auxquels il fit l'accueil le plus gracieux.
Écoie L'école de filles fondée à la Délivrande sur la pa-
ia Providence, roisse de Douvres et dirigée par les Sœurs de la Pro-
vidence, était comprise dans la baronnie épiscopale.
On doit surtout la prospérité de cet établissement
aux pieuses libéralités de M. Berlin, supérieur du sé-
minaire de la Délivrande ; mais Mgr de Rochechouart
et Mgr de Cheylus y concoururent aussi par leurs
bienfaits.
DE BÀYEUX. 199
CHAPITRE XV.
Caractère de Mgr de Cheylus. — Camp de Vaussieux.— Voyage
de Louis XVI. — Assemblée du bailliage. — Protestations du
Chapitre. — Msr de Cheylus quitte l'assemblée.— Élection de
trois députés. — Cahiers du clergé, de la noblesse et du
tiers-état. -Déports. — Collège N.-D. de Bayeux.
A l'époque où survinrent les complications que nous Caraclère
venons de raconter, et dont le souvenir est encore „ A d° ,
' Msr de Cheylus.
vivant parmi les habitants de la contrée, Mgr de Cheylus
n'était point préparé aux graves événements qui me-
naçaient l'épiscopat. L'exemple de la Cour, où il se
faisait remarquer par la distinction de ses manières
et l'élégance de ses habitudes , le goût de la re-
présentation, dont l'exil même ne put entièrement le
dépouiller, le portaient à rechercher le luxe des
ameublements, la somptuosité des équipages, et sur-
tout les émotions du jeu , dont la société était alors
de Vaussieux.
de Louis XVI
200 DU HISTOIRE DIOCÈSE
singulièrement avide (1). Son testament contient le
nom de dix-sept domestiques , ayant tous des attri-
butions distinctes, entre lesquels il partage une somme
de quatre-vingt-dix mille francs prélevés sur sa for-
tune. Dès le commencement de son administration
c«mP [1778], le camp de Yaussieux attira l'élite de la no-
blesse dans la ville épiscopale, où elle reçut le plus
gracieux accueil. M^r de Cheylus quitta la Cour pour
faire au duc de Broglie et a ses compagnons d'armes
les honneurs de son palais. Il y avait alors vers les
réunions et les plaisirs du monde une sorte d'entraî-
nement général auquel personne ne voulait rester
étranger. 11 nous en coûte d'ajouter que, en 1786,
voya-e lorsqu'à l'occasion du voyage de Cherbourg, le comte
d'Artois et le roi , son frère , passèrent par Bayeux ,
à un mois d'intervalle, Mgr de Cheylus ne s'y trouvait
pas. On mit en avant, pour expliquer son absence,
les fonctions d'aumônier de Mme la comtesse d'Artois,
qui, disait-on, le retenaient à Versailles ; mais, s'il
faut en croire la tradition , son absence s'expliquait
par un autre motif. En sa qualité de gouverneur de
Normandie , le duc de Harcourt accompagnait le roi
et l'avait conduit dans ses domaines; or, il paraît que,
(1) La passion du jeu était tempérée chez M6r de Cheylus
par un désintéressement plein de délicatesse et une munifi-
cence presque royale. M. le chevalier de Valois, alors simple
officier d'infanterie, était admis pendant ses congés à partager
les divertissements du prélat. Plus tard, il aimait à raconter
que , quand le moment était venu de rejoindre son corps,
l'évêque lui envoyait à titre de souvenir, un présent dont la
valeur surpassait plusieurs fois les sommes qu'il avait perdues.
(V. Bayeux a la fin du xvme siècle, par M. Pezet.)
DE BAYEUX. 201
malgré la haute influence qui protégeait Mgr de Cheylus,
il demanda la môme faveur sans pouvoir l'obtenir. Ce
fut à Sainte-Croix-Grand'Tonne que Louis XVI descen-
dit pour prendre son repas. Quand il parut à Bayeux,
sur la place Saint-Patrice, il y fut salué par le chapitre
en habits de chœur, et s'y arrêta quelques instants. Le
maire lui présenta les clefs de la ville, dans un bassin
d'argent. Toute harangue avait été interdite ; mais le
peuple témoignait sa joie par de bruyantes acclama-
tions. On remarquait, sur la physionomie du roi, l'ex-
pression d'une joie douce et calme ; il accueillit avec
bienveillance différents projets d'intérêtlocal dont l'exé-
cution contribua plus tard à l'embellissement de la cité.
Il y avait cent soixante-quinze ans que la nation Assemblée
française n'avait été appelée par le souverain à déli- da*ai[Via%e-
bérer sur les affaires publiques , lorsque parut a
Versailles, le 24 janvier 1789, l'ordonnance royale
qui convoquait les États-généraux. Nous ne nous éten-
drons pas sur la constitution de cette assemblée, où
les trois ordres étaient représentés. Disons seulement
que Louis XVI y admit les députés du tiers-état en
nombre égal à celui que devaient atteindre les dépu-
tés du clergé, réunis à ceux de la noblesse , et qu'il
favorisa l'élection des curés, afin que l'élément popu-
laire prédominât dans l'ordre ecclésiastique ; le nom-
bre des députés s'élevait à douze cents. Le \ \ février,
le duc de Coigny, gouverneur du château de Caen et
grand bailli d'épée, publia une ordonnance en vertu
de laquelle Mgr l'évêque de Bayeux , les abbés sécu-
liers et réguliers, les chapitres, corps et communautés
de l'un et l'autre sexe qui jouissaient d'un revenu ,
du chapitre.
202 HISTOIRE DU DIOCÈSE
les prieurs , les curés , les commandeurs , les autres
membres du clergé appartenant au grand bailliage de
Caen et aux bailliages secondaires de Bayeux , Tho-
rigny, Falaise et Vire, étaient assignés à comparaître
le lundi \ 6 mars , à huit heures du matin , dans les
salles de l'abbaye de Saint-Étienne , les uns par délé-
gation, les autres en personne ou par procureur (1).
Au jour marqué, une messe solennelle fut célébrée
dans l'église de l'abbaye, par M&r l'évêque, et le grand
bailli fît prêter serment aux trois ordres, qui se sépa-
rèrent ensuite pour vaquer à leurs travaux.
protestat.on Ceux du clergé commencèrent sous la présidence
de Mgr de Cheylus. Il fit faire l'appel de tous les ecclé-
siastiques inscrits au procès-verbal , et ordonna que
l'on désignât un secrétaire greffier, ainsi que des
commissaires chargés de procéder à la rédaction des
cahiers et à la vérification des pouvoirs. Mais à peine
ces préliminaires étaient-ils accomplis, que MM. de
Pradelle, archidiacre de Caen, Blasne, LeVoivenel et
Renauld , députés du chapitre de Bayeux, déposèrent
une protestation contre la partie du règlement annexé
à la lettre du roi qui fixait la composition de l'ordre
du clergé, « et contre tout ce qui pourrait s'en suivre. »
Pour bien comprendre la portée de cette démarche
dont l'évêque n'avait probablement pas prévu les
suites , il suffit de jeter les yeux sur le règlement
publié par ordre du roi avant la convocation des états-
généraux. Sa Majesté, disait le préambule, a voulu
que l'on appelât aux assemblées du clergé « tous les
(1) V. Pièces justificatives.
DE BAYEUX. 203
bons et fidèles pasteurs qui s'occupent de près et
journellement de l'indigence et de l'assistance du
peuple , et qui connaissent plus intimement ses
maux et ses appréhensions. » En effet, tous les ecclé-
siastiques de la campagne, ceux-là même qui étaient
dépourvus de bénéfices , étaient admis à exercer
leurs droits, tandis que la députation du chapitre était
réduite a un chanoine sur dix membres présents,
et celle du clergé des villes à une proportion encore
moins considérable. Or, disait la protestation , « il
paraît à craindre que ce nombre prodigieux de jeunes
ecclésiastiques sans bénéfice, ne puisse guères ac-
croître la masse des lumières de l'assemblée parti-
culière de l'ordre du clergé, et qu'ils n'ajoutent infi-
niment a l'embarras de ses délibérations. Leur nom-
bre est tel, surtout en Normandie, que, par cet avan-
tage seul , ils pourraient à peu près concentrer en
eux-mêmes la députation de l'ordre du clergé aux
États-généraux. Du moins, ils influeront très-puissam-
ment, s'ils le veulent, sur le choix des députés. Ils
ne s'offenseront pas sans doute que l'Église, qui les
regarde comme sa plus chère espérance, redoute de
les voir prononcer, jeunes encore, sans intérêt, sans
droit réel, sur sa destinée et sur celle de l'État. »
Les dispositions critiquées par le chapitre n'avaient
pas seulement pour résultat de favoriser l'élection des
simples prêtres, elles pouvaient encore entraîner
l'exclusion des dignitaires, en déplaçant la majorité.
« D'après le règlement, continue la protestation, il
est possible que nul évêque, nul abbé, nul chanoine,
nul prieur, nul curé même ne soit député aux États-
204 HISTOIRE DU DIOCÈSE
généraux. La représentation de cet ordre, dans cette
auguste assemblée , peut absolument être concentrée
dans la classe des ecclésiastiques constitués, il est
vrai, dans les ordres sacrés, mais dépourvus de tout
bénéfice. » D'un autre côté, et c'était sur ce point que
le chapitre fondait principalement ses réclamations,
le règlement n'était point revêtu des formes légales.
Le roi avait bien voulu le reconnaître lui-même , et
réserver à l'assemblée nationale le soin de remédier à
cet inconvénient ; mais l'assemblée , dont la consti-
tution allait se trouver dénaturée, pouvait s'en tenir
au premier résultat, proposer au roi de le confirmer,
et rendre impossibles les modifications dont il sem-
blait lui-même proclamer l'urgence. De ces motifs
et de plusieurs autres que nous passons sous silence,
comme moins importants, le chapitre concluait que
l'assemblée électorale devait examiner avant tout si
sa composition était complète et son organisation
régulière ; il l'engageait a commencer ses opéra-
tions, en nommant des commissaires chargés de
résoudre cette grave question , et à délibérer ensuite
sur leur rapport.
Il serait difficile de peindre , sans les affaiblir, la
surprise et le mécontentement qui accueillirent de
tout côté les réclamations du chapitre. On s'étonna
surtout que l'on eût attendu la troisième séance
pour critiquer le règlement du roi, qui était connu
depuis un mois. La proposition fut repoussée avant
tout examen , et les quatre députés se retirèrent.
Alors, au milieu d'une agitation inexprimable, trois
opinions se produisirent. Les députés du chapitre de
DE BAYEUX. 205
Séez, le procureur de l'évêque de Lisieux (1), M. Méry
de Berlhenouville, doyen du Saint-Sépulcre de Caen,
et quelques autres, tant séculiers que réguliers, quit-
tèrent la réunion pour arrêter entre eux la conduite
qu'ils devaient tenir. D. Mesnilgrand, prieur de l'ab-
baye de Saint-Étienne , déclara qu'il trouvait justes
les représentations du chapitre du Bayeux; mais, « le
règlement du roi n'étant que provisoire et ne per-
mettant aucun délai, » il ajouta qu'il croirait manquer
au roi et à la nation s'il faisait naître quelque obsta-
cle qui. pût retarder les travaux. Enfin, les termes de
cette déclaration, à laquelle se rallièrent un certain
nombre de suffrages parmi les ordres religieux ,
furent combattus , « au nom des simples prêtres, »
par l'abbé Jarry, docteur en théologie. Il protesta
également contre les actes du chapitre , et contre
l'approbation même indirecte qu'ils avaient obtenue
de D. Mesnilgrand.
On attendait avec impatience que l'évêque s'ex- m*t de cheyiua
pliquât sur ce déplorable incident. L'opposition ma- rAslembU.
nifestée par le chapitre était une démarche trop sé-
rieuse pour qu'on lui en attribuât la responsabilité
tout entière. Personne ne fut donc surpris d'entendre
Mgr de Cheylus y donner son approbation. Avant
d'exercer la présidence, il demanda que l'on prît en
considération les raisons contenues dans le mémoire,
et la conséquence à laquelle elles aboutissaient. Cette
(1) C'était comme titulaire de la baronnie de Nonant que
l'Kvêque de Lisieux était représenté au bailliage de Bayeux.
De môme, l'Abbé de Saint-Sever, quoique étranger à notre
diocèse, faisait partie du bailliage de Vire.
206 HISTOIRE DU DIOCÈSE
condition ne fut point acceptée; alors Mgr de Cheylus
signa le procès-verbal et abandonna la séance.
De quelque manière que l'on apprécie les motifs qui
déterminèrent dans cette circonstance la conduite du
prélat, il est impossible de ne pas s'associer à la dou-
leur que lui exprima l'assemblée, en le voyant s'éloi-
gner d'elle. Son départ, il faut bien'le reconnaître, la
mettait dans une situation périlleuse. A propos d'un
règlement politique émané de l'autorité du roi et im-
posé a toute la France , Mgr de Cheylus rompait avec
son clergé ; il l'abandonnait sans direction à l'influence
des passions révolutionnaires qu'y excitait déjà une
minorité turbulente , et que l'on reprochait au rè-
glement d'y avoir éveillées. Elles ne tardèrent pas à
faire explosion. A la suite de réunions particulières,
tenues clandestinement a l'église Saint-Nicolas par
une fraction des opposants, parut, sans signatures
. et sans nom d'imprimeur, un mémoire attribué « à
MM. les curés du grand bailliage de Caen. » On y
dénonçait au roi la conduite de l'évêque et de son
chapitre , comme ayant « insulté l'assemblée par
d'odieuses réclamations. » Le courage nous manque
pour analyser cet écrit, évidemment rédigé sous l'in-
fluence des idées presbytériennes. Le ton en est amer,
le style déclamatoire, et, à côté de quelques aperçus
dont la justesse est incontestable, on voit percer à
chaque instant la haine et le mépris du haut clergé.
Aussi , nous en sommes convaincu , les « Repré-
sentations adressées au roi » ne sont pas l'œuvre de
tous les curés auxquels on les attribue ; il y a loin
des idées qu'elles expriment à celles qui furent pu-
DE BAYEUX. 207
bliées contre la prestation du serment au commence-
ment de Tannée 1791 , et auxquelles l'immense majo-
rité apposa sa signature. Si, au contraire, on les
compare aux violentes diatribes qui parurent à la
même époque contre l'autorité de l'Église , il semble
alors qu'il serait facile d'en nommer les auteurs.
Aussitôt après le départ de Mgr de Cheylus, l'assem-
blée , d'un consentement unanime , déféra la prési-
dence à. M. de Cairon , abbé régulier du monastère de
Barbery. Nous avons fait connaître ailleurs le mérite
exceptionnel de ce pieux solitaire , qui unissait aux
vertus les plus aimables l'austérité primitive et la fer-
veur de l'ordre de Cîteaux. Il était impossible de faire
un meilleur choix. Sur sa proposition, une députa-
tion, dont il fut nommé membre, se rendit immédia-
tement auprès de Mgr de Cheylus et le supplia de
rester à la tête de son clergé (1). L'évêque fut inflexi-
ble ; de son côté , l'assemblée persista dans sa réso-
lution, et nomma des commissaires auxquels elle
enjoignit d'examiner la protestation du chapitre ;
comme il était facile de le prévoir, ceux-ci déclarèrent
que le parti d'abord adopté , était le seul qui fût con-
forme à la soumission que l'on devait aux décrets du
(1) Cette députation comprenait l'abbé de Barbery, l'abbé
Méry de Berthenouville , grand-vicaire de M6r de Cheylus et
doyen du Saint-Sépulcre, qui avait d'abord quitté l'assemblée,
l'abbé Méry, curé de Notre-Dame de Caen , l'abbé Lentaigne,
curé de Saint-Sauveur, labbé Bonhomme, curé de Saint-Nico-
las, et l'abbé Jarry, docteur en théologie. Tous ces ecclésias-
tiques furent plus tard confesseurs de la foi , et quelques-uns
la défendirent par leurs écrits avec autant de talent que de
courage.
208 HISTOIRE DU DIOCÈSE
roi. Le clergé, disaient-ils, ne se croit pas compétent
pour apprécier les règlements que le roi lui impose,
et le chapitre lui-même les a d'abord acceptés, en
envoyant ici les députés qui le représentent. Ils de-
mandaient ensuite , ce qui fut accordé , que l'on se
contentât de joindre les actes capitulaires au cahier
des doléances. Le mardi 24 mars, un notaire aposto-
lique protesta contre cette décision au nom de Mgr de
Cheylus.
Il nous resterait a faire connaître en détail quelles
furent les plaintes et les vœux du clergé ; mais, au
lieu d'analyser ici cette pièce importante , qui n'a pas
encore été publiée, nous avons cru qu'il valait mieux
la donner intégralement à la fin du volume. Il suffit
d'y jeter un coup-d'œil pour se convaincre que, si le
clergé normand s'exagérait à certains égards ses droits
constitutionnels, il comprenait la situation comme tous
les esprits vraiment monarchiques, et ne craignait pas
d'appeler les réformes, qui seules pouvaient sauver
l'État. Au nombre des commissaires auxquels la ré-
daction en avait été confiée , figurent les noms les
plus honorables: M. Bonhomme, curé de Saint-Nico-
las, et M. Godechal, curé de Saint-Gervais de Falaise;
nous les verrons bientôt combattre sur la brèche, dès
que la question religieuse sera soulevée par les repré-
sentants. D'autres, il est vrai, ne montrèrent pas le
môme courage; mais tous, à cette première époque,
semblent avoir obéi aux mêmes inspirations.
Le cahier des doléances , à la rédaction duquel
vingt-cinq membres avaient concouru, réunit l'unani-
mité des suffrages. Aussitôt que la lecture en fut
DE BAYEUX. i()9
terminée, commença l'élection des députés. M. Le Élection
François, curé de Mutrécy, secrétaire de l'assemblée,
et M. Lévêque , curé deTracy, furent élus dès le
premier jour à la pluralité des voix. Le lendemain
27 mars , on leur adjoignit M. Le Tellier, curé de
Bonnœil (1). Les membres des congrégations, aussi
bien que les dignitaires de l'Église, étaient exclus
systématiquement du choix de la majorité.
Nous n'avons pas à nous occuper ici de ce qui se cahiers du cie^
passa dans l'ordre de la noblesse ni dans celui du eu\n\kLém.
tiers-état. Disons seulement que, quand on compare
leurs cahiers à ceux du clergé , on y trouve à peu
près les mêmes tendances sur les questions reli-
gieuses , et en particulier sur la question des biens
ecclésiastiques. Ce fut ainsi que les trois ordres
chargèrent leurs députés de dénoncer les déports Déports,
comme un abus préjudiciable à l'intérêt des pauvres
et à l'administration des paroisses. Ce droit, qui
s'exerçait principalement en Normandie, avait été
discuté, quelques années auparavant, par M. de
Pradelle , archidiacre du diocèse (2). Il consistait
en ce que , toutes les fois qu'une cure devenait
vacante, l'évêque la faisait desservir et en partageait
le revenu pendant un an avec ses archidiacres, non-
obstant la nomination du nouveau titulaire. Un dé-
cret du concile de Bâle, inséré dans la pragmatique-
sanction, avait condamné cet usage ; mais le concor-
(1) V. Pièces justificatives.
(2) Du droit de déport dans l'Église de Normandie , par
J. de Pradelle, archidiacre et vicaire-général de Bayeux. A
Caen, chez G. Le Koy, 1788.
c. 14
210 HISTOIRE DU DIOCESE
dat de Léon X avec François 1er rétablit les déports.
C'était un de ces droits en faveur desquels on ne
peut guères invoquer que la prescription. M. de
Pradelle avait déployé beaucoup d'érudition pour
en établir la légitimité.
collège Fondé à Paris en 1370, par maître Gervais Chré-
^.-D.-de-Bayeux. tien , premier physicien ou médecin de Charles V,
le collège de Notre-Dame-de-Bayeux avait subi,
depuis sa fondation, plusieurs transformations mal-
heureuses. On regrettait surtout, en Normandie, une
déclaration surprise au roi le 13 septembre 1778,
par laquelle était réuni au collège de Louis-le-Grand
celui qui jusqu'alors avait porté le nom de notre
ville épiscopale. Le clergé et le tiers-état réclamèrent
dans leurs cahiers contre les lettres-patentes qui
avaient dénaturé cette précieuse institution (t).
Parmi les vœux du tiers-état , nous remarquons
encore l'article 84 qui était ainsi conçu : « que pour
(1) Gervais Chrétien, originaire de Vendes, diocèse de
Bayeux, naquit vers le commencement du xive siècle. Il eut
pour parents de pauvres villageois. A l'âge de quinze ou
seize ans, il fut chargé par le seigneur de Vendes de con-
duire deux lévriers à Jean , fils de Philippe de Valois, et
non à son fils Charles, comme l'abbé Beziers le raconte. Il
gagna les faveurs du prince, étudia la médecine et entra dans
la caricature. Il devint premier physicien (médecin) du roi
Charles V, chanoine de Paris en 1378 et chanoine de Bayeux
en 1381. Paris lui devait un de ses collèges, celui qui portait
le nom de Notre-Dame-de- Bayeux. Il l'avait fondé en 1370.
(V. Pièces justificatives, p. 37: Origine — développements
— suppression de ce collège.) — Gervais Chrétien fut enterré
dans l'église cathédrale de Bayeux, au bas de la nef, du côté
gauche. On célébrait son obit le 10 du mois de mai.
DE BAYEUX. 214
l'intérêt de l'ordre public dans chaque classe d'admi-
nistration, l'ecclésiastique n'ait qu'un seul bénéfice,
comme le militaire un seul gouvernement, le magis-
trat une seule charge ; que les uns et les autres soient
expressément tenus de résider. » Des vœux analogues
avaient été confiés aux députés du tiers-état de la
ville de Bayeux, chargés de représenter leurs conci-
toyens à l'assemblée du grand bailliage.
212 HISTOIRE DU DIOCÈSE
CHAPITRE XVI.
Mandement qui ordonne des prières pour le rétablissement de
la paix. — Discours de M8r de Gheylus pour la bénédiction
des drapeaux de la garde nationale.— Déclaration de i'évêque
et du chapitre de Bayeux relative aux impôts. — Mgr de
Gheylus, maire de Bayeux. — Son mandement contre la
constitution du clergé. — Suppression du chapitre. — Mgr de
Gheylus dénoncé au conseil général.
Mandement Des troubles sérieux commençaient à désoler le
ie retardement royaume. Partout la révolution multipliait ses agents;
de ia pa». ^es }}anc|es fe malfaiteurs soulevaient au nom du roi
les habitants des campagnes; ils leur persuadaient
que l'on entrait dans ses vues en pillant les châteaux,
en y détruisant les archives et tous les titres de pro-
priété. Le roi écrivit aux évoques pour les prier d'é-
clairer son peuple sur les pièges que lui tendaient les
méchants, et d'implorer publiquement les secours de
la Providence. Mgr de Gheylus , dont le diocèse avait
DE B A YEUX. 213
eu a déplorer une partie de ces désastres, s'empressa
d'ordonner une neuvaine de prières , qui s'ouvrit à
Bayeux, le dimanche 20 septembre 1789 ; il y ajouta
une procession générale au tombeau de saint Exupère,
à laquelle furent convoqués le clergé régulier et celui
des paroisses. Hélas ! ces calamités, qui répandaient
l'effroi dans les âmes, étaient déjà des avertissements
de la colère de Dieu ; mais , comme le disait Mgr de
Cheylus , ce n'était encore que « le commencement
de nos douleurs. »
N'allons pas croire cependant qu'aux yeux des évo-
ques la situation fût désespérée. Jusqu'au moment
où ils virent la religion attaquée dans ses dogmes et
dans sa discipline , ils ne reculèrent devant aucun
sacrifice; ils applaudirent généreusement à toutes les
réformes, même à celles qui ruinaient leur opulence;
ils ne s'arrêtèrent que devant l'usurpation et le ren-
versement des pouvoirs. Nous en trouvons la preuve Discours
dans le discours que l'évêque de Bayeux adressa, le 22
novembre 1789, à la garde nationale de cette ville, àiagardt
« • îiii* nationale.
au moment ou elle vint a la Cathédrale lui présenter
ses drapeaux à bénir. « Cédons tous , disait-il , à
l'allégresse qu'excite dans les cœurs cette constitution
sage, qui, en nous appelant tous au bonheur, interdit
à la faveur le droit de faire des heureux, et qui, en
renversant les barrières qui séparaient les citoyens,
n'offre qu'au seul mérite les distinctions et les hon-
neurs. Victorieuse des erreurs de nos pères , ses
lois, adoucies par l'humanité, triomphent aujourd'hui
du préjugé qui les avait accréditées: les distances sont
rapprochées , les rapports plus faciles , les intérêts
de
de Cheylus
214 HISTOIRE DU DIOCÈSE
plus ménagés; le peuple a des droits, le citoyen des
prérogatives , l'autorité même a des bornes , et nous
jouissons enfin de la liberté. » Il était impossible
d'exprimer avec plus d'énergie les espérances que
les travaux de l'assemblée nationale avaient fait con-
cevoir et qu'elle devait sitôt démentir.
En même temps que la malveillance incendiait et
pillait les châteaux, elle répandait dans les campagnes,
et jusque dans la ville épiscopale , les plus perfides
accusations. On disait, par exemple, que le clergé et
la noblesse cherchaient à recouvrer leurs privilèges,
et à rejeter le fardeau des contributions publiques sur
les autres citoyens. Mgr de Cheylus et son chapitre
repoussèrent ces calomnies par une manifestation
Pédaratron collective. Ils déclarèrent, le 13 janvier 1790, « qu'ils
ni* chaire, voulaient payer, dans la même proportion que les
autres citoyens , tous les impôts et toutes les charges
publiques , sans exception ; que le chapitre avait re-
noncé à ses privilèges par un acte public passé devant
le notaire de Bayeux, le 14 mars 1789, lequel acte,
adopté par Mgr l'évêque , avait été joint au cahier que
l'ordre du clergé du bailliage de Caen envoya aux états-
généraux. » L'évêque et le chapitre protestaient d'un
commun accord qu'ils se feraient toujours, comme par
le passé, un devoir religieux de secourir les pauvres,
malgré les motifs auxquels une méchanceté réfléchie
attribuait leurs aumônes , et dont leur conduite
dans tous les temps aurait dû éloigner les soupçons.
Ajoutons néanmoins que, dans la ville de Bayeux, la
majorité des habitants rendait pleine justice aux inten-
tions de Mgr de Cheylus, et appréciait dignement sa
DE BAYEUX. 215
bienfaisance. Les élections municipales en fournirent
la preuve.
Le 27 janvier 1790, une députation fut envoyée mb* de cheyius
, naire
vers le prélat, pour lui annoncer quil venait d être deBayeux.
élu maire de Bayeux. Il accepta sans hésiter ces fonc-
tions honorables, auxquelles il était appelé par deux
cent trente-trois voix sur trois cent quatre-vingt-sept
votants , et se rendit aussitôt à l'hôtel de ville, où
l'accueillirent de sympathiques acclamations. Quelques
jours après, son installation eut lieu sur la place Louis
XVI, en présence de la garde nationale et du régiment
de Lorraine. Ce fut pour la ville un jour de fête. Les
cloches de toutes les églises mêlaient leurs accords
au bruit de l'artillerie; la foule applaudissait. Mgr de
Cheyius parut très-touché de ces démonstrations ;
malheureusement on glissait depuis quelques mois
sur une pente si rapide, que l'on pouvait déjà prévoir
le terme de cette popularité dont l'entourait la re-
connaissance publique. Le moment n'était pas éloigné
où des pamphlets calomnieux allaient lui faire expier
les hommages que lui adressait l'élite de ses conci-
toyens. Dès le mois d'avril, la liberté des cultes ayant
été admise en principe par l'assemblée nationale , la
religion catholique cessait d'être la religion de l'État.
A cette occasion , le chapitre se rendit à l'hôtel de
ville, et là, en présence du conseil municipal, présidé
par l'évêque, il déposa sur le bureau une protestation
contre la loi. Le conseil répondit qu'il en serait déli-
béré. L'évêque ne dissimula pas que « cette protes-
tation était en partie son ouvrage, » et, sans attendre
la délibération, il quitta la séance. Alors, après avoir
216 HISTOIRE DU DIOCÈSE
témoigné de son profond respect pour la religion
catholique, dans l'exercice de laquelle il voulait, disait-
il , vivre et mourir, le conseil déclara la protestation
du chapitre attentatoire aux décrets de l'assemblée ,
et en ordonna la suppression. Cette circonstance
extraordinaire , qui mettait en conflit deux autorités
présidées par le même chef, hâta probablement la
retraite de Mgr de Cheylus. 11 donna sa démission le
6 novembre 1790. Le conseil, en l'acceptant, lui ex-
prima les regrets de la commune et l'attachement
dont elle était pénétrée pour sa personne ; il lui pro-
mit de le conserver toujours « en mémoire de ses
bienfaits. » Peu de temps après, Mgr de Cheylus quitta
son diocèse pour se retirer à Paris. Les nombreux
écrits qu'il y publia dans l'espace de quelques mois,
attestent la vigilance avec laquelle il suivait la marche
des événements.
Mandement A la nouvelle division du royaume en quatre-vingt-
ia Jnstuution tr°is départements, correspondait une nouvelle circon-
du cierge, scnption ecclésiastique, imposée par l'autorité civile
aux diocèses et aux paroisses. Les canonicats étaient
supprimés ; des vicaires épiscopaux devaient partager
avec l'évêque les soins de l'administration et former son
conseil. Les églises cathédrales étaient transformées
en paroisses, et les curés des paroisses supprimées,
par suite de leur réunion à la paroisse épiscopale ,
devenaient de plein droit vicaires épiscopaux. Ces
réformes téméraires, que Louis XVI avait eu la faiblesse
de sanctionner, arrachèrent des plaintes éloquentes à
l'évêque de Bayeux. Il les dénonça le 20 novembre
1790, comme un système réprouvé , qui attaquait la
DE BAYEUX. 217
puissance de l'Église. Aussi, tout en applaudissant au
zèle et aux lumières des pasteurs appelés par la loi
à former son conseil , tout en écartant la pensée qu'ils
osassent élever contre lui des mains schismatiques, il
avertissait les fidèles que ces nouveaux dignitaires,
improvisés par la constitution, ne pouvaient remplacer
le chapitre auprès de l'évêque diocésain , partager sa
juridiction pendant sa vie, et encore moins l'exercer
après sa mort. En conséquence, il défendait à tout
prêtre désigné par la constitution pour remplir les
fonctions de vicaire épiscopal, de s'attribuer les pou-
voirs réservés aux vicaires-généraux; et, dans le cas
ou quelqu'un d'entre eux prétendrait les exercer, il
ordonnait aux fidèles de le traiter comme un intrus et
usurpateur. Enfin, tournant ses regards vers le diocèse
de Lisieux, réuni par le même décret à son propre dio-
cèse, il avertissait les peuples de cette contrée qu'il
n'exercerait sur eux aucune juridiction , à moins que
l'Église n'étendît ses pouvoirs. Il exhortait ses fidèles
coopérateurs à ne pas redouter le glaive des puis-
sances, et à confesser devant elles le nom de Jésus-
Christ avec le même courage que les premiers apôtres.
La ville de Bayeux devait en grande partie sa prospé- suppression
rite matérielle aux établissements que supprimait la
révolution. Dès le 29 avril 1790, la municipalité avait
adressé à l'assemblée nationale une réclamation pres-
sante dans laquelle le fait était avoué sans détours.
« Les ressources de Bayeux, disait-elle, ses richesses,
consistent dans son évêché, dans son chapitre. C'est
à ce corps ecclésiastique que la ville doit le peu d'éta-
blissements qui existent. Les hôpitaux, le séminaire,
du chapitre.
218 HISTOIRE DU DIOCÈSE
les maisons de travail pour la jeunesse , sont des
monuments de leur piété. Bayeux, menacé de perdre
l'évêché, le chapitre, les juridictions, est menacé de
la plus affreuse misère. » En ce qui concerne le cha-
pitre, cette menace ne devait pas tarder à s'accomplir.
Le 41 décembre de la même année, il se réunit pour
la dernière fois dans la salle capitulaire, et y reçut en
silence les officiers municipaux chargés par le gouver-
nement de lui en interdire l'entrée. Après que ceux-ci
lui eurent fait connaître l'objet de leur mission,
ils permirent au doyen de prendre la parole. M. de
Marguerye fît lire par le secrétaire un exposé de la
doctrine catholique sur l'autorité du saint-siége , de
laquelle découlent tous les pouvoirs épiscopaux ; sur
l'origine et les fonctions des chapitres, établis par
l'Église pour être le conseil de l'évêque , et recueillir
après sa mort les droits de sa juridiction. Mais , en
protestant contre la tyrannie qui foulait aux pieds les
saints canons, et voulait rompre la chaîne des pouvoirs
spirituels, le chapitre n'en proclamait pas moins sa
soumission à l'arrêt de mort dont il était frappé. Puis,
craignant que l'on n'interprétât sa retraite comme un
acte d'obéissance à la constitution , il en discutait les
erreurs, et s'étonnait que l'on prétendît conserver avec
le saint-siége « l'unité de la foi et de la communion, »
après avoir abjuré l'autorité qui les maintient.
Cette lecture étant terminée, l'assemblée refusa de
signer le procès-verbal. Alors, tandis que les officiers
municipaux apposaient les scellés sur la porte de la
salle capitulaire, le chapitre descendit dans la nef et
se prosterna une dernière fois devant le crucifix , que
DE BAYEUX. 219
des mains impies allaient bientôt mutiler. Quelques
jours après , la municipalité offrit aux chanoines la
faculté de célébrer individuellement les saints mystères
dans l'église Cathédrale , à condition qu'aucun d'eux
n'y paraîtrait revêtu de ses insignes. Le chapitre répon-
dit qu'il lui était interdit de siéger dans le temple avec
des ministres que l'Église n'y introduisait pas, et qu'y
paraître publiquement sous une forme nouvelle, ce
serait accepter sa dégradation, en acquiesçant aux
décrets qui l'avaient prononcée. Se réunir deux fois
le jour dans la chapelle de l'évêché, réciter en commun
le saint office, sans solennité et sans appareil , y célé-
brer et y entendre la messe pour l'acquit des fonda-
tions : tel était le projet qu'il avait conçu, et qu'il
soumettait aux administrateurs. Nous ignorons s'il
y fut donné suite; mais, en tout cas, il dut bientôt
rencontrer des obstacles dans la disposition des esprits
et dans les troubles qui suivirent.
Le directoire du district de Bayeux ne tarda pas à Mg* de chcyius
s'émouvoir du mandement publié à Paris, le 20 no- conseTg^rai.
vembre , au nom de Mgr de Cheylus (1). Il fit défense
à toute personne de le vendre ou de le distribuer; il
défendit pareillement à tous les ecclésiastiques d'en
(1) Le directoire de Bayeux reprochait surtout à Mgr de Cheylus
« d'avoir sonné l'alarme ; de présenter la religion comme
anéantie , les temples détruits , les autels renversés , et le
trône , — ce trône que soutient l'amour éclairé du peuple
français, disaient encore à cette époque MM. les directeurs
— comme menacé d'une chute prochaine. » Il nous semble
que les craintes de M6r de Cheylus n'étaient que trop fondées,
et que les maux qu'il prévoyait, n'étaient pas précisément des
maux imaginaires.
220 HISTOIRE DU DIOCÈSE
donner lecture ; il arrêta qu'un exemplaire du dit
libelle serait envoyé sur-le-champ au directoire du
département, ainsi qu'à l'assemblée nationale. Le
conseil général du Calvados prit connaissance de
l'acte incriminé, contre lequel il entassa les qualifi-
cations les plus injurieuses ; il l'envoya aux juges du
district de Caen, auquel il fut recommandé d'en pour-
suivre l'auteur, les distributeurs et les fauteurs ,
comme prêchant la révolte et organisant la sédition.
En même temps, les journaux du pouvoir répandaient
le bruit que ce mandement était une pièce apocryphe,
et que Mgr de Cheylus en avait hautement désavoué
la publication.
A cette nouvelle , l'évêque de Bayeux , vivement
indigné, écrivit aux curés de son diocèse pour démen-
tir une calomnie dont il déclara connaître la source.
Il reproche à quelques-uns de ses prêtres de s'y être
laissé surprendre, et il ajoute que, pour éviter l'erreur
dont il se plaint, il suffisait que l'on eût de son cou-
rage l'opinion que l'on devait en avoir. Le tribunal
criminel du district de Caen , que le conseil général
avait saisi de la plainte portée contre l'évêque, or-
donna, le 6 mars 1791, qu'il serait « pris et appré-
hendé au corps, » pour être interrogé sur les charges
qui existaient contre lui. Cet ordre ne fut pas exécuté.
La ville de Caen avait alors pour premier admi-
nistrateur M. Le Forestier de Vendeuvre , que les
officiers municipaux , réunis à la corporation des
notables, avaient élu le 12 juillet 1781. Aussi remar-
quable par sa sagesse que par sa modestie et sa
simplicité, dirigé dans toute sa conduite par un grand
DE BÀYEUX. 224
esprit de droiture, il s'était dévoué pendant dix ans
aux intérêts de la ville, qui recueillait avec joie les
fruits de son administration paternelle (1). Mais la
religion avait poussé un cri d'alarme. Dès-lors, placé
entre le droit méconnu et sa conscience alarmée ,
M. de Vendeuvre n'hésita pas. Il montra ce que le
devoir bien compris peut inspirer de courage aux
natures les plus timides , même en présence d'un
danger sérieux. Tandis que , sur la réquisition du
procureur-général, le conseil du département déférait
aux juges du district le mandement de Mgr de Cheylus,
le conseil de la commune de Caen s'était réuni pour
en prendre connaissance. Le maire lui représenta que
cette question excédait les limites de sa compétence ;
que, quand les actes de la puissance séculière étaient
contraires à la loi de Dieu , c'était pour la puissance
ecclésiastique un devoir impérieux d'en prévenir les
fidèles. « Vous êtes persuadés, ajouta-t-il, que l'assem-
blée nationale veut conserver et soutenir la religion
catholique, apostolique et romaine, comme étant la
religion du peuple français ; ne la détruisez donc pas
en vous érigeant en juges, quand vous devez plutôt
obéir comme chrétiens. » Le conseil n'ayant pas
accueilli ces raisons, M. de Vendeuvre donna sur-le-
champ sa démission. Il déclara qu'il ne voulait parti-
ciper en aucune manière à la délibération qu'on allait
(1) On a trouvé à sa mort de nombreux mémoires qui attes-
tent sa sollicitude pour les établissements de bienfaisance; il
s'était principalement occupé de celui des Frères, et d'une école
de dessin, où les jeunes ouvriers étaient admis pour épurer leur
goût.
222 HISTOIRE DU DIOCÈSE
prendre , parce qu'elle contrariait absolument ses
principes religieux. Malgré cette courageuse absten-
tion , sa démission ne fut pas acceptée ; il consentit à
la retirer, et conserva ses fonctions jusqu'au \ 3 janvier
de l'année suivante. Nous le retrouverons encore une
fois sur la brèche dans la question du serment.
DE BAYEliX. 2'2'J
»TYoTTir"irTfTTrYTry'ir"B""B""B""B"VTrTr'ifTr"ï"B'TrTn»"B'"y ytï""» t>*
CHÂPTIRE XVII.
La loi du serment est promulguée. — Décision du conseil
épiscopal.— Appréciation théologique du serment.— Lettre
de Msr de Cheylus. — Sa réponse au district de Bayeux. —
Manifestation du clergé et de l'université de Caen. ~ Dis-
cours de M. Le Forestier de Vendeuvre. — La majorité
refuse le serment. — Controverses à ce sujet.
Le serment ecclésiastique, décrété le 27 novembre La loi du serment
1790 par l'Assemblée nationale était, on en convient e8tpromu
aujourd'hui , un véritable attentat contre l'autorité
de l'Eglise. On ne se bornait pas, en effet, à exiger
de ses ministres qu'ils jurassent de remplir leurs
fondions avec exactitude , d'être fidèles à la nation,
à la loi et au roi : ils devaient promettre de maintenir
de tout leur pouvoir cette constitution qui commen-
çait à troubler les consciences, et à jeter la division
parmi ceux que l'on appelait à la défendre. Le conseil Décision
. • i ..,.,_. ... -, du conseil
épiscopal , qui siégeait a Bayeux en 1 absence du épiscoPai.
pontife, essaya d'abord de résoudre la difficulté. 11
224 HISTOIRE DU DIOCÈSE
proposa au clergé une formule d'après laquelle on
eût promis fidélité à la constitution, en réservant les
droits de la religion catholique , apostolique et ro-
maine, les principes de la morale et la discipline de
l'Église de France. Ce n'était pas ainsi que l'enten-
daient les rédacteurs du projet. Un décret du 4 jan-
vier 1791, sanctionné le 9 du même mois, ordonna
que le serment serait prêté « purement et simple-
ment , » sans qu'aucun ecclésiastique pût se per-
mettre ni explications, ni restrictions, ni préambule.
Appréciation Cependant il était facile de prouver aux législa-
théolosique . . . t
du serment, teurs que la situation faite au cierge par la consti-
tution française était incompatible avec les lois de
l'Église, L'article 4 du titre Ier défendait à tout fidèle
de reconnaître, en aucun cas « et sous quelque pré-
texte que ce fût, » l'autorité d'un évêque dont le
siège serait établi sous la domination d'une puissance
étrangère. Donc, aux termes de la constitution , le
pape cessait d'être le souverain pasteur des âmes; la
France ne le regardait plus comme la pierre fonda-
mentale de l'édifice religieux. En vain rappellera-t-on
qu'il était prescrit à chaque nouvel évêque d'adresser
au chef de l'Église une lettre de communion. Cette
démarche ne pouvait être acceptée comme un signe
d'unité, ou, du moins, ce signe était absolument
illusoire. Il ne suffit pas, en effet, pour rester en
communion avec le saint-siége, d'être soumis à sa
croyance; il faut encore, sous peine d'errer dans
la foi, reconnaître la plénitude de son autorité. La
constitution du clergé était donc à cet égard en
opposition directe avec l'enseignement universel.
DE BAYEUX. 225
Que dirons-nous maintenant de l'article M du titre
Ier qui défendait à l'évêque de faire aucun acte de
juridiction sans avoir délibéré avec les vicaires de
l'église Cathédrale? Nous nous contenterons de signa-
ler ici l'usurpation flagrante par laquelle une assemblée
purement politique s'immisçait dans le gouvernement
de l'Église pour en changer l'organisation. « La juri-
diction de l'évoque étant de droit divin, dit un célèbre
jurisconsulte (1), est attachée à sa personne, sans
pouvoir appartenir aux autres ecclésiastiques. La puis-
sance des inférieurs est communiquée, dépendante et
subordonnée; celle de l'évêque n'est reçue que du ciel,
ne coule d'autre source que de l'infinie plénitude de
Dieu. » Asservir les évoques au suffrage de leurs
vicaires , c'était donc renverser l'ordre divin ; Wiclef
et Luther n'eussent pas désavoué cette doctrine.
L'article 49 du titre IIe établissait une séparation
encore plus radicale ; ce n'était point au pape que le
nouvel évoque devait demander l'institution canonique;
c'était au métropolitain, ou au plus ancien évêque de
la circonscription dont il faisait partie. Nous n'igno-
rons pas qu'autrefois l'Église attribua aux conciles
provinciaux et aux métropolitains le droit de donner
aux évoques l'institution canonique; mais, depuis le
xme siècle , le pape seul en était investi. Le concile
de Trente avait consacré cette discipline, et la France
l'avait acceptée en s'y conformant. Pour qu'un tel
pouvoir fût étendu aux métropolitains, il aurait fallu
que l'Église le leur conférât; l'Église n'ayant pas
(1) Talon, Mémoires du clergé, tom.m.
15
226 HISTOIRE DU DIOCÈSE
changé sur ce point sa discipline , au moment où
parut le décret de l'assemblée nationale , le droit
d'instituer canoniquement les évoques appartenait au
souverain pontife , et cependant, la constitution dé-
fendait de recourir à lui : la succession des pasteurs
était donc interrompue; le schisme était décrété.
En un mot, la Constitution de l'Église de France
avait été réglée par le concordat de Léon X avec
François Ier. Donc, quelque jugement que l'on portât
sur cette convention, il fallait en respecter les princi-
pes, jusqu'à ce qu'elle eût été remplacée par un nouvel
accord entre les deux puissances. L'assemblée natio-
nale la déchira sans consulter la cour de Rome ; elle
ne se contenta pas de soustraire tous les évêchés de
France à la juridiction du pape, elle réduisit le nombre
des diocèses; elle sécularisa en quelque sorte les
ministres du cuite ; elle rendit l'élection des curés
indépendante de l'autorité des évêques ; elle fit nom-
mer les uns et les autres par tous les citoyens français,
à quelque religion qu'ils appartinssent, en sorte que,
dans certains départements, les assemblées primaires
ne désignèrent pas un seul ecclésiastique au nombre
des électeurs. Donc évidemment, l'assemblée consti-
tuante se substituait à l'Église, et le ministère qu'elle
établissait, était un ministère sans pouvoir, parce
qu'il était sans fondement légitime.
En présence d'une si monstrueuse usurpation , la
question ne pouvait rester long-temps indécise. Dès
le commencement de l'année 1791, Mgr de Cheylus
adressa de Paris aux curés de son diocèse une lettre
pleine d'énergie, dans laquelle il leur traçait des règles
DE BAYEUX. 227
de conduite: « N'allons pas trahir la religion, leur Leur,
de
disait-il, par le scandale d'un serment que Dieu , Mgr de cheyius.
l'honneur et la conscience nous défendent de prêter;
ne nous laissons ni intimider par des menaces, ni
surprendre par des promesses ; imitons l'exemple de
ces prélats vertueux dont l'appareil de la terreur n'a
point ébranlé l'unanime et courageuse fermeté ; de
ces pasteurs généreux dont la mort n'a pas même
fait pâlir le zèle. Ne nous laissons pas entraîner par
celui de ces mercenaires qui, plus effrayés de la perte
de leur traitement que de celle de leur âme , et plus
dociles à l'impression de la crainte qu'au sentiment
du devoir, n'ont pas rougi de salir leurs lèvres en le
prononçant. N'envions pas leur sort; ils ont bien pu
par leur infamie écarter d'eux la misère; mais la honte,
l'opprobre et le mépris les suivront partout, et le re-
mords en fera justice un jour. »
De son côté, le directoire du district de Bayeux
avait adressé à Mgr de Cheyius le décret du 27 novem-
bre, et en exigeait la prompte exécution. L'évèque sa réponse
, ,, , . . ,., . au district
s empressa d écrire aux magistrats « qu il ne prêterait deBayeu*.
jamais le serment décrété par l'assemblée nationale,
parce que sa conscience le lui défendait; que cette
raison ne pouvait être balancée par aucune autre, pas
même par la crainte de se voir dépouillé de sa qualité
de pasteur ; que la violence pouvait bien en interdire
les fonctions à son zèle, mais qu'elle ne saurait en
arracher ni le titre à sa personne, ni les sentiments à
son cœur. » Quelques jours avant la publication de
ce manifeste, les curés de Caen avaient déjà protesté
contre le décret de l'assemblée; ils s'empressèrent
228 HISTOIHE DU DIOCÈSE
de renouveler leur déclaration ; cette fois , leurs vi-
caires la souscrivirent , et , de tous les points du
diocèse , s'élevèrent presque en même temps des
Manifestation protestations analogues. L'université suivit l'exemple
de'runivcrsité que lui donnait le clergé des paroisses. A peine ie
decaon. décret relatif à la prestation du serment eut-il été
notifié au syndic général [47 mai 1791], que toutes
les facultés présentèrent au directoire une déclaration
respectueuse signée de quarante-six professeurs, et a
laquelle adhérèrent une foule de curés , gradués en
théologie , appartenant au diocèse de Bayeux ou aux
diocèses voisins: « Nous sommes prêts , disaient-ils,
à rendre a la constitution purement politique et
temporelle du royaume, l'hommage nécessaire d'une
obéissance raisonnée ; mais nous déclarons nous en
tenir au jugement et à la conduite du souverain pon-
tife et des évêques de France, relativement aux articles
de la constitution du clergé qui intéressent la foi, la
discipline et la morale du christianisme (4). » Cette
pièce fut mise sous les yeux de Pie VI par l'abbé Maury,
et le pape répondit le 9 juillet de la même année ,
« qu'elle était dictée par la sagesse et la piété; qu'elle
respirait dans tous ses points une doctrine vraiment
catholique; qu'il l'avait lue et relue plusieurs fois,
comme un ouvrage qui répondait parfaitement aux
besoins actuels de l'Église (2) »
(1) L'un des professeurs de théologie, M. Vasse, fit imprimer
à Londres, en 1800, un « Essai en forme de discours, sur la
conduite à tenir par le clergé fidèle, dans les principaux points
du ministère qu'il aura à exercer lors de sa rentrée en France. »
— Londres, de l'imprimerie de Baylis.
(2) Non semel eam legimus, sed saepè suepiùsque perlegimus.
DE BAYEUX. 229
La démission de M. de Vendeuvre n'ayant point été
acceptée , il présidait encore le conseil général de la
commune de Caen, le 13 janvier 1791. Pour lui le
moment suprême était arrivé ; mais avant d'abdiquer
ses fonctions, il essaya une dernière fois d'éclairer ses
collègues. Il leur rappela donc la différence qui existe Discours
entre le caractère épiscopal que l'évêque reçoit dans m. de vendeuvre.
sa consécration, et la mission particulière sans laquelle
l'Église ne lui permet pas d'exercer ses fonctions.
« La puissance temporelle, leur dit-il, peut bien sans
doute tracer les limites territoriales des évêchés et
des cures , et proposer son vœu à la puissance spiri-
tuelle; mais elle est sans pouvoirs pour conférer
l'ordre et la juridiction qui émanent de Dieu même ,
qui ne peuvent être données que par les successeurs
des apôtres et conformément à sa loi. » Puis, portant
ses regards dans l'avenir, le vénérable magistrat
exhortait ses concitoyens a calculer les maux affreux
qui allaient naître du schisme. Il en tirait la consé-
quence qu'on ne pouvait agir avec trop de circonspec-
tion et de lenteur dans le but de les conjurer. Enfin ,
après avoir déclaré qu'il était prêt à mourir « plutôt
que de trahir sa foi , » M. de Vendeuvre ajoutait que
l'assemblée était sans mission pour faire prêter le
serment exigé par elle, et il demanda qu'on lui soumît,
dans le plus bref délai, d'énergiques représentations.
Cette proposition ne fut point accueillie, et le maire
de Caen se démit aussitôt de ses pouvoirs. En vain
le conseil municipal l'invita-t-il de la manière la plus
pressante à retirer sa démission ; en vain lui offrit-on
de le suppléer dans une fonction qui répugnait à sa
230 HISTOIRE DU DIOCÈSE
conscience: M. de Vendeuvre fut inflexible. « Quand
la conscience d'un homme public, écrivait-il alors, est
en opposition avec la loi, il faut qu'il abdique; autre-
ment , il peut survenir des cas où la neutralité serait
une sorte de désobéissance. »
Aussitôt que M?r de Cheylus eut appris ce qui se
passait en Normandie , il écrivit a M. de Vendeuvre
pour lui exprimer toute l'admiration que lui inspirait
son courage ; il le remerciait surtout d'avoir soutenu
et mis en lumière des vérités qui, dans sa bouche,
devaient avoir infiniment plus d'autorité que dans celle
d'un évêque ou d'un théologien. « Je me flatte ,
Monsieur, lui disait-il en terminant , que vous me
distinguez de la foule de ceux qui vous lisent et vous
admirent; j'ai su de tout temps rendre justice à vos
talents et à vos vertus. »
La majorité La résistance des évêques et des chapitres aux
rcfus6
ie serment, ordres du pouvoir n'avait point étonné l'administra-
tion civile; mais on s'attendait généralement à trouver
dans le clergé des paroisses plus de soumission et de
condescendance. Ce fut donc avec une surprise mêlée
d'inquiétude que les administrateurs virent les récla-
mations s'élever de toutes parts , et les noms les plus
recommandables figurer en première ligne sur la liste
des opposants.
Quelques jours avant l'époque fixée pour les élec-
tions, une proclamation fut adressée dans chaque
localité aux officiers municipaux ; elle leur permettait
d'admettre à la prestation du serment les fonctionnaires
ecclésiastiques « jusqu'au moment où commencerait
le scrutin pour les remplacer. » Toute restriction ,
DE BAYEUX. 231
toute réserve relatives aux droits de la religion étaient
rigoureusement défendues , comme un outrage aux
législateurs. Nous sommes déjà trop loin des événe-
ments pour exprimer par des chiffres le résultat de
cette grande controverse. Il faudrait pouvoir réunir
dans un même tableau les ecclésiastiques qui étaient
attachés au ministère des paroisses à l'époque où le
serment fut exigé, les membres des différentes congré-
gations, les religieux des différents ordres qui, rendus
à la vie civile, exercèrent plus tard les fonctions cu-
riales. Il faudrait tenir compte de ceux que nous
trouvons d'abord sur la liste des opposants , et qui cé-
dèrent ensuite à la pression des magistrats ou à celle
de l'opinion publique. Il faudrait porter en regard
ceux qui rétractèrent de bonne heure et avec courage
une démarche inconsidérée ; ceux qui, plus timides,
attendirent pour publier leur rétractation que la
terreur cessât de peser sur la France. Si l'on s'en
rapportait aux listes officielles , dans le district de
Caen, snr cent soixante-sept paroisses, on compterait
tout d'abord cent vingt-cinq curés démissionnaires ;
à Vire , en ajoutant aux prêtres qui sont morts dans
cette ville ceux qui, à une certaine époque, y exer-
cèrent quelques fonctions , on en trouverait soixante-
quinze qui se soumirent à la constitution , cent huit
qui la rejetèrent. La proportion serait à peu près la
même dans le district de Bayeux. Quant aux trois villes
de l'ancien diocèse, elles opposèrent au décret une
résistance presque unanime : à Vire , le titulaire de
la cure refusa le serment , les vicaires suivirent son
exemple ; à Bayeux , dix curés sur quatorze décla-
c— 15
Controverses
à ce sujet.
232 HISTOIRE DU DIOCÈSE
rèrent qu'ils préféraient la mort à l'apostasie (t) ; a
Caen , il y eut deux exceptions : M. Gervais de la
Prise, curé de Saint-Pierre , et M. Hébert, curé de
Vaucelles. Ils ne se contentèrent pas d'obéir à la loi ,
ils écrivirent l'un et l'autre plusieurs brochures pour
justifier leur conduite. Celui-ci fut vivement contredit
par l'impétueux abbé Blondel, curé de Banneville-la-
Campagne; l'autre eut pour adversaire l'abbé De La
Rue, déjà professeur au collège des arts. M. De La
Hue engagea la lutte sous le nom d'un ministre an-
glican (William Workesby), et déploya contre son
adversaire une logique vigoureuse , un style piquant ,
une érudition très-solide. Nous avons lu tous ces ou-
vrages. Ils sont curieux à étudier, mais on compren-
dra qu'il nous est impossible d'en donner l'analyse ,
et que nous devons nous borner à citer en passant
le nom des auteurs.
(1) La bonne foi nous oblige à reconnaître que , dans plu-
sieurs doyennés , quelques signatures qui se trouvent au bas
de la déclaration , furent ensuite retirées par les signataires.
DE BAYEUX. 233
*Yfl Y"& YY"5 YYTJ 7$ YY Y S"YY TYY YY3 YY tf 5" ffYYVYYY*
CHAPITRE XV1I1,
Dernier mandement de Msr de Cheylus aux fidèles du diocèse.
— Élection de M. Gervais de la Prise. — Lettre de M8' de
Cheylus aux électeurs. — Idées de M. de la Prise sur la
nécessité d'un concile. — Il donne sa démission.— Élection
de l'abbé Fauchet. — Ordonnance de Mgr de Cheylus. — Il
part pour l'exil.
Dernier
mandement
Le dernier mandement que M^r de Cheylus publia
dans le diocèse de Bayeux , porte la date du 11 mars
1791 . Aujourd nui même qu un demi-siecle nous sé-
pare de ces lugubres événements, on se recueille avec
émotion en écoutant les adieux du pontife. La tris-
tesse majestueuse dont ils sont empreints , les sages
instructions qu'il y donne au clergé et aux fidèles , la
tendresse et l'énergie qu'il y déploie tour à tour,
montrent l'inébranlable fermeté de son âme, en pré-
sence des menaces qui grondaient autour de lui.
« Hélas! Mes Très-Chers Frères , s'écriait-il , que
234 HISTOIRE DU DIOCÈSE
n'avons-nous pas déjà souffert pour avoir été fidèle à
notre ministère en vous disant la vérité? On nous a
traité d'imposteur; on a tronqué nos instructions,
pour nous faire un crime de notre doctrine ; on a
fait circuler la calomnie contre nous ; on nous a , pour
vous exciter à la vengeance, présenté comme l'enne-
mi de votre bonheur . — Retenez , nous vous en conju-
rons, dans votre mémoire, et plus encore dans votre
cœur, les avis que notre tendresse vous donne en ce
moment : ils seront peut-être les derniers que vous
recevrez de nous, et cette lettre que nous vous adres-
sons, est peut-être le dernier cri de notre sollicitude.
— Priez pour moi , qui , dans ce moment , ai tant
besoin du secours d'en haut, mes chers enfants, vous
pour qui je prie sans cesse , et pour qui je ne cesse-
rai de prier. Priez pour moi , pasteurs respectables ,
vous qui , fidèles à Jésus-Christ , avez eu le courage
de sa foi , et qui , plus effrayés de l'apostasie que de
l'indigence, en avez bravé la menace par votre iné-
branlable fermeté. — Priez aussi pour ce peuple qui
va bientôt se trouver sans pasteur, vous surtout qui,
chargés de ma confiance, en partagiez avec moi la
sollicitude; continuez-lui vos soins. Vos lumières les
lui rendront aussi précieux que leurs besoins les leur
rendent nécessaires et les circonstances difficiles :
c'est le gage le plus cher que vous puissiez me donner
de votre attachement. Je le sollicite au nom de ma
tendresse pour vous, au nom de la charité du souve-
rain pasteur des âmes, au nom de cette religion que
l'on méconnaît et que l'on outrage, et dont il semble
qu'on veuille renverser les autels. »
DE BAYEUX. 235
Rome avait été consultée par les évoques de France
sur la question du serment. On n'est donc pas surpris
d'entendre Mgr de Cheylus déclarer qu'il acceptera la
décision du saint Père , entre les mains duquel il est
prêt, dit-il, à remettre ses pouvoirs, s'il lui demande
ce sacrifice; jusque-la, il en est toujours investi; tout
autre évêque qui viendrait occuper son siège , serait
un intrus. Les prêtres envoyés par lui ne pourraient
conférer la grâce des sacrements , excepté à l'article
de la mort.
« Mais en vous avertissant, Mes Très-Chers Frères ,
de vous séparer de la communion de l'évêque intrus
et de ses prêtres, nous invoquons en même temps
en leur faveur toute la charité que Jésus-Christ vous
a recommandée ; vous conjurant de fermer votre
cœur à tout sentiment d'aigreur, et vos lèvres à l'amer-
tume même des plaintes. Nous vous conjurons en
son nom de vous souvenir que la parole sainte, la
douceur et la patience doivent être les seules armes
du chrétien, pour justifier le courage de sa foi; que
la cause de Jésus-Christ ne doit être défendue qu'avec
les vertus qu'il commande, et que l'Église serait en-
core moins affligée de voir couler le sang de ses enfants
que de les voir oublier ses divins préceptes pour ou-
trager ses propres ennemis. » La beauté de ces der-
nières paroles a dû frapper nos lecteurs. C'est ainsi
que les évêques des premiers siècles élevaient la voix
pour encourager les fidèles, quand ils prévoyaient
que la persécution allait peupler le ciel de nouveaux
martyrs.
WT de Cheylus n'ayant point satisfait dans le délai
236 HISTOIRE DU DIOCÈSE
prescrit par la loi à l'obligation du serment, lut ré-
puté démissionnaire, et le lundi 14 mars 1791, les
électeurs se réunirent dans l'église SainUPierre de
Caen , pour lui nommer un successeur. Quelques
jours auparavant, on leur avait adressé une série de
Questions préalables, qu'on les engageait à résoudre
avant d'exercer leur mandat. Après leur avoir de-
mandé si le siège de Bayeux était vacant, et, en suppo-
sant qu'il le fût , s'ils se croyaient investis du droit
d'élire un évêque ; s'ils étaient capables de porter un
jugement sur la science absolue et relative du candi-
dat, sur son orthodoxie, sur les empêchements cano-
niques dont il pouvait être atteint, on arrivait à cette
conclusion: « Que faire donc dans ce moment décisif?
— Reconnaître pour évêque celui qui l'est sans vous
et le sera constamment malgré tout acte contraire.
Le proclamer de nouveau, non par choix, mais par
devoir; non par préférence, mais par conscience;
non comme électeurs, mais comme chrétiens. »
Élection Ces sages remontrances ne furent pas écoutées.
Trois cent quatorze suffrages sur quatre cent onze,
nombre égal à celui des votants, désignèrent M. Charles-
René Gervais de la Prise, curé de Saint-Pierre de
Caen , pour évêque du Calvados (1). Il vint aussitôt
prendre place au bureau, et accepta le titre que lui
déférait l'assemblée , aux acclamations de la joie
populaire; un prêtre électeur entonna le Te Deum,
et la bénédiction, donnée avec le saint-ciboire, termi-
(1) Ce chiffre est celui que donne le procès -verbal des
séances de l'assemblée.
de M. Gervais
de la Prise.
DE BAYEUX. 237
na cette lamentable solennité. Les élections , qui
avaient aussi pour objet le choix de plusieurs magis-
trats, se prolongèrent depuis le dimanche 13 mars
jusqu'au 19 du même mois. Une partie des séances
se tint dans l'église Saint-Pierre de Caen, l'autre dans
la salle ordinaire des assemblées électorales, à l'abbaye
de Saint-Étienne. Le jour de la première réunion, on
avait déposé sur le bureau une lettre adressée à
Messieurs les électeurs du Calvados , qui ne fut ou-
verte qu'après la nomination de M. de la Prise. Cette Lettre
lettre portait la date du 40 mars ; elle était signée par Mgr dedcheylu<,
Mgr de Cheylus. « Je vous annonce, leur disait-il, que, aux éleoteurs-
quelque étendu que soit le pouvoir que vous avez
reçu de l'assemblée nationale, votre choix ne peut
faire qu'un intrus, parce que mon siège n'est pas
vacant. Je vous préviens qu'après avoir à son égard
épuisé tous les ménagements de la charité, je le pour-
suivrai partout comme un loup ravissant , avec les
armes de l'Église; j'invoquerai l'anathème sur sa tête;
j'en ferai retentir la menace à ses oreilles, et si son
opiniâtre témérité m'y force, j'irai l'en frapper sur la
chaire môme sur laquelle le scandale l'aura placé. »
Les électeurs , après avoir entendu cette lecture ,
dénoncèrent Mgr de Cheylus à l'assemblée nationale
et à l'accusateur public. Trois jours après, sur la de-
mande du curé de Saint-Pierre , ils consentirent à
retirer leur dénonciation.
A peine M. de la Prise s'était-il laissé placer sur le Jdée,
siège épiscopal, que d'honorables scrupules lui firent A\*\*^J^
regretter son acceptation. Il se demanda « de quel droit dun conci,e»
le pouvoir civil avait prononcé la destitution de l'évè-
238 HISTOIRE DU DIOCÈSE
que de Bayeux, et si la décision d'un concile n'était
pas nécessaire pour régulariser une mesure aussi
grave. En attendant cette décision, il pensait que les
nouveaux évêques ne pouvaient être envoyés que
comme coadjuteurs et desservants. Il ne doutait pas
que l'assemblée nationale n'accueillît favorablement
l'idée d'un concile, et il ajoutait que ce concile, abso-
lument nécessaire à ses yeux pour légitimer l'insti-
tution canonique des nouveaux élus , l'était encore
pour faire tomber les soupçons de schisme et d'in-
trusion jetés sur eux par le parti des mécontents (1). »
Effrayé de cette déclaration , le directoire informa M.
le curé de Saint-Pierre que sa paroisse était réputée
vacante, et que le corps électoral s'assemblerait le
dimanche suivant pour lui désigner un successeur.
m. de ia Prise M. de la Prise vit qu'il n'y avait plus à balancer, et,
sa démission, le même jour, il envoya aux directeurs sa démission
de l'évêché du Calvados. Quelque timides et quelque
incomplètes que paraissent aujourd'hui les explica-
tions dont elle est accompagnée , il faut savoir gré à
M. de la Prise de n'avoir pas trahi sa conscience en
usurpant les fonctions augustes que le pouvoir civil
avait osé lui offrir. Il exposa ses raisons dans un
mémoire qui fut mis sous les yeux de l'assemblée
nationale ; le procureur général du Calvados le blâma
sévèrement de s'être laissé tromper par une opinion
(1) En écrivant ces paroles , M. de la Prise oubliait ce que
nous avons rappelé p. 225, savoir: que, depuis le xme siècle, le
droit de donner aux évêques l'institution canonique, était réser-
vé au pape ; que le concile de Trente avait consacré cette disci-
pline , et que la France l'avait acceptée en s'y conformant.
DE BAYEUX. 239
« dont ses lumières et son attachement à la constitu-
tion auraient dû le garantir. »
M*r de Cheylus était rentré à Bayeux après cinq
mois d'absence. Il avait, à son arrivée, refusé d'ad-
mettre dans son palais une garde de dix hommes,
qu'y envoya la municipalité , sous prétexte de veiller
à sa sûreté personnelle. Le 3 avril, il avait reçu, de
la part d'un huissier, l'ordre de quitter sa demeure
dans le délai de quelques jours. Il fit encore subir
l'examen à un petit nombre de séminaristes que n'ef-
frayaient pas les malheurs de l'Église, et auxquels il
voulait conférer les saints ordres ; mais une défense
l'ayant contraint de renoncer à cette cérémonie, il leur
remit des démissoires pour le diocèse de Séez. L'ad-
ministration du Calvados ne tarda pas à s'inquiéter de
la présence de l'évêque au milieu de ses diocésains.
Elle rappela au président de l'assemblée nationale
qu'une ordonnance du tribunal criminel, rendue un
mois auparavant contre Mgr de Cheylus , était restée
sans exécution , et elle demanda que l'on statuât sans
délai sur le crime qui lui était reproché. Quelques
jours après, la nomination de l'abbé Fauchet vint
l'arracher définitivement à ses fonctions. Ce fut le
1 8 avril que cent cinquante-deux électeurs rempla- Élection
cèrent M. de la Prise par l'abbé Fauchet, grand-
vicaire de Bourges. Il ne l'emporta qu'au troisième
tour de scrutin sur deux ecclésiastiques étrangers
comme lui au diocèse de Bayeux, et que la fougue
de leurs opinions politiques désignait seule aux suf-
frages populaires.
La constitution civile du clergé venait d'être jugée
de
l'abbé Fauchet.
240 HISTOIRE DU DIOCÈSE
par le souverain pontife. Pie VI avait déclaré qu'elle
contenait en substance plusieurs hérésies, et que l'on
ne pouvait sans apostasie s'y soumettre par serment.
Mgr deCheylus avait donc un devoir suprême a remplir
envers ses diocésains , c'était de les prémunir contre
le scandale , en les éclairant sur l'intrusion du prêtre
schismatique qu'on allait leur présenter comme son
ordonnance successeur. Il publia, sous le titre d'Ordonnance,
de
Mg' decheyius. une lettre dans laquelle il adressait directement à
l'abbé Fauchet les questions que fait Tertullien aux
novateurs de son temps. « Qui êtes -vous? D'où
venez-vous? Si c'est au nom de l'Église, nous sommes
prêts à vous céder notre place ; mais montrez-nous
vos litres; montrez-nous le mandat apostolique qui
vous institue; montrez-nous la sentence qui nous
dépose. » Puis il lui reprochait l'illégalité de ses pou-
voirs et lui défendait, sous peine d'excommunication,
d'exercer dans son diocèse aucune fonction épisco-
pale. « A ces causes, ajoutait-il, nous vous citons,
vous, M. Fauchet, par notre présente ordonnance,
au tribunal du souverain pontife , devant lequel nous
vous déclarons que nous allons vous poursuivre, pour
faire prononcer solennellement votre déposition. »
On devine sans peine que cet acte courageux fut
dénoncé à l'accusateur public ; Mgr de Cheylus n'en
déclina pas la responsabilité, mais il quitta l'évôché
presque aussitôt. Après avoir accepté pendant quel-
ques mois l'hospitalité que lui offrit à Bayeux la
son exii. baronne de VVimpfen, il s'embarqua pour l'Angleterre
le 43 septembre 4792, et s'établit d'abord dans une
petite ville voisine de Porlsmouth. Plus tard, il se
DE BAYEUX. 241
retira clans l'île de Jersey. Là fut rédigé, en 1795, un
règlement ecclésiastique dont nous aurons plus tard
à nous occuper.
16
242 HISTOIRE DU DIOCÈSE
CHAPITRE XIX.
Statistique de l'ancien diocèse de Lisieux. — Suppression de
ce diocèse. — Exil de M5' de la Ferronnays. — Antécédents
de l'abbé Fauchet. — Lettre de communion qu'il adresse au
Saint-Père.— Prise de possession. — Vicaires épiscopaux.
— Ses rapports avec M. de la Prise. — Lettre pastorale de
Fauchet.— Pèlerinage de la Délivrande. — Visite à Lisieux,
à Vire et à Falaise.
statistique Le département du Calvados , dont l'abbé Fauchet
îanciondiocèse venait d'être nommé évêque aux termes de la consti-
de Lisieux. tution , comprenait dans ses limites l'ancien diocèse
de Bayeux , quelques portions des diocèses de Séez et
de Coutances et la plus grande partie de celui de
Lisieux, supprimé par l'assemblée nationale. Le dio-
cèse de Lisieux , à l'époque de sa suppression , se
composait de quatre archidiaconés : l'archidiaconé du
Lieuvin, l'archidiaconé d'Auge, celui de Pont-Àudemer
et celui de Gacé. Ces quatre circonscriptions se parta-
DE BAYEUX. 243
geaient en quatorze doyennés , subdivisés en quatre
cent soixante- sept paroisses , qui formaient quatre
cent quatre-vingt-onze cures ou portions. De plus, on
comptait trois cures dans la ville : Saint-Jacques ,
Saint-Germain et Saint-Désir; sept paroisses rurales,
qui formaient la banlieue; l'exemption de Nonant,
située dans le diocèse de Bayeux, et l'exemption de
Saint-Cande, enclavée dans le diocèse de Rouen.
Saint Pierre et saint Paul étaient les patrons de la
Cathédrale et du diocèse. Le chapitre , dont Innocent
III faisait un si brillant éloge au commencement du
xme siècle (1), était composé d'un haut-doyen, de
huit autres dignitaires, savoir: un grand-chantre, un
trésorier, un chefecier (2), un écolâtre et quatre archi-
diacres; de trente-huit prébendes, dont trente étaient
distributives. Elles donnaient voix au chapitre et part
à toutes les fondations. Sur les huit non-distributiv es,
l'une était réunie au collège, l'autre à la maîtrise.
L'évéque nommait à toutes ces prébendes, dont les
dernières ne conféraient voix au chapitre que pour
l'élection du doyen. La même distinction s'appliquait
aussi aux chapelles de l'église Cathédrale. On appelait
chapelles distributives celles qui avaient part à des
fondations particulières , auxquelles les titulaires des
autres chapelles ne participaient pas.
Les Eudistes dirigeaient à Lisieux le grand sémi-
naire et le collège. Le grand séminaire fut établi, en
(1) Sacrum collegium canonicorum Lexoviorum imprimis
spectabile.
(2) Le chefecier ou chevecier capicerius—a capiendis cereis
— celui qui avait soin des chapes et de la cire.
244 HISTOIRE DU DIOCÈSE
1653, par Mgr Léonor Ier de Matignon; mais ce fut
son neveu, Léonor II, qui en éleva les bâtiments. Il
fit aussi construire, en 1704, le petit séminaire.
Le diocèse de Lisieux comptait autrefois six abbayes
d'hommes et deux de femmes. C'étaient: 1° Saint-
Évroul, au pays d'Ouche; 2° Sainte-Marie-de-Bernai ,
située dans cette ville; 3° Saint-Pierre-de-Préaux , à
quelque distance de Pont-Audemer ; 4° Gretain, à
l'embouchure de la Seine, dans un lieu consacré a la
vierge Marie; 5° Cormeilles, entre Lisieux et Pont-
Audemer, sur la rivière de Calonne ; 6° Mondaye ,
dans la commune de Juaye , à un myriamètre de
Bayeux: — 1° Saint-Désir ou Notre-Dame-du-Pré, dans
un des faubourgs de la ville; 2° Saint-Léger-de-Préaux,
dans la môme vallée que l'abbaye d'hommes dédiée a
saint Pierre. Toutes ces abbayes appartenaient à
l'ordre de saint Benoît , excepté Mondaye , qui était
de l'ordre de Prémontré. Les deux prieurés les plus
remarquables du diocèse étaient celui de Beaumont-
en-Auge , de l'ordre de saint Benoît, et de Sainte-
Barbe-en-Auge, de l'ordre de saint Augustin.
Il y avait encore, dans la ville épiscopale , — des
religieux Dominicains et des religieux de Saint-Fran-
çois; — un monastère d'Ursulines, qui tenaient une
école gratuite ; — des Sœurs de la Providence, qui
dirigeaient les écoles de charité ej, assistaient les
pauvres malades ; — des Écoles chrétiennes, fondées
en 1777 par M*r de Ccndorcet , pour l'instruction
gratuite des jeunes garçons.
On distinguait alors trois hôpitaux :
L'Hôlel-Dieu , appelé hôpital <T en-bas, fondé en
DE BAYEUX. 245
1163, et reconstruit au xvne siècle par Léonor II de
Matignon, évêque de Lisieux. Jourdain du Hommet
en donna la direction aux chanoines réguliers de la
Sainte-Trinité, plus connus sous le nom de Mathurins.
L'hôpital général ou hôpital d' en-haut. On y re-
cevait les enfants trouvés , les orphelins et les vieil-
lards. Léonor Ier de Matignon , dont la bienfaisance,
comme celle de son neveu , fut inépuisable , avait
fondé ce bel établissement, Mgr de Brancas , un de
ses successeurs, y appela en 1716 les sœurs de
Notre-Dame de Charité qui représentaient une frac-
tion de l'ordre fondé à Caen , par Melle de Saint-
Simon et le P. Le Valois.
L'hospice du Bon-Pasteur. Il existait depuis 1709,
et devait son origine à Léonor II de Matignon. Mgrde
Brancas en confia également la direction aux sœurs
de l'hôpital général. Cette maison servait d'asile aux
jeunes personnes que l'on s'efforçait de ramener à la
vertu, et aux femmes du monde détenues en vertu
d'une lettre de cachet, surlademande de leurs époux.
L'évêché de Lisieux était, comme le nôtre, suffra-
gant de l'archevêché de Rouen. D'après la France
ecclésiastique , son revenu s'élevait à cinquante
mille livres. L'évêque était comte de la ville et con-
servateur des privilèges apostoliques de l'université
de Caen (1).
(1) Tout ce qui précède est extrait de documents authen-
tiques publiés : 1° dans l'ouvrage de M. L. du Bois , qui a
pour titre: Histoire de Lisieux (Ville — Diocèse — Arron-
dissement); — 2° dans la France ecclésiastique de 4789; —
■\° dans YAlmanach de Lisieux, imprimé en 1787, avec
c— 10
246 HISTOIRE DU DIOCÈSE
Lorsque l'Assemblée constituante décida que le
nombre des évêchés serait égal à celui des départe-
ments, on craignit un instant que le siège deLisieux
ne l'emportât sur celui de saint Exupère. Le prési-
dent Thouret était né à Pont-1'Évèque ; il était mem-
bre du comité de constitution , et , dans toutes les
questions de territoire , que soulevait la nouvelle
circonscription ecclésiastique, il exerçait une grande
influence. Ce fut alors que parut une brochure re-
marquable , ayant pour titre : Observations sur le
siège épiscopal du département du Calvados ;
elle sortait de la plume d'un avocat de Bayeux,
M. Delauney, député du tiers -état. Négligeant la
question d'antiquité , à laquelle les représentants
n'auraient sans doute attaché qu'une médiocre im-
portance, il rappela que la ville de Lisieux avait des
ressources très-étendues du côté du commerce; que
l'activité de ses fabriques garantissait la position de
ses habitants. Bayeux , au contraire , avait toujours
dû « son unique consistance » aux richesses que la
religion y avait annexées. Nulle ville en France, di-
sait-il , n'offre des possessions ecclésiastiques « en
l'approbation de Msr de La Ferronnays. Donc, notre statistique
reproduit la situation du diocèse , au moment où il fut sup-
primé. Dans l'ouvrage récemment publié par M. de Formeville,
sur les Évèques-comtes de Lisieux, on lit que, autrefois, il y
avait en cette ville six espèces de chanoines : 1° les chanoines
in minoribus; 2° les distributifs; 3° les non-distributifs; 4°
ceux ad effectum possidendœ dignitatis; 5° les honoraires;
0° les onze barons. Aucune mention n'est faite de ces derniers
ni dans la France ecclésiastique, ni dans ÏAlmanach de
1787 f où nous avons puisé nos renseignements.
DE BAYEUX. 2i7
proportion pareille. » Déplus, le département a
vingt-six lieues de longueur ; la ville de Bayeux est
donc plus rapprochée du centre que celle de Lisieux.
M. de Wimpffen, député de la noblesse, appuya for-
tement les réclamations de M. Delauney ; elles triom-
phèrent après une lutte opiniâtre.
Après le décret de la Constituante, qui supprimait
le siège de Lisieux , Mgr de La Ferronnays fut obligé
de se retirer à Paris, mais il n'en continua pas moins
d'éclairer et de soutenir le clergé de son diocèse,
auquel il adressa de fréquentes communications.
Dans sa lettre du 22 mars, après avoir résumé les
conséquences du serment et les erreurs d'une con-
stitution qui renversait les lois de l'Église, il s'adres-
sait à ceux que ces erreurs avaient pu séduire. Il
leur prédisait que le moment n'était pas éloigné où la
vérité se ferait entendre ; il les engageait à rétracter
un serment qui avait été pour eux une source d'em-
barras, de perplexités et de remords. Ses espérances
ne tardèrent pas à se réaliser. Un certain nombre de
jureurs qui d'abord avaient cédé, par entraînement
ou par faiblesse, alla rejoindre en exil ceux qui
avaient refusé toute espèce de serment.
Avant de porter un jugement sur la personnalité
de l'abbé Fauchet, nous croyons devoir le présenter
lui-même à nos lecteurs. Ce n'est pas que nous
nous proposions de raconter, ni même d'énumérer
tous les actes de sa vie politique, encore moins de
passer en revue tous ses écrits révolutionnaires.
Ceci est la tâche de ses biographes. Pour bien
faire comprendre le caractère et le talent de cet
Suppression
de l'évêché
de Lisieux.
Antécédents
de
l'abbé Fauchet.
248 HISTOIRE DU DIOCÈSE
homme si étrange , il suffit de distinguer en lui le
pamphlétaire et l'écrivain politique du prédicateur
et de l'écrivain religieux. Son enfance et sa jeunesse
n'appartiennent pas à l'histoire du diocèse. Toutefois,
comme M. Bisson a donné sur l'une et sur l'autre des
détails pleins d'intérêt , on en trouvera la substance
à la fin de ce volume. Claude Fauchet fut-il vraiment,
comme on l'a écrit , « le vainqueur de la Bastille? »
Il somma du moins le gouverneur de lui rendre la
forteresse, en s'exposant par trois fois au feu de son
artillerie (1). Président du comité municipal, il était
encore procureur général du cercle social, et, en cette
qualité, il édita la Bouche de fer (2). Pour achever
de le faire connaître , il nous suffira de lui laisser
quelques instants la parole. Ce qu'on va lire est
extrait du premier numéro du Journal des Amis,
qu'il rédigea vers le milieu de l'année 1 793, quelques
mois avant sa mort. L'article a pour titre : Observa-
tions sur mes principes et ma conduite révolu-
tionnaire. L'abbé Fauchet y raconte que, dès l'an-
née 1776, — il avait alors trente-deux ans, — devant
une assemblée « très-nombreuse et très-solennelle »
il annonça l'abolition des droits féodaux et la des-
truction de la noblesse. Son discours, on le devine,
causa un grand scandale. Les chambres du Parle-
ment s'assemblèrent pour le décréter ; i'arche-
(1) Ce fut « au bout d'une perche, par dessus les murailles, »
que Fauchet présenta la sommation [Manusc. de M. Bisson].
(2) Une véritable bouche de fer , dit M. Bisson , était
placée dans l'appartement où se rassemblait la société.
Chacun était invité à y déposer ses conceptions politiques;
de temps en temps on en faisait l'ouverture.
DE BÀYEUX. 249
vêque de Paris était sur le point de l'interdire (1);
tous les ministres demandaient au roi de l'envoyer à
la Bastille ; Turgot seul qui , sans le connaître ,
partageait ses idées, prit sa défense et le sauva.
En 1780, il exposait à Versailles, dans un discours
sur « l'immoralité de nos lois » la nécessité de dé-
truire cette construction sociale qui opprimait les
hommes. Il annonça l'évangile de la fraternité et de
l'égalité. Le roi et la reine, dit-il, l'écoutaient comme
un hardi rêveur dont les attaques se dissiperaient
en fumée.
En 1787, faisant le panégyrique de saint Louis
devant l'Académie , il annonça le règne prochain de
la liberté. Après l'avoir entendu , Marmontel et La
Harpe lui dirent « avec attendrissement » que si l'on
eût toujours parlé comme lui de la religion , les
philosophes ne se seraient jamais élevés contre elle.
Voltaire lui-même se serait écrié en l'embrassant :
je suis chrétien.
En 1788, prêchant à Suresnes, prés Paris, un ser-
mon sur les mœurs rurales, il s'éleva contre les
seigneurs et les grands propriétaires, qu'il dénonçait
comme le fléau des campagnes et les oppresseurs
de l'humanité. Ce discours, dit M. Bisson , avait été
composé pour la fête d'une rosière. Madame la com-
tesse d'Artois assistait à la cérémonie.
Nous arrivons à l'œuvre capitale du prêtre révo-
lutionnaire , à son livre intitulé : De la Religion
(1) M. Picot (Biographie universelle) prétend qu'il fut
interdit. Fauchet s'en défend avec vivacité dans son livre :
De la Religion na tionale.
250 HISTOIRE DU DIOCÈSE
nationale. Fauchet se peint tout entier dans cet
ouvrage ; essayons d'en donner une idée.
La première section développe très-longuement le
principe qu'il adopte pour fondement de la religion
nationale. — La société a besoin de la religion pour
protéger ses lois contre l'indépendance et les atta-
ques des passions ; voilà pourquoi il n'est pas un
gouvernement dans le monde qui ne soit théocra-
tique, ou qui puisse exister sans l'être. Les tyrans
sont institués de droit divin, comme les démons. La
religion s'oppose à la révolte ; elle condamne le
tyrannicide ; mais elle ne s'oppose pas à la réforme
des empires. Dans toute réunion d'hommes, il existe
toujours une volonté publique, qui finit par s'impo-
ser; des réclamations progressives, auxquelles on
fait droit quand l'opinion les soutient. La doctrine
des Apôtres est conforme à ces principes. Ils ont
obéi en tout ce qui n'était pas inique , mais ils
n'ont jamais fléchi sous l'injustice des princes.
Dans la deuxième partie de son livre , il étudie la
•combinaison des droits de l'Église catholique avec
les droits de la puissance temporelle. Il fixe l'éten-
due et les limites de l'autorité ecclésiastique. — Le
code de la nature, dit-il, est tracé avec toute la per-
fection possible dans l'Évangile. Le moindre des
fidèles, non-seulement peut mais doit refuser sa
soumission, s'il lui est évident qu'on s'en écarte.
Ensuite, il passe en revue les droits des évoques et
du presbytère, des archidiacres, des fabriques et des
officiaux. Il traite des abbayes et des prieurés, des
séminaires, des facultés de théologie, des congréga-
DE BAYEUX. 251
tions sacerdotales. Il demande l'abolition du concor-
dat de François Ier qui n'a pas, dit-il, le caractère de
la loi, quoiqu'il en ait eu trop longtemps la force. La
pragmatique-sanction, rédigée par saint Louis, doit
être remise en vigueur. Les évêques seraient élus
par les prêtres et les fidèles ; et dans le cas où le
souverain pontife réclamerait contre cette institu-
tion, « on lui écrirait avec déférence, et ensuite on
resterait en paix , dans la communion inviolable de
l'Église universelle (1). Rendons hommage en pas-
sant au § ix de la seconde section, c'est-à-dire, aux
vérités qu'il renferme. L'auteur y démontre les avan-
tages du célibat ecclésiastique. Celui-là est un vrai
chef-d'œuvre; il y a quelque chose de très-remar-
quable dans l'allure décidée, avec laquelle il attaque
et pulvérise toutes les objections.
La troisième section traite des rapports de la re-
ligion avec les lois civiles, relativement aux laïcs.
Loi de la tolérance , loi agraire , loi des mariages,
autorité paternelle, successions, spectacles, liberté
de la presse, repos du dimanche, rien n'est oublié.
On y trouve un mélange incroyable de vérités philo-
sophiques, de paradoxes, de sophismes et d'utopies
qu'il est impossible d'analyser. A propos de la loi
agraire , il y pose en principe que quiconque a cin-
quante mille livres de rentes, en fonds de terre, ne
(i) On retrouve cette phrase, ainsi que plusieurs autres
du môme ouvrage, soit dans la lettre de communion qu'il
adressa au souverain pontife, après son élection, le 20 février
1791, soit dans sa première lettre pastorale. Son livre:
« De la Religion nationale > était donc en quelque sorte le
programme da sa doctrine.
252 HISTOIRE DU DIOCÈSE
pourra plus acquérir d'autres biens territoriaux.
Transportons-nous maintenant au commencement
de l'année 4793, et écoutons Fauchet rendre compte
de son livre sur la Religion nationale, dans le
Journal des Amis: « En 4789, dit-il, avant la tenue
des États-généraux , j'avais publié un volume in-8°
sur ce qui convient à l'univers libre, et spécialement
à la nation destinée à ouvrir la carrière de l'égalité
au genre humain. Les principes libérateurs y sont
tous. La royauté, qui n'était pas encore perdue dans
l'opinion , je la réduisais à la plus complète nullité
d'action positive. Je n'avais pas besoin de faire en-
tendre que de cette nullité à la suppression totale, il
n'y a plus qu'un point d'évidence. » Tel est l'ouvrage
que l'on imprimait en 1789, avec l'approbation du
censeur royal, sous l'autorité du garde-des-sceaux (1 ) .
Nous avons indiqué les théories réformistes de
l'évêque du Calvados. L'application qu'il en va faire
à son diocèse ne tardera pas à porter ses fruits. A la
fin du morceau que nous venons de reproduire, il
s'emporte avec violence contre « la sottise et la scé-
lératesse » des prêtres qui voulaient conserver « la
rouille infâme » dont ils avaient « encroûté » la re-
ligion. Voyons donc ce que va mettre à la place te
fougueux tribun qui affichait la prétention de réformer
l'ordre religieux en même temps que l'ordre social.
Pour mener à bien une si vaste entreprise , il n'aura
pas trop de toute sa philosophie et de toute son élo-
(1) Le Censeur, l'abbé Coupé , garde des Titres et Généa-
logies de la bibliothèque du roi , déclare « qu'il n'y a rien
trouvé qui lui ait paru devoir en empêcher l'impression. »
DE BAVEUX. 253
quence. Ou plutôt n'oublions pas que, peu de temps
après avoir écrit ces pages, Claude Fauchet, évoque
du Calvados , portait sa tète sur l'échafaud ; qu'avant
d'y monter, il fut réconcilié avec Dieu et avec l'Église
par un de ces prêtres sots et scélérats dont la supers-
tition et le fanatisme révoltaient alors l'apôtre de
l'égalité. Fidèle à cette pensée, nous tâcherons de
raconter, sans partialité ni colère, les scandales dont
il affligea le diocèse de Bayeux.
Dès le 26 avril 1791, l'abbé Fauchet avait écrit au Lettre
.•/• i . . ' i i • !•• i de communion
souverain pontite une lettre tres-hautaine , dite de qu-ii at]rPS,0
communion, dans laquelle il lui annonçait qu'il arri- a" Saint-pèrp-
vait à l'épiscopat sans l'avoir désiré, et que l'évoque
métropolitain des côtes de la Manche (Rouen) lui
avait donné l'institution canonique; puis, après avoir
tracé, défini et restreint les droits du pape, auxquels il
opposaitle droit des évêques, il ajoutait que le moindre
des fidèles, non-seulement peut, mais doit refuser sa
soumission, s'il lui est évident qu'ON s'écarte du code
de la nature, tracé dans l'Évangile. Nous avons lu cette
phrase plusieurs fois avant d'oser la transcrire ; mais
on peut se convaincre, en la relisant après nous,
qu'elle résume la pensée de l'auteur sur la nature du
gouvernement spirituel. Fauchet fut sacré le 1er mai,
en qualité d'évêque du Calvados , et vint prendre pos-
session de son siège quelques jours après. Arrivé à
Caen , il fut complimenté par le clergé, par les chefs
de la garde nationale, qui avait pris les armes pour se
trouver à sa rencontre, et par M. Bonnet de Mautry,
;i la tète de la municipalité. Ensuite , il se dirigea
fers l'église Saint-Pierre, où M. Gervais de la Prise
254 HISTOIRE DU DIOCÈSE
lui présenta le clergé de la paroisse. Après le chant
du Te Dewn, le nouveau prélat se rendit au club des
Amis de la constitution , et y fut installé à la droite
du président. Sa réponse au discours qu'on lui adres-
sa, commençait par ces mots: « Frères et concitoyens,
ma sensibilité est sans mesure comme mon bon-
heur^). »Les sentiments qu'il exprime dans cette ha-
rangue, l'espèce de mysticité dont elle est emprein-
te , sont comme le programme du système religieux
qu'il essaya d'inaugurer parmi nous. « Il consistait,
dit M. F. Vaultier (2), dans la prétention d'organiser
l'avenir sur les principes de la fraternité universelle ,
en faisant amalgame de la philanthropie maçonnique
et de la charité chrétienne, et en fortifiant la première
par la seconde. » Ces principes ne s'étendirent pas
au-delà du club dont il accepta la présidence ; mais il
est certain qu'ils y pénétrèrent d'abord avec lui.
Le lendemain de son arrivée , il prêcha un sermon
de charité dans l'église Saint-Pierre de Caen. Il insis-
ta surtout sur le précepte de l'aumône, et l'établit dans
toute sa rigueur. Ce discours, qui produisit un grand
effet sur la multitude , fit dire à d'autres que Fauchet
avait prêché la loi agraire, et qu'il substituait le lan-
gage de la révolution à celui de l'Évangile.
p<isc Le dimanche 15 mai, il vint à Bayeux. On se rap-
de possession. ,, _____ . . , .. •,!-/> i
pelle que Mgr de Cheylus lui avait défendu, sous peine
d'excommunication, d'exercer dans son diocèse au-
cune fonction épiscopale. Un huissier apostolique fut
(1) V. Pièces justificatives.
(2) Souvenirs de l'insurrection normande
DE BAYEUX. 255
chargé de lui signifier cette ordonnance. Fauchet, vi-
siblement ému, la reçut de ses mains à la porte de la
Cathédrale; un instant après, le schisme était consom-
mé (1).
A son arrivée parmi nous , Fauchet était accompa-
gné de deux grands-vicaires qui ne se recommandaient
ni par la modération de leur caractère, ni par la ré-
gularité de leurs habitudes. Ils se nommaient Gasnier
et Chaix-d'Est-Ange. Nous ne connaissons le premier
que par deux discours qu'il fit imprimer à Bayeux ,
l'un, à l'occasion du renouvellement de la municipa-
lité, au mois de décembre 4791, l'autre, pour hono-
rer la mémoire de ceux qui avaient péri le 40 août
1792, en attaquant le château des Tuileries. La vio-
lence contre le gouvernement du roi, la haine et le
mépris des catholiques, le découragement et la crainte
de l'avenir: tels sont les caractères qui dominent dans
ces deux productions. Quant à Chaix-d'Est-Ange (2),
c'était, nous disent les contemporains, un petit prêtre
gascon, originaire de la ville d'Apt, en Provence, qui
maniait habilement la parole , et possédait toute la
(1) Cet acte de vigueur que Msr de Cheylus exerça contre
l'intrus, est rapporté dans les Notes rédigées par l'abbé Hébert,
curé de Saint-Gilles, et dont le manuscrit autographe se trouve
à la bibliothèque de Caen. Nous pouvons encore citer, à l'ap-
pui, le témoignage de M. l'abbé Le Fournier, ancien prieur de
l'abbaye du Val et curé de Condé-sur-Noireau, auquel l'huis-
sier dépositaire de la sentence l'avait raconté plusieurs fois
en exil.
(2) On dit que son véritable nom était Chaix-de-S'-Ange;
mais qu'il l'avait, comme on le voit, légèrement modifié, pour
satisfaire aux exigences du calendrier républicain.
t>|iiscopaiiï
256 HISTOIRE DU DIOCÈSE
confiance de son évoque. Il se fit donner la cure de
Saint-Etienne de Caen , ce qui ne l'empêchait pas de
présider à Bayeux une association politique, aux vio-
lences de laquelle l'évêque eut plus tard le malheur
de s'associer. Chaix-d 'Est-Ange se maria en 1799, et
il est mort avocat à la cour royale de Paris, le 28
mars 1820.
vicaires Pendant les deux années qu'il administra l'évêché
du Calvados, l'abbé Fauchet eut un assez grand nom-
bre de vicaires épiscopaux. On cite entre autres: Por-
talier, qu'il fut obligé de destituer et d'interdire à
cause de ses désordres. L'abbé de Jumilly, curé con-
stitutionnel de Saint-Jeande Caen, lui ouvrit les portes
de son église, et l'y admit sans scrupule à exercer ses
fonctions, malgré les réclamations de l'autorité dio-
césaine; — Simien des Préaux. Il se maria devant
l'officier civil, et fut nommé en 1793 conservateur de
la bibliothèque de Bayeux, que la Convention venait
d'établir; — Michelet, ordonné prêtre à dix-huit ans,
marié quelque temps après , et qui plus tard expia,
dans les larmes d'une conversion sincère, les scan-
dales de sa jeunesse (1); —Hébert, curé de Vaucelles
de Caen, qui faisait publier ses pamphlets par la so-
ciété des Amis de la constitution, et procéda brutale-
ment a l'expulsion des Eudistes; — Quatre prêtres de
la ville épiscopale: MM. Moulland, curé de Saint-
Martin; Lécuyer, curé de Saint-Jean; Biet , curé de
la Madeleine; Menand, curé de Saint-Sauveur; enfin,
l'abbé de Croisilles, ancien secrétaire de l'archevêché
(1) V. sa Rétractation, aux Pièces justificatives
DE BAYEUX. 257
de Cambrai, qu'il choisit pour grand-vicaire à son ar-
rivée. Sans doute il est loin de notre pensée de justifier
les ecclésiastiques qui eurent le malheur de prêter
leur concours à l'évêque du Calvados. Gardons-nous
pourtant de les confondre tous dans la même répro-
bation. La corruption ou le défaut de courage, un
orgueil surexcité jusqu'à la démence , les écarts du
jugement unis quelquefois à une piété sincère : voilà
les traits par lesquels on les distingue. Ils expliquent
la différence de leur conduite religieuse, même avant
l'époque où devaient tomber leurs dernières illusions.
Celles de M. de Croisilles ne tardèrent pas à se dissi-
per, et aussitôt il expia glorieusement sa faiblesse.
Dès le mois d'août 1795, il avait adressé au départe-
ment, au district et à la municipalité, une première
rétractation, qu'il renouvela quelques jours après,
afin de la rendre encore plus explicite. Pendant l'in-
trusion de l'abbé Fauchet, il administra la paroisse de
Septvents; mais sa piété et sa douceur y furent tou-
jours appréciées, même par les chrétiens fidèles. Il
était en prison avec l'abbé Moulland , quand on apprit
la chute de Robespierre.
A peine l'évêque du Calvados était- il installé à
t. . Ses rapports
Bayeux , que M. Gervais de la Prise lui adressa un avec
mémoire, dans lequel il prouvait aux anciens et aux M- d0 Ia Pr,se-
nouveaux pasteurs la nécessité de prévenir le schis-
me, et leur en indiquait les moyens. Le principal ,
selon lui, était la convocation d'un concile national.
Il le demandait pour sanctionner les nouveaux choix,
et valider le pouvoir des desservants aussi bien que
celui des évêques. Quoique, dans l'application, sa
17
258 HISTOIRE DU DIOCÈSE
théorie fût inconciliable avec le dogme catholique (1),
elle ne pouvait séduire l'abbé Fauchet. Il répondit à
M. de la Prise que l'Église s'était suffisamment expli-
quée; qu'il avait consulté M. Charrier de la Roche,
évêque métropolitain des côtes de la Manche, et qu'il
était d'accord avec lui pour reconnaître l'inutilité
d'un concile. L'Église constitutionnelle , qui venait de
rompre avec le saint-siége, se trouvait ainsi frac-
tionnée par un nouveau schisme; les dissensions
intestines de son clergé, amené par la force des
choses à discuter contradictoirement les points les
plus essentiels, mettaient à nu l'esprit d'erreur qui
planait sur ses décisions.
Leure pagaie £q n'était point assez pour l'évêque du Calvados
de Fauchet. * * , l
de rompre avec le chef de l'Eglise; poussé par un
aveuglement fatal, il osa, dans son mandement du 6
juin 1791, calomnier l'Église tout entière. Qu'on
ouvre le concile de Trente, et dans un grand nombre
des sessions dont il se compose (2), on verra les évo-
ques traiter expressément de la réforme du clergé ,
descendre aux moindres détails et menacer les préva-
ricateurs des châtiments spirituels. N'importe, Fauchet
a résolu de mettre en cause tous les prélats du monde
catholique. « Réunis en concile, ils n'ont jamais rien
fait, dit-il, de généreux et d'évangélique pour leur
(1) « Une nation, dit Bossuet, qui se regarde comme un
corps entier, est une nation qui se détache de l'Église univer-
selle. » (Hist. des variations, liv. vu.) C'est précisément ce
que supposait, ce que demandait M. de la Prise, en accordant
à un concile national le droit de résoudre toutes les difficultés
que soulevait la constitution.
(2) Onze sur vingt-cinq.
DE BAYEUX. 259
propre réforme. — Il a été impossible, lors même
que toutes les Églises la demandaient dans le xvie
siècle, de l'obtenir au concile de Trente. Les pontifes
ont mieux aimé livrer au schisme les Protestants,
qu'ils auraient ramenés de leurs erreurs sur le
dogme, si une réformation conforme à l'esprit de
l'Évangile eût été saintement entreprise et courageu-
sement consommée, par les Pères de ce synode œcu-
ménique.— Non, jamais le régime des siècles primitifs
de l'Évangile n'eût reparu dans la catholicité, si la
Providence n'avait pas préparé, dans la raison publi-
que et dans la volonté des peuples , la révolution du
sanctuaire avec celle des empires. »
Ainsi donc l'Église tout entière avait trahi sa mission
dans un concile œcuménique, et l'évêque du Calvados
allait entreprendre de la régénérer, en la rappelant à
son origine. Pour y parvenir, il comptait sur l'estime
et la confiance de ceux qui l'avaient élu. « Frères,
leur disait-il , votre volonté m'a fait monter au rang
de vos premiers pasteurs ; elle m'en fera descendre,
si je ne remplis pas vos intentions. On n'est point
pasteur sans être reconnu et accepté par le troupeau. »
Il aurait dû songer, en écrivant ces paroles, que, sur
une population de cinq cent mille habitants, il n'avait
obtenu que cent cinquante-deux suffrages.
En tête de ce mandement, on lisait le préambule
suivant : « Claude Fauchet, par la grâce de Dieu et la
volonté du peuple, dans la communion du saint-siége
apostolique et dans la charité du genre humain ,
évêque du Calvados , à tous les ministres du culte
nos vénérables coopérateurs, et à tous les fidèles du
260 HISTOIRE DU DIOCÈSE
diocèse , salut , fraternité , liberté , sainteté , paix ,
union, bonheur et bénédiction éternelle en Notre-
Seigneur Jésus-Christ. » Cette étrange combinaison
de mots et d'idées se trouvait reproduite sur son
cachet , où un bonnet de la liberté est associé à un
chapeau de cardinal.
Peu de temps après son installation, l'abbé Fauchet
commença ses visites pastorales. Nous ne le suivrons
pas dans ses excursions à travers les villes et les
campagnes du Calvados. Il nous serait trop pénible
d'y scruter journellement le détail de ses actions.
« La conduite de M. Fauchet, dit un de ses biographes,
aux lumières et à la sagesse duquel nous nous plai-
sons à rendre hommage , ne compromettait en rien
sa position; il n'est pas vrai qu'il prêchât dans les
rues (1). » Ce n'est pas nous qui oserions nous in-
scrire en faux contre le témoignage de l'honorable
M. F. Vaultier; seulement, nous ne pouvons omettre
celui de l'abbé de Valmeron (2), lequel nous est
confirmé par plusieurs contemporains. Or, l'abbé de
pèlerinage Valmeron reproche à Fauchet d'avoir prêché à la
Délivrande par la fenêtre d'un cabaret, et même sur
des tréteaux à côté d'un jongleur. Il est vrai qu'au lieu
(1) Note de M. F. Vaultier, citée par M. Trébutien.
(2) L'abbé Jarry (Pierre-Francois-Théophile), né à Saint-
Pierre-sur-Dives en 1764, docteur en théologie de la faculté
de Paris. Retiré d'abord à Jersey, il lança plusieurs pamphlets
contre l'abbé Fauchet. Ces pamphlets ont pour titre : Lettre de
l'abbé de Valmeron h M. Claude Fauchet. Nous avons déjà
parlé de M. l'abbé Jarry à l'occasion de l'assemblée du clergé
au bailliage de Caen. Plus tard, M8' Brault lui donna des lettres
de grand-vicaire.
de la Délivrande.
DE BÀYEUX. IZbl
des blasphèmes qu'il faisait entendre a Paris, six mois
auparavant , contre la femme de Joseph et le sieur
Jésus, ci-devant Seigneur, son style s'était revêtu
tout-à-coup des images bibliques les plus gracieuses,
pour célébrer la Mère de Dieu. Il craignait avec raison
la colère des pêcheurs , dont il essuya pourtant les
épigrammes (1), et sur la place de la Délivrande, il
ouvrit indistinctement aux deux sexes les bras de son
« universelle charité. »
Il parcourut en quelques mois toutes les villes du visite
diocèse. A Lisieux, on le vit un jour sortir en surplis à Lisieui
de l'église Saint-Jacques, entouré d'une trentaine de
prêtres qui avaient accepté sa juridiction. Sans autres
insignes que la mozette épiscopale, la tête couverte
d'un simple bonnet comme les autres ecclésiastiques,
il portait à la main un faisceau de branches de myrte,
liées ensemble avec un ruban tricolore. La garde
nationale formait son cortège, à la tête duquel on
portait une croix de procession. C'était ce que l'on
appelait alors une promenade religieuse. Au-dessus
de la porte d'un café, on voyait un tableau repré-
sentant un arbre, sur lequel se réfugiaient les prêtres
réfractaires, tandis que l'évêque, armé d'un fauchet,
sapait l'arbre par ses racines. La foule applaudissait
à cette grossière allégorie.
Nous ne connaissons aucun détail digne d'être a vire.
(1) Comme il sortait de la Délivrande pour se rendre à
Bernières, le sacristain de celte paroisse lui offrit une branche
de laurier-cerise, en lui disant: Monseigneur, a faux évêque,
faux laurier; et en même temps , le ménétrier du village se
mit à jouer un air de circonstance.
262 HISTOIRE DU DIOCÈSE
rapporté, dans les notes qui nous sont communiquées
sur son passage à Vire, le 8 juin 4794 . Il prêcha dans
l'église Notre-Dame un sermon de charité, au milieu
d'une affluence considérable ; le soir, il se promena
dans les rues de la ville ; les vitres des maisons qui
n'étaient pas splendidement illuminées, furent brisées
à coups de pierres ; les gens honnêtes étaient indi-
gnés ; mais il est certain que sa parole électrisa
les masses, et lui conquit de zélés partisans. Il put
ainsi oublier un moment l'échec sérieux qu'il venait
de subir à Falaise.
a Falaise. Docteur en théologie de la faculté de Caen et doyen
du canton de Falaise, M. Godechal, curé de Saint-
Gervais, avait fait partie du conseil général de la
commune. Son zèle, sa modération, le talent remar-
quable avec lequel dans plusieurs circonstances il avait
défendu les intérêts de la ville , lui avaient concilié
toutes les sympathies. Démissionnaire pour refus de
serment, il publia sur cette matière une brochure de
trente-quatre pages , signée de tous ses collègues ,
laquelle résumait avec une logique inexorable les
principaux arguments qui touchaient à la question (4).
Son successeur fut installé le 29 mai 4794 ; le 30,
Fauchet arrivait à Falaise.
Le soir même , il se rendit au club ; la foule y ac-
courut pour l'entendre , et le lendemain , quelques
(]) Elle a pour titre: « Exposé des motifs qui ont déterminé
les curés, vicaires et autres ecclésiastiques, fonctionnaires de
la ville de Falaise, à ne point prêter le serment exigé par le
décret du 27 novembre 1790. » C'est sans contredit le plus
remarquable des nombreux écrits du même genre que nous
ayons entre les mains.
DE BÀYEUX. 263
agitateurs l'ayant pressé de demander à M. Godechal
une conférence publique sur les questions qui parta-
geaient alors le clergé de France, il lui écrivit le billet
suivant : « Le peuple , Monsieur, demande que nous
ayons , vous et moi, une conférence en sa présence,
sur les matières qui nous divisent. J'espère que vous
voudrez bien vous rendre à son désir. Je vous y
invite d'autant plus volontiers, que cela me procurera
l'occasion de vous connaître. » M. Godechal refusa
d'abord, en faisant observer que les matières reli-
gieuses ne se traitaient pas dans un club ; que ce
n'était pas ainsi qu'il avait coutume d'instruire ses
paroissiens. Mais le commandant de la garde natio-
nale, accompagné de quelques officiers, étant venu
lui intimer l'ordre d'obéir, le curé de Saint-Gervais ,
suivi de son vicaire , se rendit avec eux à l'hôtel de
ville ; une foule immense en couvrait la place ; pas
un cri ne se fit entendre. Fauchet était à table avec
plus de soixante convives ; il se leva pour recevoir le
vénérable confesseur, et lui renouvela de vive voix la
demandequ'il lui avaitadressée. Accepter sur-le-champ
une lutte aussi solennelle, sans y être autorisé par ses
supérieurs, c'eût été, de la part du curé de Saint-Ger-
vais , un acte de témérité. Toutefois, il répondit qu'il
ne craignait pas la discussion , pourvu qu'elle eût lieu
devant un petit nombre de personnes , choisies de
part et d'autre, et à condition que le débat serait
recueilli par trois secrétaires. Il exigeait qu'un exem-
plaire du procès -verbal fût déposé dans un lieu
public; le deuxième serait remis à M. Fauchet, et le
troisième resterait à la disposition de son adversaire,
264 HISTOIRE DU DIOCÈSE
qui le ferait imprimer, dans le cas où ses supérieurs le
jugeraient convenable. Cette proposition fut accueillie
avec faveur. Seul, M. Fauchet en parut contrarié ; ses
traits s'altérèrent, et il se contenta de répondre qu'une
telle conférence serait inutile, et que, d'ailleurs, il ne
pourrait s'en occuper qu'en négligeant d'autres fonc-
tions. En vain M. le curé de Saint-Gervais multiplia-
t-il ses instances: il n'obtint qu'un refus énergique,
mais il fut applaudi par toute l'assemblée (1).
Les quatre curés de Falaise refusèrent le serment.
Sur vingt- cinq ecclésiastiques qui composaient le
clergé de la ville , trois seulement le prêtèrent après
le départ de leurs confrères. Le clergé régulier n'eut
a déplorer qu'un très-petit nombre de défections ;
aucune religieuse ne voulut se soumettre au régime
révolutionnaire. Les Ursulines surtout se signalèrent
par une courageuse résistance. S'il faut en croire
l'abbé Jarry, quand Fauchet, à la tête de ses satel-
lites, eut pénétré dans leur monastère, non content
de violer la clôture, il leva outrageusement la main
sur la supérieure , et fit entrer à sa suite la populace
qui l'accompagnait.
(1) Nous reproduisons , en les abrégeant, les détails rédigés
sur cette entrevue par un ecclésiastique du diocèse de Séez,
contemporain des événements. Ils devaient faire partie d'un
travail que la mort ne lui permit pas d'achever.
DE BAYEUX. 265
CHAPITRE XX.
Affiliation de Fauchet aux clubs du département. — Affaire de
la place Louis XVI , à Bayeux. — Mandement de l'évêque
du Calvados. — Il est dénoncé à l'assemblée nationale. —
Messe de la fédération. — Talents oratoires de l'abbé Fauchet.
— Lettre pastorale sur le divorce et sur le mariage des
prêtres. — Mort de Fauchet.
C'est uniquement comme évêque du Calvados que
l'abbé Fauchet est ici l'objet de nos études. Les évé-
nements politiques auxquels il prit part en qualité de
législateur, sont étrangers au cadre de notre histoire;
mais , comme pasteur, il doit compte à l'Église de ses
violences et de ses scandales , et il faut que nous le
suivions encore dans l'administration du diocèse ,
qu'il avait déjà si cruellement affligé.
L'affiliation de l'abbé Fauchet aux sociétés popu-
laires datait, nous l'avons vu, de sa première arrivée
Affiliation
de Fauchet
aux clubs
du
département.
266 HISTOIRE DU DIOCÈSE
dans le Calvados. Ses censeurs les plus indulgents la
lui ont reprochée , comme une démarche compro-
mettante pour sa dignité. A Caen , il se rendait au
club tous les quinze jours, et tous les quinze jours,
les habitants de la rue Neuve- Saint- Jean, où était
situé l'hôtel de l'évêché, illuminaient leurs maisons à
l'heure de son retour. Il nous apprend lui-même (1)
qu'il avait refusé obstinément, et par amour de l'éga-
lité , la présidence honoraire que lui offrirent toutes
les sociétés du département. Celle de Bayeux avait
mis à sa tête l'abbé Chaix-d'Est-Ange, un des vicaires
épiscopaux. Au nombre des brochures qu'elle fit
imprimer et distribuer dans la ville , on cite le
sermon sur l' Accord de la religion et de la liberté,
prêché a Paris, le k février 1791 , « par Claude
Fauchet, prédicateur du roi et procureur-général du
cercle social. » On a souvent répété la dernière phrase
de ce discours, que l'auteur semblait avoir adoptée
pour devise : « Que tout s'ébranle , que tout s'anime
dans les deux mondes, d'un pôle à l'autre, sur les
trônes et dans les cabanes : l'heure de la liberté
sonne; le milieu des temps est arrivé; les tyrans
sont murs. Amen. Te Deum laudamus. » Le club
de Bayeux, à l'unanimité, applaudit à ce cri de ré-
volte , arrêta que le sermon était mis à l'ordre du
jour, qu'il serait lu de nouveau en séance publique le
dimanche suivant, et réimprimé jusqu'à concurrence
de douze cents exemplaires.
« Nous étions alors , dit M. F. Vaultier, à cette
(1) Pétition de Claude Fauchet , évêque du Calvados , à
l'assemblée nationale.
DE BAYEUX. 267
triste époque de la révolution où la royauté , succes-
sivement dépouillée de toutes ses attributions , allait
périr incessamment, pour n'avoir pas su vaincre la
défiance des peuples.— Notre population, préoccupée
de ces débats, s'était partagée sur cet objet en deux
partis, qui ne représentaient pas mal pour le vulgaire
les sectataires (sic) et les adversaires du nouveau
clergé constitutionnel. Fauchet, par sa position et son
titre, se trouvait naturellement à la tête d'un de ces
partis. — ■ Le moment approchait où de nouvelles
élections s'annonçaient comme devant avoir lieu in-
cessamment pour la formation d'une première assem-
blée législative. Le ministre (1) tenait par-dessus
toutes choses à empêcher que M. Fauchet y fût
nommé. Nos royalistes reçurent leurs instructions à
ce sujet, et la lutte préliminaire s'engagea aussitôt.
L'attaque commença par une adresse de la munici-
palité de Bayeux à l'assemblée nationale , contenant
une dénonciation contre l'évêque Fauchet, pour plu-
sieurs faits d'infraction aux lois, les uns ridiculement
exagérés, les autres tout-à-fait imaginaires. Le but
était d'obtenir l'autorisation d'une poursuite judiciaire
contre lui, tendant à amener un décret de prise de
corps, qui, dans l'intention des plaignants, devait le
frapper d'inaptitude à figurer aux prochaines élec-
tions (2). » Une lettre de Fauchet, écrite à Caen le 5
septembre et publiée par l'abbé Jarry (de Valmeron),
confirme quelques-uns de ces détails. Il y accuse
positivement « les scélérats de Bayeux » d'avoir signifié
(1) M. de Lessart, ministre de l'intérieur.
(2) Souvenirs de l'insurrection normande.
268 HISTOIRE DU DIOCÈSE
contre lui un décret de prise de corps au moment où
les électeurs allaient se réunir.
Disons-le sans détour, parce que la vérité nous y
oblige, il nous semble que M. F. Vaultier ne connais-
sait qu'imparfaitement les circonstances auxquelles il
fait allusion, ou qu'il s'est trompé en les appréciant;
nous allons essayer de les rétablir.
Affaire Au moment où l'on apprit à Bayeux la fuite du roi,
de ia place son arrestation à Varennes et son retour à Paris, les
Louis XVI
à Bayeux. Amis de la constitution étaient réunis sous la prési-
dence de l'évêque du Calvados. Deux jeunes gens,
ayant brisé, aux angles de la place Louis XVI, les
inscriptions sur lesquelles était gravé le nom du mo-
narque , les apportèrent au club. Fauchet blâma
sévèrement leur conduite, « comme un attentat à la
majesté des lois. » Les officiers municipaux crurent
que cet attentat ne pouvait rester impuni , et l'ordre
fut donné d'arrêter les coupables. Cependant la foule
s'émeut et murmure; Chaix-d'Est-Ange convoque le
club; il l'invite à délibérer sur le sort des prévenus,
« odieusement incarcérés, disait-il, à l'occasion des
affiches de la place du Parjure. » Il était évident
que le grand -vicaire faisait appel à la révolte. Le
procureur de la commune le dénonça au conseil
général, et il fut immédiatement décrété d'accusation.
A cette nouvelle, Fauchet s'indigne; il compose et fait
afficher un mandement incendiaire, dans lequel il
prodiguait aux magistrats le mépris et l'outrage.
« Les lâches, disait-il, ce sont ceux qui s'entourent
de soldats, quand rien n'est à craindre; qui suppo-
sent des périls, pour régner par la discorde ; qui
DE BAYEUX.
essaient en tremblant des coups mal assurés, pour
voir s'ils intimideront les patriotes. — Les présomp-
tueux, les ignorants, les esprits en délire, ce sont
ceux qui ne connaissent pas les droits qui appar-
tiennent aux hommes libres , qui s'opposent à ce
qu'on appelle parjure le parjure, et qui voudraient
imposer silence à l'éternelle vérité. » Il est à remar-
quer que, parmi les curés constitutionnels de la ville
de Caen , un seul osa lire en chaire cet audacieux
manifeste.
La lutte était engagée. Le corps municipal mande Mandement
do 1 ûv£ouo
le prélat à l'hôtel de ville; Fauchet refuse de compa- ducaivados.
raître; mais, le dimanche 23 juillet, il monte en chaire
à la Cathédrale, donne lui-même aux fidèles la lecture
de son mandement, et il y ajoute un commentaire
injurieux pour le pouvoir. Quelques jours après, deux
députés du conseil emportaient à Paris une dénon-
ciation , qui accusait M. Fauchet de braver et de
compromettre l'autorité des corps administratifs. De
son côté, la société patriotique des Amis de la consti-
tution chargeait M. Moulland, curé de Saint-Martin de
Bayeux , de rédiger une adresse à l'assemblée natio-
nale, et l'envoyait à toutes les sociétés patriotiques
du royaume, comme un témoignage authentique des
sentiments de son évêque ; elle y conjurait les repré-
sentants de ne pas faire à M. Fauchet « l'outrage de
le prendre pour un républicain. » Le moment n'était
pas éloigné où l'évêque du Calvados eût protesté
contre un pareil langage.
Le rapport de M. Vieillard , auquel l'assemblée
confia l'examen de cette affaire, contenait, contre
270 HISTOIRE DU DIOCÈSE
h est dénoncé l'évêque et contre son vicaire, les inculpations les
à l'assemblée , ., , . . ,, ....
nationale, plus graves : il leur reprochait d avoir perverti 1 esprit
public à Caen et à Bayeux , et ces accusations étaient
appuyées sur la pétition dont il fit la lecture. On y
rappelait la haine qui débordait du cœur de Fauchet
contre la monarchie; les prétentions de son orgueil,
qui écrasait tous les pouvoirs ; l'esprit de désordre et
d'insubordination, qu'il propageait parmi ses diocé-
sains ; les prédications qu'il faisait à Caen dans les
rues (4); la fuite de plusieurs fonctionnaires obligés
de quitter la ville pour échapper à ses dénonciations.
En présence de ces griefs , le rapporteur concluait au
renvoi de Fauchet devant les tribunaux.
Ce fut sans doute à cette occasion que le prélat ,
irrité contre les habitants de Bayeux, écrivit plusieurs
lettres datées de YÉvêché de Caen. Les adminis-
trateurs de cette ville en profitèrent pour demander
la translation du siège épiscopal ; une pétition , rédi-
gée par le club de Caen et appuyée par ceux de
Falaise et d'Honfleur, réclamait la même mesure.
Quoique aveuglé par le ressentiment, l'accusé
n'avait pas attendu les conclusions du rapport pour
se repentir de son imprudence. Dès le 45 août, en
présence de toutes les autorités réunies à la Cathé-
drale à l'occasion du vœu de Louis XIII, il s'humilia
du haut de la chaire, et fit entendre aux autorités des
paroles pleines de mansuétude : — « Pax vobis I —
(1) Nous avons dit plus haut que ces détails étaient contre-
dits par M. F. Vaultier. Nous nous croyons cependant obligé
de les reproduire à cause du caractère officiel de ceux dont ils
émanent.
DE BAYEUX. 271
magistrats du peuple, vous voilà tous réunis; je vous
salue de cette parole de paix ; — aucun homme n'est
infaillible. — Livrons-nous aux doux sentiments de la
concorde; je vous respecte, je vous aime, je vous
honore. » — Le lendemain, il se rendit a l'hôtel de
ville, et y déposa son discours entre les mains de
l'administration. Celle-ci répondit par un arrêté qui
témoignait de ses dispositions pacifiques; mais l'assem-
blée était saisie de la question. Le rapport de M. Vieil-
lard , qui parut quelques jours après , jeta l'abbé
Fauchet dans un découragement profond. Un de ses
collègues , l'abbé Joubert , évêque de la Charente-
Inférieure , demanda qu'il fût mis en état d'arres-
tation. Le conseil municipal pria les deux députés de
Bayeux, MM. de Wimpfïen et Delauney, « d'employer
tous les moyens » pour arrêter les poursuites, et
l'élection de M. Fauchet à l'assemblée législative mit
fin à ce triste épisode : malgré les influences du parti
contraire, il fut nommé premier député du dépar-
tement le 4 septembre 4791 . Les ovations lui furent
prodiguées par ses amis ; des salves d'artillerie ,
mêlées au son des cloches, annoncèrent son triom-
phe. On lisait dans une des brochures qui en propa-
gèrent la nouvelle : « L'Être suprême partage du haut
de sa gloire la satisfaction générale ; le Dieu du
Calvados va devenir le Dieu de la France. »
Le 14 juillet 1791, deux ans après la chute de la Messe
Bastille, on avait célébré à Caen dans la plaine d'Ifs,
et a Bayeux sur le territoire de Saint-Exupère , l'an-
niversaire de la fédération. A Bayeux, la cérémonie
fut présidée par Chaix-d'Est-Ange, qui fit imprimer
272 HISTOIRE DU DIOCÈSE
son discours ('\). Mais, quel que fût l'éclat de son
éloquence révolutionnaire, il était loin d'atteindre la
fougueuse énergie et l'âpre véhémence de celle de
Fauchet. Celui-ci, ayant refusé l'invitation des magis-
trats dans la ville épiscopale, alla officier à Caen, où
l'attiraient de préférence les sympathies de la multi-
tude. Il prit pour texte cette parole de saint Luc, par
laquelle le Sauveur nous apprend qu'il est venu ap-
porter sur la terre le feu de la charité, dont il désire
que l'Esprit-Saint embrase tous les cœurs; et aussitôt,
détournant ces paroles de leur acception véritable, il
s'écrie (2): « Il est incendiaire aussi, l'Évangile. Le
libérateur du genre humain voulut étendre à toute
la terre le feu sacré de la fraternité universelle ; il
avait en horreur les despotes, il fut leur victime ; il
aimait les peuples, il est leur sauveur (3). — Elle
est tombée aujourd'hui , cette forteresse qui était
l'épouvantail des nations. Mes yeux ont vu renverser
les créneaux du despotisme; ma voix, forte de toute
la puissance d'un grand peuple, qui m'avait choisi
(1) La fédération des départements et des gardes nationales,
qui eut lieu à Paris le 14 juillet 1790, était regardée comme
l'ère officielle de la liberté.
(2) Ignem veni mittere in terram, et quid volo nisi ut ac-
cendatur! — V., sur ces paroles tirées de saint Luc, ch. xn,
y 49, le commentaire de saint Ambroise, d'Origène et de saint
Grégoire.
(3) Est il besoin de faire remarquer que Jésus-Christ fut la
victime du peuple dont il était le sauveur? C'est le peuple
qui, par ses cris tumultueux, arracha la sentence à la faiblesse
du magistrat romain. Non hune sed Barabbam — Nolumus
hune regnare super nos.
Talents
oratoires
DE BAYEUX. 273
pour être son organe , a commandé la ruine de la
Bastille au nom de la loi , de la loi véritable , de la
volonté générale. La souveraineté nationale est née
en ce jour; une fois née, elle est immortelle ; à son
premier moment, elle a été invincible. » Et la multi-
tude, frémissant de colère, applaudissait aux insultes
et aux menaces de mort qui couronnaient ces décla-
mations.
Ici, je le comprends, une question se présente, et
il faut la résoudre: Fauchet était-il vraiment orateur? rabbé F6auchet.
Si l'on en jugeait par le retentissement de sa parole
et l'admiration dont elle frappait ceux qui s'empres-
saient de la recueillir, c'est un titre qu'il serait difficile
de lui contester. Ce n'était pas seulement au club ,
sur la place publique et dans les assemblées popu-
laires qu'il exerçait son prestige , dès qu'il parut en
chaire à la Cathédrale , la ville de Bayeux et les campa-
gnes voisines accoururent pour l'entendre ; dans les
églises de Caen, il excitait le même enthousiasme.
Sa belle taille, son regard imposant, l'art avec lequel
il coupait ses périodes , la sonorité de sa voix , la
majesté de son geste frappaient d'étonnement ceux-là
même qui réprouvaient sa doctrine. Mais, quand on
oublierait ses mensonges historiques et la légèreté
avec laquelle il traitait , à une certaine époque , les
dogmes religieux , on serait encore forcé de convenir
que la fougue de son caractère l'entraînait à prodiguer
les effets oratoires , et que l'abus du néologisme se
mêlait dans son style aux emportements de la décla-
mation. Quelquefois aussi , l'exagération de son lan-
gage allait au-delà de sa pensée. Je citerai , comme
18
274 HISTOIRE DU DIOCÈSE
exemple , la loi agraire , qu'il était accusé d'avoir
préconisée dans un de ses sermons , et que , dans
d'autres circonstances, il avait déclarée impossible et
exécrable. Ses idées pouvaient séduire par leur éclat
et leur hardiesse ; mais , à côté de ces qualités , on y
rencontrait trop souvent l'abus du pathétique , la vio-
lence et l'hyperbole. C'est ainsi que, s'adressant à
ces « désorganisateurs furibonds et implacables, »
qui lui reprochaient de n'avoir pas voté la mort de
Louis XVI, il leur montre « sa plume d'acier, étince-
lante du feu sacré de la liberté qu'ils ne connaissent
pas , » et les menace de s'en servir pour « percer et
brûler leurs entrailles. » — La bassesse et la trivialité
de ses expressions, inspirées par la haine, formaient
trop souvent un contraste imprévu avec l'enflure de
ses pensées. A l'Assemblée législative, répondant aux
deux commissaires qui avaient été chargés d'étudier
la question religieuse dans certains départements de
l'ouest où elle excitait des troubles, il n'eut pas honte
de tourner en ridicule les paysans bretons qui « bour-
sillaient » pour les prêtres réfractaires , « cette ver-
mine de la couronne , » dont sans doute , ajoutait-il ,
le roi lui-même ne tardera pas à se débarrasser.
Les quarante pamphlets , mandements ou discours
prononcés par Fauchet ou publiés par lui dans l'espace
de dix-neuf ans, et qui nous ont passé sous les yeux,
justifient, presque tous, les reproches que la critique
lui adresse. Toutefois, c'est surtout dans les dernières
années de sa vie qu'il faut étudier cet homme extraor-
dinaire, si l'on veut apprécier la nature de son talent.
Un pamphlet qu'il adressa , le 27 septembre 1792, à
DE BAYEUX. 275
*
ses ennemis politiques, en qualité d'évêque du Calva-
dos, nous semble résumer ses qualités et ses défauts.
Il a pour titre : Claude Fauchet à trente Jacobins
qui s'intitulent la société. En voici les premiers
mots :
« Plats tyrans, qui, sous le nom d'amis de la liber-
té et de l'égalité , démontrez chaque jour que vous
êtes la lie de l'humanité et l'opprobre de la nature ,
vous m'avez rendu justice en m'expulsant du milieu
de vous. Un vrai citoyen , un honnête homme doit
vous être odieux. Vous me dénoncez au Calvados; je
vous dénonce à toute la république ; je sais que vous
avez des poignards a vos ordres , mais vous n'y avez
pas la renommée. Vous pouvez m'égorger, ou com-
mander à vos assassins de me raccourcir de la tête,
pour parler votre aimable langage ; vous ne tuerez
pas ma réputation ; elle s'agrandira de vos fureurs. »
Une loi nouvelle permettait le divorce et autorisait Lettre pastorale
sur le divorce
le mariage des prêtres. Dans sa lettre pastorale , et SUr ie mariage
donnée à Paris, le 28 novembre 1792, Fauchet eut le
courage de flétrir cette monstrueuse doctrine. Cette
fois , il se retranche derrière l'autorité du concile de
Trente qu'il avait décriée dans son premier mande-
ment; il décide que les époux séparés ne peuvent
s'engager dans de nouveaux liens , tant que la mort
n'a pas rompu les premiers. Il enseigne que, dans
toutes les Églises catholiques , tant en Asie qu'en
Afrique et en Europe , on n'a jamais souffert que les
ministres déjà élevés au sacerdoce se mariassent , ou
que , mariés illicitement après leur ordination , ils
pussent continuer l'exercice de leurs fonctions. H part
276„ HISTOIRE DU DIOCÈSE
de là pour frapper d'interdit et de suspense l'ecclé-
siastique qui oserait contracter un mariage devant
l'officier civil, et le prêtre qui bénirait cette union.
Il prescrit dans chaque paroisse l'usage de trois re-
gistres où seront inscrits les baptêmes , les mariages
et les funérailles. Ces diptyques religieux seront
conservés en double exemplaire; l'un restera dans
les archives de la paroisse, et l'autre sera envoyé
chaque année aux archives du conseil épiscopal.
Sous la plume de Fauchet, une pareille matière était
on ne peut plus délicate, et il comprit qu'il ne pou-
vait l'aborder sans soulever contre lui de violentes
récriminations. Il osa donc porter un défi à l'opinion
publique : il fit à ses diocésains , « en preuve de sa
moralité, » l'incroyable aveu qu'on va lire. Il déclare,
sans ménagement , que des calomnies odieuses ont
été lancées contre lui. Il avoue qu'une amitié de
douze années sert de prétexte à ses ennemis pour
insulter ses mœurs ; mais il ajoute qu'on ne doit pas
confondre avec une inclination coupable une légi-
time affection (1). Dès le 31 juillet 1790 , neuf mois
avant d'aspirer à l'épiscopat, Fauchet, répondant à une
feuille périodique intitulée les Actes des Apôtres ,
avait affiché sa honte dans le Journal de Paris (2) ;
(1) Sur une liste de déportation faite cà Paris le 13 messidor
an II, et signée par les membres de la commission populaire,
on lit : « Hoquet , femme Galon — femme galante — cidevant
maîtresse de l'abbé Fauchet — elle a sans cesse intrigué avec
Legrand et les ministres. » C'est cette femme entre les mains
de laquelle nous avons vu plus haut que M. Emery eut le
bonheur de trouver la relique de saint Exupère.
(2) Il y soutient que ses mœurs sont exactes , et cependant.
DE BAYEUX. 277
et pourtant , les électeurs du Calvados avaient passé
outre; ils l'avaient, comme on disait alors , consacré
par leur suffrage.
Le mandement de l'évêque du Calvados produisit
un double scandale. Il révolta tous ceux qui avaient
conservé au fond du cœur quelques sentiments hon-
nêtes ; mais à un point de vue tout différent, il souleva
contre lui les hommes les plus avancés du parti révo-
lutionnaire. Le corps municipal de la commune de
Caen , ouï son procureur- général , arrêta, le 22
décembre 4792, que défense serait faite aux curés
de publier cette lettre ; qu'elle serait déférée à la
convention nationale comme contenant des maximes
attentatoires aux lois de la république. Un prêtre du
Calvados, le curé de Champ-du-Bout , dénonça pour
son propre compte le mandement à la convention ,
et se plaignit des persécutions que l'évêque du Calva-
dos lui avait fait essuyer à l'occasion de son mariage.
Un des députés demanda que l'on renvoyât la dénon-
ciation au comité de sûreté générale. Un autre fit
ressortir du haut de la tribune la contradiction qui
existait entre la conduite de l'abbé Fauchet et les
règles qu'il imposait à ses prêtres; tous les journaux
se répandirent contre lui en invectives menaçantes ,
et quelques jours avant sa mort, quand il parut devant
le tribunal révolutionnaire , le président lui reprocha
hardies comme son caractère; il avoue en termes que nous ne
pouvons répéter , son inclination pour une femme à laquelle
il déclare qu'il ne sacrifierait pas sa vertu , bien qu'il fût prêt
à donner sa vie pour elle. Cette lettre a été reproduite in
extenso par l'abbé Jarry,
278 HISTOIRE DU DIOCÈSE
d'avoir écrit cette lettre avec l'intention d'exciter des ,
troubles dans le département. Fauchet eut au moins
le courage de répondre qu'il ne croyait pas son pou-
voir assez étendu , pour anéantir la discipline univer-
selle.
En apprenant que le corps municipal de la ville de
Caen avait défendu la publication de sa lettre pasto-
rale , l'évêque du Calvados ne se contint plus. Sa
colère éclata par un manifeste adressé aux officiers
municipaux le 26 décembre 1792. Quelle que soit
dans certaines parties la violence de son langage,
nous croyons devoir lui laisser la parole. A côté du
tribun qui s'indigne , on y trouve aussi le chrétien
dont la foi se réveille, le prêtre qui combat pour la
liberté des âmes et dont le courage défie la persécu-
tion (1). « Citoyens municipaux, dit-il, vous avez fait
à mon égard un acte de despotisme que l'ancien ré-
gime ne se serait pas permis. Vous défendez aux
pasteurs catholiques de lire mes lettres pastorales;
quelle loi vous en a établis juges? Par quelle autorité
arbitraire, avant toute espèce de jugement, avez-vous
interdit la publication de mes opinions religieuses, et
violez-vous sur ce point , pour moi seul , la décla-
ration des droits? Vous dites que mes maximes sont
attentatoires aux lois ; moi , je dis que ce sont les
vôtres, et que votre suprématie en matière de doc-
trine est un attentat contre la liberté publique. Quoi
(1) Cette lettre , nous le croyons du moins , ira jamais
été imprimée. Elle porte la signature autographe de l'abbé
Fauchet. Nous en devons la bienveillante communication à
M. l'archiviste de la mairie de Caen.
DE B A YEUX. 279
donc! vous n'oseriez pas défendre la publication du
journal de Marat , qui provoque l'assassinat de deux
cent mille citoyens, et qui annonce un chef à l'État
comme une mesure inévitable. Vous permettez , au
contraire , la libre circulation de ces horreurs , et il
vous plaît d'attenter en la personne de votre évêque
à la liberté de la presse , à la communication des
pensées en matière de religion! Vous laissez l'athéis-
me et l'immoralité parler hautement leur langage ;
vous êtes muets sur les impiétés et sur les infamies.
Le catholicisme seul sera forcé de se taire , et la
persécution sera réservée aux prédicateurs de la
vertu ! Magistrats , quelle est la loi que j'ai engagé
d'enfreindre ? Quelle est la loi dont je n'ai pas , au
contraire , recommandé l'observation fidèle ? Prenez-
vous les permissions de la loi pour des ordres? Parce
que la loi permet de se faire juif ou musulman , ne
serait-il plus loisible aux pasteurs de détourner les
Catholiques d'embrasser ces cultes ? Est-il un décret
qui défende d'exhorter les hommes à tenir les libres
engagements qu'ils ont contractés avec la religion et
avec leur conscience? Quoique la loi les autorise à les
violer, s'ils le veulent, le ministre de la religion peut
et doit leur dire de ne pas le vouloir; il peut et doit
leur déclarer qu'ils encourent en les violant la cen-
sure spirituelle , qu'ils ne sont plus dignes d'exercer
le saint ministère. Donnez-leur l'argent de la répu-
blique, si cela plaît a l'autorité qui le dispense ; mais
vous ne leur donnerez pas la direction spirituelle des
âmes, car elle ne vous appartient pas. — Je brave
tous les persécuteurs et tous les tyrans. Je serai libre
280 HISTOIRE DU DIOCÈSE
citoyen , je serai libre évêque , je ne redoute ni les
insulteurs , ni les vexateurs, ni les assassins; je
vivrai, je mourrai pour la liberté de ma religion, pour
la liberté de ma patrie : si vous n'êtes pas les plus vils
et les plus lâches des hommes, ce caractère doit vous
convenir (1). »
Mon de Fanchet. Depuis la mort de Louis XVI, Fauchet n'avait cessé
de flétrir le régicide. Il en parlait souvent comme
d'une mesure atroce, inique, insensée, et par là il
excitait contre lui la haine de la Montagne. Dès le 15
avril, son nom, associé à celui des principaux Giron-
dins , fut porté sur la liste des vingt-un députés
que les sections de Paris dénonçaient comme devant
être expulsés de la convention. Insensiblement la
lumière se faisait dans son esprit, et le spectacle des
(1) Une lettre de M. Gervais de la Prise , curé de Saint-
Pierre de Caen , adressée à M. Le Goupil-Duclos , maire de la
ville , à la date du 4 février 1793 , le prie de consentir taci-
tement à ce qu'on lise au prune l'instruction pastorale de
M. Fauchet, supprimée par l'autorité civile et dénoncée à la
convention. Faisant allusion aux paroles qui terminent la
lettre écrite à cette occasion, le 26 décembre, par l'évêque du
Calvados , aux « citoyens municipaux , » il déplore « la viva-
cité » de son langage, mais il représente qu'il a suffisamment
expié ses torts par les entraves que l'administration civile
apporte à la lecture de son mandement. Il insiste pour établir
que l'inauguration des registres de catholicité ne constitue pas
une mesure illégale. C'est aux municipalités qu'il appartient,
d'après la loi , de constater les naissances , les mariages et les
décès ; mais à côté des actes de l'état civil , tenus par les
magistrats , l'évêque peut , sans violer la loi , ordonner à ses
prêtres de rédiger des actes religieux à l'occasion du baptême,
du mariage et de l'inhumation des chrétiens. Ces actes n'ayant
point de caractère légal , les curés ne pourront jamais en
délivrer d'extraits ; dès-lors toute difficulté s'évanouit. — Les
efforts conciliants de M. Gervais demeurèrent inutiles.
DE BAYEUX. 281
abominations dont chaque jour augmentait la mesure ,
excitait en lui le repentir de ses fautes. Le Journal
des Amis fut en quelque sorte son testament poli-
tique ; on ne lira pas sans intérêt les adieux qu'il y
adresse aux fidèles de son diocèse: « Et vous, chers
fidèles , écoutez , peut-être pour la dernière fois , la
voix d'un pontife qui n'a pas eu le temps de vous
marquer tout son dévouement et tout son amour. —
N'abandonnez pas la foi de vos pères — les impies et
les méchants sont misérables jusque dans leur triom-
phe ; vous serez heureux jusque dans les persécutions
et les angoisses de la mort. Je la vois menaçant ma
tête, ô mes frères, ô mes amis ; je l'attends, non
seulement avec fermeté, mais avec une véritable joie.
Ma seule crainte , je l'ai manifestée souvent dans ces
temps de proscription — elle est au fond de mon
âme — ma seule crainte est de n'être pas jugé digne
par le souverain maître de nos destinées d'une mort
si belle. Mourir pour la justice , pour la vérité , pour
les lois , pour la religion , pour le bonheur des hom-
mes , quelle mort heureuse! Unie à celle que le Dieu
que nous adorons, a voulu subir pour la rédemption
du genre humain , elle expierait toutes les fautes de
ma vie ; elle serait utile au monde ; elle réveillerait
plus efficacement que ne pourraient le faire mon zèle
et mes travaux, le goût des sublimes vertus dans vos
cœurs. Je suis a Dieu, à la patrie ; je suis à vous, chers
concitoyens , chers fidèles , mais j'y serais toujours ;
mon sang parlerait mieux que ma voix , et ma mort
servirait plus que ma vie. Que le ciel propice exauce
mes vœux ! qu'il comble envers moi par cette faveur
282 HISTOIRE DU DIOCÈSE
suprême la mesure de ses grâces — qu'il verse spécia-
lement sur ce diocèse qu'il avait confié à ma sollici-
tude, toutes les largesses de sa miséricorde! » Il y a
loin de ces paroles à celles que Fauchet avait pronon-
cées à la tribune , le jour où , s'inclinant devant un
décret de l'assemblée , il fit hommage à la nation de
sa croix épiscopale. M. Charles Nodier l'a dit avant
nous, ses derniers écrits comme ses derniers discours
n'appartiennent plus à la politique révolutionnaire ;
dans les jours d'agonie qui précèdent son supplice ,
il ne faut plus chercher en lui que l'orateur chrétien.
Au mois de juillet suivant , à l'occasion du meurtre
de Marat , Fauchet fut accusé d'avoir conduit M1Ie de
Corday aux tribunaux de la convention; il déclara
« ne l'avoir jamais vue ; » mais , malgré sa protes-
tation , il fut envoyé aux prisons de l'Abbaye.
M. Nodier, dans le Dernier banquet des Giron-
dins, nous a peint avec toutes les magnificences de
son style , les derniers moments de l'abbé Fauchet.
Il suppose qu'il fut réconcilié avec Dieu par l'abbé
Emery, supérieur du séminaire de Saint- Sulpice.
M. Nodier n'avait pu, sans doute, vérifier l'exactitude
des faits qu'il raconte : le témoignage de M. Emery
va nous permettre de les rétablir.
Décrété d'accusation le 3 octobre 1793, Fauchet
avait été traduit devant le tribunal révolutionnaire
avec les députés de la Gironde. Il fut alors transféré
de l'Abbaye à la Conciergerie, et placé dans la même
salle que M. Emery. Celui-ci lui fit d'abord quelques
offres de service , auxquelles l'abbé Fauchet répondit
avec politesse. Le lendemain, M. Emery ayant amené
DE BAYEUX. 283
la conversation sur le schisme constitutionnel , « J'ai
été trompé, lui répondit l'évêque du Calvados. Je
croyais d'abord qu'il ne s'agissait que de quelques
réformes utiles à l'Église ; mais je vois maintenant
que l'on veut détruire la religion. Je me repens très-
sincèrement d'avoir donné dans un pareil parti (1). »
A ce témoignage de l'abbé Emery, que nous trouvons
dans sa Vie, nous sommes heureux de pouvoir ajou-
ter son appréciation personnelle. Elle est consignée
dans un rapport qu'il rédigea en 1803, et qui accom-
pagnait l'envoi de la relique de saint Exupère à
Mgr l'évêque de Bayeux. On lit dans ce document,
dont nous avons déjà parlé (2), que, pendant tout le
temps de sa détention, la conduite de l'abbé Fauchet
« fut très-régulière et très- édifiante. » Quand ses
compagnons de captivité lui reprochaient d'avoir con-
tribué aux malheurs de l'Église , il répondait « qu'il
n'avait pas cru travailler pour des scélérats. » Ce fut
alors qu'il fit à M. Emery la pieuse confidence que
nous avons racontée , et dont celui-ci profita, quand
il fut rendu à la liberté , pour rechercher la relique
de saint Exupère , que l'on vénère maintenant à la
Cathédrale.
La franchise de ces aveux , la régularité d'une con-
duite que M. Emery n'a pas craint de signaler comme
très-édifiante, lui avaient fait concevoir l'espérance
d'amener l'abbé Fauchet à la rétractation de ses
erreurs. Mais tout-k-coup le malheureux évêque fut
(1) Vie de M. Emery, par M. Gûsselin . directeur de Saint-
Sulpice.
(2) V. Y Histoire de la relique de saint Exupère, page 151.
284 HISTOIRE DU DIOCÈSE
enlevé et mis au secret jusqu'au moment de sa mort.
Quelque temps avant sa condamnation , tandis qu'il
traversait la cour pour se rendre au tribunal , il se
détacha des gendarmes qui le conduisaient, vint à
M. Emery, et lui demanda le secours de ses prières.
Le jour où il fut condamné , il reçut en passant sa
bénédiction. Ces détails sont précis ; M. Emery les a
consignés lui-même dans sa lettre à Pie VI , en y
racontant la conversion de l'abbé Fauchet. D'après
son témoignage , ils n'eurent pas ensemble d'autres
rapports.
Il y avait alors dans le diocèse de Paris un coura-
geux ecclésiastique, un moment séduit par les erreurs
de la révolution, mais qui s'était, peu de temps après,
réconcilié avec l'Église. Il se nommait l'abbé Lothrin-
ger. Comme son abjuration était demeurée secrète, il
put rester sur place , sans être inquiété , et il admi-
nistra les secours religieux à un grand nombre de
victimes. Ce fut lui qui entendit en confession l'évêque
du Calvados. Par une lettre du 1 1 mars 1797, laquelle
fut imprimée dans le tome IVe des Annales catho-
liques , il déclare qu'avant de mourir, Fauchet révo-
qua son serment et son intrusion ; qu'il abjura ses
erreurs sur la constitution civile , et celles qu'il avait
disséminées dans ses écrits ou dans ses discours ;
qu'il fit une profession de foi catholique dont murmu-
rèrent ses gardiens , et qu'après avoir reçu le sacre-
ment de Pénitence , il le conféra lui-même à Sillery,
l'un de ses compagnons d'infortune.
Fauchet fut condamné à mort le soir du 30 octo-
bre 1793. Au moment où Fouquier-Tinville requérait
DE BAYEUX. 285
contre lui la peine capitale et l'exécution dans les
vingt-quatre heures , il joignit les mains et les tint
longtemps élevées vers le ciel (1), Après sa condam-
nation, tandis que plusieurs de ses compagnons écla-
taient en murmures , il demeura calme et ne parut
plus s'occuper que de son âme ; il monta sur l'écha-
faud le lendemain , à midi , à l'âge de quarante-neuf
ans. Nous savons , dit M. Emery, que sa mort fut
« très-chrétienne et très-catholique (2). » Ces deux
mots ont, à nos yeux, plus de poids que tous les
éloges.
(1) Georges Duval , Souvenirs de la terreur,
(2) Procès-verbal envoyé à Bayeux par M. Emery, avec la
relique de saint Exupère.
a^&jlt
286 HISTOIRE DU DIOCÈSE
CHAPITRE XXI.
Statistique des différents partis. — Exil des prêtres inconsti-
tutionnels. — Affaire de Port-en-Bessin. — Départ de Ber-
nières-sur-Mer. — Comment les prêtres français furent
accueillis en Angleterre. — Lettre de Msr de Cheylus. —
Accueil fait à nos prêtres en Allemagne. — Ce qu'il faut
penser de l'émigration.
statistique Parmi les prêtres inconstitutionnels que la révo-
des différents
partis. lution désignait sous le nom de réfractaires , les uns
avaient subi l'exil , les autres s'étaient cachés dans le
diocèse sous divers déguisements , et administraient
en secret les sacrements aux fidèles ; quelques-uns
moururent martyrs, Les constitutionnels, c'est-à-
dire, ceux qui avaient prêté serment à la constitution,
se partageaient aussi en plusieurs classes. Il y avait
d'abord les intrus, qui avaient déplacé les pasteurs
légitimes, et que l'on ne doit pas confondre avec ceux
qui , sous la protection du serment, étaient restés en
DE BAYEUX. 287
possession de leurs bénéfices; il y avait ensuite les
apostats. Plusieurs parmi eux renoncèrent officiel-
lement au célibat et au sacerdoce , en déposant leurs
lettres de prêtrise dans les assemblées municipales.
D'autres, sans cesser de remplir les devoirs extérieurs
du ministère , affichaient publiquement la corruption
la plus scandaleuse; enfin, nous en avons déjà fait
la remarque, il y avait dans le parti constitutionnel
un petit nombre d'ecclésiastiques dont les mœurs
rigides et la piété sincère contrastaient avec ces
déportements. Les éléments de cette classification
appartiennent à l'histoire , et nous devions les re-
cueillir. Ajoutons toutefois qu'il arriva un moment
où le schisme lui-même fut emporté par la révolu-
tion. Lorsque Fauchet monta sur l'échafaud , la
confusion était partout et « le clergé n'existait plus »
dans le Calvados; c'est en ces termes que M. F.
Vaultier, un des historiens de notre pays , résume à
cette époque ses impressions et ses souvenirs (1).
Si l'Église constitutionnelle avait ses ministres, elle
avait aussi ses sectateurs. Accueillant avec transport
les nouveautés les plus téméraires , séduits par les
organes de la révolution, certains partisans du schis-
me constitutionnel auraient voulu, de leur propre
autorité , transporter dans l'Église tous les change-
ments, toutes les réformes inaugurées dans le régime
politique. Ils condamnaient, sans restriction, tout ce
qui dans les lois édictées par les conciles contrariait
leurs utopies. Ils ne tenaient aucun compte de l'auto-
rité suprême établie par Jésus-Christ pour présider
(1) Souvenirs de l'insurrection normande.
288 HISTOIRE DU DIOCÈSE
au gouvernement des âmes ; ils ne pouvaient souffrir
qu'on la consultât.
Plus éclairés et plus fermes dans leur croyance,
les vrais catholiques ne s'abusaient pas sur les projets
de la révolution. Ils voyaient avec douleur le sanc-
tuaire envahi , les laïcs usurper l'administration des
choses saintes , le schisme et l'hérésie se substituer
à l'enseignement traditionnel. Sans doute , ils ne
confondaient pas les mesures prises par l'Assemblée
contre les biens du clergé avec les innovations radi-
cales qu'elle voulait introduire dans le régime spiri-
tuel. Sans approuver les premières, ils les eussent
peut-être acceptées; ils auraient dit, avec un orateur
de la droite: « Qu'importe après tout? c'est une croix
de bois qui a sauvé le monde (1); » mais ils reje-
taient les autres comme subversives de la foi ; ils
admiraient la conduite des prêtres fidèles , affron-
taient les plus grands périls pour profiter de leur
parole et de leur ministère , et quand les constitu-
tionnels leur objectaient qu'il fallait obéir aux lois
du royaume , — Nous sommes soumis aux lois , di-
saient-ils , sur toutes les questions de l'ordre civil ; mais
les puissances du siècle n'ont pas le droit de changer
la constitution de l'Église. Les apôtres refusaient
quelquefois d'obéir à la synagogue , et pourtant les
apôtres n'étaient pas des rebelles. »
Entre les constitutionnels et les vrais catholiques ,
on distinguait encore le parti des indifférents , que le
(1) « Si l'on ôte aux évoques leur croix d'or, ils prendront
une croix de bois ; c'est une croix de bois qui a sauvé le
monde. » (M. de Montlosier.)
DE BAYEUX. 289
défaut d'instruction, ou la crainte de voir troubler
leur paix, retenait en dehors de toute controverse.
Comme , après tout , rien n'était changé dans le culte
extérieur, ils se montraient faciles sur les principes ,
et acceptaient , sans réclamation , le ministère des
prêtres chargés de leur procurer les secours religieux.
Enfin, en dehors de tous ces partis, aux points les
plus divergents de l'opinion , il y avait, d'un côté, les
politiques ardents qui auraient voulu adosser l'autel
au trône, et regardaient presque comme un sacrilège
de porter la main sur l'ancien régime ; il y avait , de
l'autre , quelques esprits faux et implacables , séduits
par ce que l'on appelait alors la secte philosophique,
et qui espéraient profiter de ces divisions pour écraser
l'Église. On les vit, à l'époque de la Terreur, organiser
les fêtes de l'Être suprême , briser ou profaner les
croix et les images , attaquer avec fureur tout ce qui
se rattachait au sacerdoce , pervertir le peuple par les
écrits les plus violents. Dans notre pays, ces derniers
ne furent jamais très-nombreux (1). Tels étaient les
partis qui se dessinaient sur tous les points du dio-
cèse , durant les premières -années de la révolution ;
le drame fut plein d'émotions ; essayons d'en raconter
quelques épisodes.
Un décret rendu par l'assemblée nationale, au mois
d'août 1792, obligeait tous les ecclésiastiques qui
(1) On nous assure qu'il faudrait encore classer à part un
petit nombre d'hommes qui , sans haine ni impiété , mais par
peur , par entraînement ou quelqu'autre motif semblable ,
montrèrent dans leurs discours ou dans leurs actes, une im-
piété féroce , et qui avertissaient secrètement leurs victimes
des mesures exécrables auxquelles ils paraissaient s'associer.
19
290 HISTOIRE DU DIOCÈSE
remplissaient quelques fonctions , à prêter le serment
constitutionnel; ceux qui le refusaient devaient quit-
ter, clans un délai de huit jours , le département où
était établie leur résidence, et le territoire français
dans la quinzaine. Au-delà de ce terme, tout prêtre
insermenté qui n'aurait pas pris le chemin de l'exil ,
Exil des prêtres était soumis à la déportation. Un certain nombre
inconstitutionnels ■,,»*... ., . ,
d ecclésiastiques — 1 abbe Barruel le porte a quatre-
vingts — partis de Bayeux et des environs, attendaient
donc a Port-en-Bessin , le moment de s'embarquer
pour l'Angleterre. L'intrus de la paroisse de Vaucelles,
près Bayeux, connu dans le pays sous le sobriquet de
Gorsas, arrive au milieu d'eux, en costume militaire,
escorté de six fusiliers; il interroge les prêtres, se
fait exhiber les passeports , en supprime plusieurs ,
sous prétexte qu'ils ont été donnés sans raison légi-
Affaire de Port- Urne ; il ne voulait que gagner du temps. Cependant
le tocsin répandait l'alarme dans les campagnes voi-
sines. On y disait que trois cents Anglais , débarqués
à Port, allaient le réduire en cendres. Les paysans
accourent, de toutes parts , armés de faulx , de
haches et de fusils. Gorsas leur montre sur la côte le
bâtiment qui devait porter les prêtres en exil, il le
dénonce comme un navire anglais , ordre est donné
aux canonniers de le couler bas ; il eut à peine le
temps de s'éloigner. Irrités par la présence de ces
ennemis imaginaires, les paysans veulent se venger
sur les prêtres , qu'ils supposent leurs complices ;
c'était ce qu'avait prévu Gorsas. Déjà les sabres , les
haches s'aiguisent à la meule; on charge les fusils ,
chaque compagnie doit emporter pour trophée la tête
en-Bessin.
DE BAYEUX. 291
d'une victime. Heureusement la nouvelle de cette
émotion était parvenue à Bayeux. Quatre commis-
saires, envoyés par l'administration, arrivent à Port;
mais c'est en vain qu'ils s'efforcent de calmer les
esprits ; on leur répond par des menaces , ils se
voient exposés à la violence de la multitude ; enfin ,
l'un d'eux, parvient à se faire écouter. « Laissez vivre
ces prêtres, disait-il, leur massacre ne peut vous être
d'aucun profit. Il y a pour vous quelque chose de
mieux a faire. L'argent qu'ils emportent, exigez qu'il
vous soit livré ; que celui qui en aura caché la
moindre partie soit immolé sans miséricorde. » On
accepta ces conditions ; l'argent fut déposé ; la som-
me s'élevait a vingt mille francs ; c'était donc deux
cent cinquante francs — terme moyen — que chacun
d'eux emportait en exil, et que se disputèrent un
millier de spoliateurs. Les bagages, les portefeuilles
et les vêtements furent visités ; on déchira jusqu'aux
bandages et aux ligatures des vieillards. C'était le
prêtre-soldat qui présidait à ces perquisitions. Rendus
a la liberté , les exilés n'obtinrent pas la permission
de s'embarquer à Port; quelques-uns furent ramenés
à Bayeux ; on dirigea les autres sur Bernières , où se
réunissaient de toutes parts les victimes de la persé-
cution (1).
Parmi toutes les paroisses du littoral où ces infor-
(1) Tous ces détails doivent inspirer au lecteur la plus
grande confiance ; l'abbé Barruel les avait recueillis de la
bouche des victimes ; il les a consignés dans un livre aujour-
d'hui fort rare , qu'il fit imprimer à Londres en 1797, et qui
a pour titre: Histoire du clergé pendant la révolution fran-
292 HISTOIRE DU DIOCÈSE
lunés trouvèrent un accueil généreux, celle de Ber-
nières doit être citée au premier rang. Là, tous les
habitants se dévouèrent pour les prêtres déportés.
Les riches ouvraient leurs maisons , les marins of-
fraient leur barque ; les paysans dressaient des lits
dans leurs chaumières; les femmes tricotaient des
bas, préparaient des habits et du linge pour ceux que
les malfaiteurs avaient dépouillés. Après avoir mis en
commun la plus grande partie de leurs épargnes , ces
braves gens allaient dans les villages voisins quêter
au profit de leurs hôtes. Puis, quand le moment était
venu de les laisser partir, quand le bateau où ils de-
vaient monter était pourvu d'abondantes provisions ,
ils les accompagnaient au rivage, ils leur demandaient
pieusement leur bénédiction, ils exigeaient pour toute
récompense qu'une fois arrivés en Angleterre, ils leur
fissent part du succès de leur voyage. Voilà ce que
nous avons entendu raconter cent fois , aux victimes
de ce grand désastre , ce que raconte l'abbé Barruel
qui, en 1797, exilé comme elles, recueillait leur
témoignage et le consignait dans l'histoire. Nous
lisons à peu près les mêmes détails dans un précieux
manuscrit rédigé à Guildford, au mois de mai 1795,
par l'abbé Allais, curé de Sainte-Catherine d'Honfleur.
« Quelle ne fut pas notre surprise , dit-il , de voir un
peuple nombreux s'attendrir sur notre sort ! Au lieu
caise. — M. Pezet (Bayeux a la fin du xvmc siècle) raconte
ce même fait avec quelques variantes. Ainsi , il suppose que
le tocsin sonna « au milieu de la nuit, » et porte à « plus de
deux: mille » le nombre des paysans qui accoururent des
environs
DE BAYEUX. 293
de ces imprécations, de ces calomnies, de ces outra-
ges lancés contre nous dans tant d'autres endroits ,
dans celui-ci — Bernières — les larmes coulaient des
yeux , et nous n'entendions que des bénédictions ,
des paroles consolantes, des souhaits ardents d'un
prochain retour; chacun se croyait heureux de rendre
service aux serviteurs de Jésus-Christ. »
Les départs commencèrent le 7 septembre 1792, et Départ
continuèrent les jours suivants. Les listes officielles,
que nous avons pu consulter, portent à près de neuf
cents le nombre des ecclésiastiques qui trouvèrent
sur ce rivage, l'hospitalité, des secours, des moyens
de transport; mais nous sommes porté à croire que
la série de ces documents n'est pas complète. L'abbé
Barruel élève à plus de douze cents le nombre des
passagers. D'après la tradition locale , il dépasserait
deux mille (1). Que Dieu protège contre les périls de
la mer les fils et les petits-fils de cette population
généreuse ; notre reconnaissance n'égalera jamais les
merveilles de son dévouement.
(1) Le maire de Bernières , M. Guillemette, dont le dévoue-
ment éclairé égalait la prudence, et qui rédigea les listes dont
nous parlons, a souvent répété devant son fils, M. Guillemette,
curé de Fontaine-Étoupefour, qu'il avait présidé au départ de
deux mille quatre cents ecclésiastiques pendant la révolution.
Ajoutons seulement que, si l'on en juge par les listes qui nous
ont été communiquées, parmi ces ecclésiastiques, tous n'étaient
pas prêtres , et qu'un assez grand nombre est étranger au
diocèse de Bayeux. Bernières , à cette époque , était un phare
de salut, vers lequel accouraient toutes les infortunes.
Les pêcheurs de Langrune se signalèrent également par
leur charité envers les proscrits. Les faits abondent de toute
part; nous ne pouvions recueillir que les plus importants.
294 HISTOIRE DU DIOCÈSE
comment on imaginerait à peine l'empressement généreux
le clergé de France * *
fut accueilli avec lequel nos prêtres furent accueillis en Angle-
en Àn°''l6 te 1*1*6
terre. Toutes les fois qu'un bâtiment chargé de
prêtres était signalé sur la côte , les habitants arri-
vaient en foule pour recevoir les exilés ; chacun
s'empressait de leur offrir des rafraîchissements , de
les aider à trouver un asile ; ceux qui ne pouvaient
se faire entendre allaient chercher des interprètes.
Dans les villes où les logements n'auraient pas suffi, on
transformait les édifices publics en hôtelleries. Là , ils
étaient nourris , visités ; on mettait à leur disposition
des moyens de transport. Souvent , sur la route , un
seigneur, une dame, un bourgeois payait leur dé-
pense à l'auberge; on les retenait dans les châteaux.
Si quelques-uns d'entre eux refusaient comme super-
flus les secours en argent que leur offrait la charité
publique : prenez , leur disait-on , ce sera pour vos
frères. Le détail des bienfaits , dit l'abbé Barruel ,
dont nous abrégeons le récit , égalerait celui de nos
malheurs. De son côté , le curé de Sainte-Catherine ,
M. l'abbé Allais, signale avec éloges la bienveillante
protection du gouvernement et des magistrats , la paix
et la liberté au sein de laquelle les prêtres français
passèrent le temps de leur exil. Quelques mois après
leur arrivée à Gosporl , on leur prêcha une retraite
dans la chapelle catholique ; on comptait au moins
trois cents ecclésiastiques français dans cette petite
ville; chaque jour, ils assistaient à la messe et chacun
d'eux la célébrait à son tour. Peu de temps après leur
arrivée , le gouvernement fit distribuer des secours à
ceux qui étaient dans l'indigence; une souscription
DE BÀYEUX. 295
était ouverte à Londres , et chacun , dit M. Allais ,
s'empressait d'y prendre part. Deux châteaux furent
disposés pour « loger, nourrir et entretenir gratui-
tement les plus nécessiteux -, » le château royal de
Winchester et la maison de Forton , près Gosport.
Cette dernière reçut d'abord plus de deux cents ecclé-
siastiques ; ils furent transférés plus tard au château
de Winchester, qui en contenait alors sept à huit cents;
deux cents logeaient en ville. En 1799, deux ans après
la mort de Mgr de Cheylus , les prêtres de Bayeux
obtinrent d'un libraire de Londres qu'il imprimât une
édition de leur bréviaire. On assure que l'université
d'Oxford ne fut pas étrangère à cette publication.
On ne sera pas surpris d'apprendre que la recon-
naissance de nos confrères se soit montrée digne de
ces bienfaits. Les écrits qu'ils publièrent , soit en
vers, soit en prose (l), témoignent de la vivacité de
leurs sentiments. Nous leur avons souvent entendu
répéter, dans notre enfance , que le clergé normand
avait contracté envers l'Angleterre une dette sacrée ,
et que Dieu seul pouvait l'éteindre , en rappelant ce
beau pays à la foi de ses aïeux.
Mgr de Cheylus était parti pour s'y rendre , dès le
commencement des troubles (1); après une horrible
(1) V. Pièces recueillies par un ecclésiastique français ,
réfugié au château royal de Winchester — VYinton, ]793. —
Plusieurs de ces pièces sont signées par des prêtres du dio-
cèse de Bayeux.
(1) M. Pezet (Bayeux a la fin duxvmc siècle) fixe le départ
de Mgr de Cheylus au 13 septembre 1792 , et nous avons déjà
cité celte date, quoiqu'elle nous parût suspecte; nous n'avions
alors aucun moyen de la contrôler. Il est certain que Msr de
296 HISTOIRE DU DIOCÈSE
tempête , il put relâcher a Portsmoulh , et séjourna
dans les environs avant de s'établir à Jersey. Une
Lett^!e"f de lettre qu'il écrivit un mois après son arrivée, con-
firme nos renseignements et les complète. « Nous
avons, dit le prélat, le très-libre exercice de noire
religion. Les dimanches et fêtes, on chante messe et
vêpres comme autrefois a Bayeux. Depuis le matin
six heures, on dit continuellement des messes basses,
les jours ouvriers , auxquelles les Anglais catholiques
et les prêtres assistent en grand nombre, et d'une
manière très-édifiante; nous ne croyons pas être dans
un pays de Protestants. -— Mgr l'évêque de Saint-Pol de
Léon , résidant à Londres , a ouvert une souscription
en faveur des ecclésiastiques français et nécessiteux ,
à laquelle un grand nombre de personnes envoient
des fonds, qui forment une masse dont on prend
pour donner aux indigents des secours pécuniaires.
On donne à chacun , provisoirement , deux guinées
(cinquante livres huit sous de France) , et quand ils
n'en ont plus , on répète le bienfait. — On dit que
Cheylus ne quitta pas Bayeux immédiatement après l'arrivée
de l'abbé Fauchet. Il resta quelque temps chez Mme la baronne
de Wimpfen. Y resta-t-il l'espace de seize mois? Une lettre ,
que nous avons trouvée aux archives de la mairie de Caen ,
fait cesser toute incertitude. Cette lettre . écrite par le sieur
Dumoulin , fondé de pouvoirs de Msr de Cheylus , et adressée
au ministre de l'intérieur, porte la date du 15 décembre 1792.
Or, on y déclare que « le citoyen Cheylus s'est retiré a l'île
de Jersey, il y a un an , et qu'il y est encore. » Cette indi-
cation ne précise pas , il est vrai , l'époque de son départ ,
mais elle rend impossible la date indiquée dans l'ouvrage de
M. Pezet. Évidemment il faut admettre -que Mgr de Cheylus
avait quitté Baveux en 1791.
DE BAVEUX. 297
le prince de Galles a mis k cette masse mille guinées
(environ vingt-sept mille livres, argent de France). —
Le gouvernement nous protège d'une manière parti-
culière. Il a fait meubler et arranger à ses frais, k
une demi-lieue d'ici , une vaste maison commune ,
où ceux qui le voudront, seront logés gratuitement
et nourris k peu de frais , môme gratis , pour ceux
qui n'auraient aucune ressource. — Le roi d'Angle-
terre a fait deux proclamations. Par la première ,
entre autres choses , il nous appelle les illustres
persécutés , et enjoint k ses sujets d'avoir pour
nous beaucoup d'égards. Par la seconde , il nous
avertit que si nous voulons aller a Ostende , il nous
y fera passer k ses frais , en nous rendant k Londres
ou k Douvres. Plusieurs ont profité de cette faveur ;
pour moi, je n'ai pas ce dessein. — JNous vivons tous
ici en société de deux, quatre, cinq ou six personnes.
Nous sommes cinq , dont deux messieurs vicaires
veulent bien aller chercher les provisions et faire la
cuisine. Nous sommes en chambre garnie , chez une
personne honnête , qui est aux petits soins k notre
égard. Nous lui donnons trente-trois sous par se-
maine pour le logement, meubles, linge, lits et autres
petites choses. Nous nous fournissons nos vivres ,
notre chauffe et notre chandelle. Je paie par semaine
douze sous plus que les autres , parce que je couche
dans un appartement où il y a toujours du feu. »
S'il faut en croire M. l'abbé Hébert (1) que M?f de
Cheylus , en quittant le diocèse, avait nommé un de
(1) Curé de Saint-Gilles de Caen après la révolution.
298 HISTOIRE DL DIOCÈSE
ses vicaires-généraux, l'évêque de Bayeux emporta
en exil cent mille francs , c'est-à-dire , une année de
son revenu. Il les employa, nous dit M. Hébert, à
soulager autour de lui ceux de ses prêtres dont la
misère lui était signalée. On peut se convaincre, par
les détails qui précèdent, qu'il acceptait comme eux
les privations de l'exil , où sa fermeté ne se démentit
pas un seul instant.
\ccueii fait à nos \\ nous serait difficile de suivre les ecclésiastiques
prêtres
en Allemagne, du diocèse de Bayeux dans les différentes contrées où
les conduisit la Providence. Nous savons qu'un certain
nombre se dirigea vers les Pays-Bas et vers l'Alle-
magne. Là, des savants, des professeurs distingués
échangèrent l'étude des lettres et des sciences contre
l'outil des plus humbles professions. Ils croyaient se
relever à leurs propres yeux, et mériter l'estime de leurs
hôtes, en n'acceptant l'aumône qu'à titre de salaire.
Nous n'avons jamais entendu dire qu'aucun d'entre
eux, même dans les pays protestants , ait manqué du
nécessaire. Partout les populations les plus pauvres
les abritaient sous leur toit.
c, (1.i'ii faut Tout a été dit pour et contre l'émigration des prêtres
de l'émfjration. français, et nous nous garderons bien de réveiller cette
controverse. Frappés par la loi qui les condamnait à
l'exil , persuadés que s'ils n'abandonnaient le sol de
la patrie , ils périraient infailliblement , sans profit
pour leur cause , la plupart, comme saint Paul et saint
Barnabe , quittèrent un pays où leur vie était mena-
cée , pour aller chercher ailleurs le droit d'adorer
Jésus-Christ et d'enseigner sa doctrine. Qui oserait
dire qu'ils étaient tenus de s'exposer inutilement à la
DE BAVEUX. 299
rage des bourreaux? D'autres, qui les suivirent,
étaient persuadés que les éclats de la tempête ne
feraient que passer sur la Fiance. Ils n'emportaient
avec eux qu'un volume de leur bréviaire ; on eut dit
qu'ils entreprenaient un voyage de quelques jours.
Ce qui les préoccupait , c'était moins leur sûreté
personnelle que les besoins de l'Église, pour laquelle
ils voulaient se tenir en réserve. Quand ils virent que
la durée du fléau trompait leurs prévisions , quelques-
uns ne tardèrent pas à revenir sur la brèche , et leur
zèle y accomplit des prodiges.
D'un autre côté, en permettant que ces martyrs de
l'exil se conservassent pour réparer plus tard les ruines
du sanctuaire, la Providence ne cessait pas de veiller
sur nous. Le départ des uns rendit plus profitable le
dévouement des autres. Dès qu'ils se sentirent proté-
gés par leur petit nombre, ceux-ci comprirent aussitôt
qu'il leur était plus facile d'échapper à l'attention des
méchants, et ils embrassèrent avec courage la tâche
qui leur était imposée. Convaincus que, si le prêtre
doit faire face à l'ennemi, c'est surtout lorsque la foi
est en péril, ils la défendirent par la parole et par
l'exemple , au prix des plus grands sacrifices. Nous
aurons à raconter dans un instant leurs travaux et
leurs souffrances ; mais il faut nous occuper d'abord
de ceux qui leur succédèrent, et montrer comment
ils avaient appliqué au diocèse de Bayeux l'organi-
sation décrétée par l'assemblée nationale.
300 HISTOIRE DU DIOCÈSE
CHAPITRE XXII.
Suppression définitive des chapitres de Bayeux et de Lisieux. —
Culte officiel. — Organisation du diocèse du Calvados. —
Nouvelle démarcation des paroisses. — Servitude du clergé
constitutionnel. — Désordres du clergé constitutionnel. —
Suppression des séminaires de Caen — de Bayeux — de la
Délivrande. — Séminaire constitutionnel. — Temple protes-
tant à Caen. — Fin du Palinod.
suppression Pendant quelques mois, le chapitre de Bayeux et
définitive - . . . . *
•les chapitres celui de Lisieux , supprimes par la loi du 12 juillet
etdeLUirax. 1790, avaient survécu à l'arrêt qui les frappait. Celui
de Bayeux , avons nous dit , ne fut expulsé de la
Cathédrale que le \\ décembre de la même année.
Dans l'intervalle qui s'écoula entre cet événement et
l'arrivée de l'évêque constitutionnel, le bas-chœur,
dont tous les membres , à l'exception d'un seul ,
avaient prêté le serment , continua quelque temps
encore à chanter l'office; quant aux chanoines, on
leur laissa la faculté de célébrer les saints mystères
DE BAYEUX. 301
aux autels de leur église ; mais ils n'en profitèrent
pas , et se retirèrent dans la chapelle de l'évêché. Le
24 décembre 1790, le district de Bayeux leur interdit
toute espèce de réunion (1). De son côté , le chapitre
de Lisieux ne se soumit pas tout d'abord aux injonc-
tions de la loi. Une plainte avait été portée contre lui
par le conseil de la commune , le 20 octobre 1790 ;
on la renouvela le 14 novembre. Enfin , des commis-
saires, nommés par le directoire du département, appo-
sèrent les scellés sur les portes du chœur et sur tous
les lieux capitulaires. Toutefois, les chanoines obtin-
rent la permission de dire la messe dans les chapelles
de la Cathédrale , a condition qu'ils n'y paraîtraient
pas en costume canonial. Cette faveur humiliante ne
fut pas de longue durée ; la Cathédrale remplaça
comme paroisse l'église de Saint-Germain , le 12
janvier 1792.
Les anciens diocèses de Bayeux , de Lisieux , de organisation
' Séez et de Coutances avaient concouru à former celui .iuVhwXs.
du Calvados. Dès que le nouvel évêque en eut pris
possession, il essaya d'y organiser le service religieux.
Aux termes de la constitution, quand il se trouvait
dans une ville épiscopale des curés dont les paroisses
étaient supprimées, pour être réunies à la Cathédrale,
ils devaient être , sur leur demande , choisis « de
plein droit » pour vicaires épiscopaux. A Bayeux , il
s'en trouva quatre qui prétendirent à cette distinction :
M. Lécuyer, curé de Saint-Jean ; M. Biet, curé de la
Madeleine; M. Le Menand, curé de Saint-Sauveur ;
(1) Cette date , que nous avons trouvée depuis l'impression
de la page 219, fait cesser toute incertitude.
302 HISTOIRE DU DIOCÈSE
M. Moulland, curé de Saint-Martin. L'évêque en fut
contrarié ; il objecta que cette combinaison était
incompatible avec le service des paroisses , qu'elle
restreignait la liberté dont il entendait user pour le
choix de ses vicaires , et après une lutte assez vive ,
les quatre curés se retirèrent dans leurs paroisses
jusqu'à ce qu'elles fussent supprimées; cette conduite
de l'évêque choqua vivement les administrateurs.
Il y aura , disait la constitution , seize vicaires
épiscopaux dans les villes qui comprendront plus de
dix mille âmes. M. Fauchet partagea donc son admi-
nistration entre seize vicaires. C'est au moins ce que
nous apprennent les mémoires du temps (1). Nous
avons mentionné ceux dont le nom figure dans les
actes officiels qui nous ont passé sous les yeux ; s'il
faut en croire la tradition , il serait facile d'en citer
un plus grand nombre, et il y aurait eu parmi eux de
fréquentes mutations. Au témoignage de M. Bisson ,
évêque du Calvados , la plupart étaient des gens
d'esprit ; mais il ajoute que l'esprit par lequel ils
brillaient, n'était pas précisément l'esprit ecclésias-
tique ; presque tous étaient étrangers au diocèse.
L'abbé Bajot, qui tenait le premier rang parmi ses
collègues , abandonna ses fonctions à la mort de
l'abbé Fauchet ; d'autres contractèrent sans pudeur
des mariages civils.
Le 24 janvier 1 792 , le conseil municipal de Bayeux,
(1) La ville de Bayeux pouvait compter à cette époque de
dix mille deux cents à dix mille cinq cents habitants. — Note
communiquée par M. Gardin de Villers , adjoint h la mairie
de Bayeux.
DE BAYEUX. 303
sur la demande de MM. Bajot et Simien-Despréaux ,
vicaires de M. Fauchet, arrêta que tous les prêtres ,
quelles que fessent leurs opinions, seraient admis à
célébrer la messe dans la ville épiscopale , sur la
simple exhibition de leurs lettres de prêtrise. Ce
qu'on se proposait par cette « mesure de paix , »
c'était , disait-on , de tranquilliser les esprits et de
garantir la liberté de conscience. Nous donnons acte
aux uns et aux autres de ces bonnes intentions.
Lorsque le serment eut éloigné des paroisses ceux
qui refusaient de prendre position dans l'Église consti-
tutionnelle, on reconnut bientôt que le clergé de cette
Église était plus qu'insuffisant pour les besoins du
culte. Nous dirons tout-a-1'heure à quels tristes expé-
dients l'évêque n'eut pas honte d'avoir recours pour
combler les vides. En attendant qu'il pût les remplir,
il ne craignit pas d'appeler aux fonctions du ministère
des moines dissolus qui avaient secoué avec empres-
sement le joug de la règle , il releva des censures
ecclésiastiques les prêtres qui les avaient encourues , .
et les rétablit en fonctions. Malgré ces mesures déplo-
rables, la pénurie continua de se faire sentir. Le 6
avril 1793, le citoyen Bajot, vicaire épiscopal , fut
autorisé à placer dans les paroisses où l'on manquait
de desservants, les vicaires qui n'étaient pas indis-
pensables à leur poste; en cas de refus, ceux-ci
devaient perdre leur traitement.
Un décret rendu par l'assemblée nationale au mois x'nivt11'
démarcation
d'août 1790, arrêtait en principe que les paroisses «^p^
seraient soumises à une nouvelle circonscription et
posait les bases de ce travail. Le comité ecclésias-
ISS.'<.
304 HISTOIRE DU DIOCÈSE
tique devait d'abord étudier, et prendre pour point
de départ, les rapports des assemblées de district et
de département. Ces assemblées avaient pour s'éclai-
rer elles-mêmes les renseignements qu'elles deman-
daient aux communes, les pétitions qui leur étaient
adressées par les sections d'une même ville ou par
de simples particuliers. Toutes ces pièces , formant
dossier, étaient expédiées au comité ecclésiastique
qui préparait les décrets concernant chaque paroisse ;
puis, quand le décret avait été rendu par l'assemblée,
on le soumettait à la sanction du roi. — La ville
épiscopale , qui avait compté à une certaine époque
jusqu'à dix-sept paroisses, ne fut organisée qu'après
divers tâtonnements. Le 1er septembre 4 791 , le
nombre des paroisses avait été réduit à cinq. Plus
tard, ce titre ne fut plus attaché qu'à deux églises.
Enfin, le 11 mai 1793, parut un décret de la con-
vention , qui ne conservait à Bayeux « qu'une seule
paroisse, » l'église Cathédrale, et lui donnait pour
succursales les églises de Saint-Patrice , de Saint-
Vigor, autrefois comprise dans le doyenné de Creully,
et celle de Saint-Loup. L'église de Saint-Exupère et
celle de Vaucelles y étaient annexées avec le titre
d'oratoires. Des treize paroisses de Caen , quatre
furent supprimées : Saint-Georges-du-Château , Saint-
Martin , Saint-Nicolas et Saint- Julien. Sept furent
conservées avec le titre curial : Saint-Jean , Saint-
Gilles , Saint-Pierre , Notre-Dame , Saint-Sauveur,
Saint-Étienne et Saint- Michel de Vaucelles. — Les
paroisses de Sainte-Paix et de Saint-Ouen prirent le
titre de succursales et furent réunies l'une à Saint-
DE BAYEUX. 305
Michel de Vaucelles, l'autre à Saint-Etienne (1). Les
changements introduits dans la démarcation des
paroisses amenèrent quelques substitutions dans les
églises. On substitua , par exemple , en qualité de
paroisse, l'église de l'abbaye de Saint-Etienne a celle
de Saint-Étienne-le-Vieux.On ferma l'église de Saint-
Sauveur, située sur la place du Marché; le titre de
Saint-Sauveur fut transféré à Notre-Dame-de-Froide-
Rue, et celui de Notre-Dame à l'église des Jésuites.
Le district aurait voulu réduire à six le nombre des
paroisses de Caen (2). La municipalité insista pour
en obtenir sept. L'ordonnance rendue par Louis XVJ,
le 12 juillet 1791 , sanctionna le projet municipal.
A la même date , l'assemblée nationale déclarait que,
« conformément à l'avis de Claude Fauchet , évêque
du département , il y aurait pour la ville de Falaise
et les campagnes environnantes trois paroisses (3),
qui seraient desservies sous le nom et dans les
(1) Saint-Germain-de-la-Blanche-Herbe, qui jusque-là avait
fait partie du doyenné de Maltot, fut aussi rattaché, avec le
titre de succursale , à Saint-Étienne de Caen. — Dans Je
projet municipal , l'église des Jacobins avait été annexée
comme oratoire à la paroisse Saint-Jean ; cette combinaison
fut rejetée par le conseil général du département.
(2) Les paroisses que le district avait proposées étaient :
Saint-Michel de Vaucelles , Saint-Gilles , Saint-Pierre , Saint-
Jean , Saint-Luc (église des Cordeliers} , Sainte-Marie (église
de Saint-Étienne).
(3) On nous assure que l'ordonnance ne fut pas exécutée :
que Falaise conserva ses quatre paroisses , celles que l'on y
compte encore aujourd'hui. Il est au moins certain que, le 16
octobre 1792 , un an après l'ordonnance de Louis XVI , l'abbé
Legros, curé de Saint-Laurent, signait encore, en cette qualité,
les registres de la paroisse.
20
306 HISTOIRE DU DIOCÈSE
églises de la Trinité, de Saint-Gervais et deGuibray. »
A Lisieux , on ferma l'église de Saint-Germain , qui
fut remplacée par la Cathédrale. A Honfleur, on di-
visa la ville en deux paroisses, Sainte-Catherine et
Saint-Léonard. Les deux églises de Notre-Dame et de
Saint-Étienne , depuis longtemps considérées comme
annexes , étaient desservies par des vicaires ; le
culte y fut entièrement supprimé. La ville de Vire
conserva la paroisse Notre-Dame.
servitude Depuis l'inauguration du nouveau régime , le pou-
da clergé . . .
constitutionnel, voir civil semblait avoir pris pour tâche d'absorber à
son profit le pouvoir spirituel , et cette tendance
s'était révélée dès les premiers jours. Le clergé avait
pourtant donné à ses adversaires l'exemple de la
modération. Tant que la foi ne fut pas en cause , il
multiplia les concessions ; jusqu'au jour où la consti-
tution fut votée , il ne recula devant aucun sacrifice.
A l'époque où le temporel de l'Église était seul me-
nacé, Mgr de La Feronnaye, évêque de Lisieux, avait
fait le serment civique à la nation , à la loi et au roi.
Mgr de Cheylus fit plus encore : il se laissa nommer
maire de Bayeux (1); on n'a pas oublié le discours
qu'il voulut adresser à la garde nationale avant de
bénir ses drapeaux, ni la franchise avec laquelle il ac-
(1) On peut lire dans les registres municipaux un procès-
verbal, en date du 3 février 1790, signé : f Jos., En. et Maire
de Bayeux, constatant que M*r l'évêque et MM. de la munici-
palité , s'étant rendus sur la place Louis XVI , y ont prêté le
serment de maintenir, de tout leur pouvoir, la constitution du
royaume; d'être fidèles à la nation, à la loi et au roi. A
cette époque , M8r de Cheylus est appelé dans certains actes
le prélat-citoyen.
DE BAYEUX. 307
ceptait les tendances patriotiques derrière lesquelles
se cachait la révolution. D'accord avec lui, le chapitre,
par un acte authentique, avait sacrifié ses immunités
et ses privilèges (1). Le même esprit animait le clergé
de Lisieux. En 1789, on bénit aussi a la Cathédrale
les drapeaux de la garde bourgeoise. Quatre cha-
noines , députés par le chapitre , la reçurent à la
porte de l'église et la conduisirent au chœur. L'abbé
?sTaudin , chevecier (2) et vicaire-général , bénit les
drapeaux , les remit à M. le maire et au colonel de la
légion, en leur donnant le baiser fraternel. Quelque
temps après , il s'agissait dans la même ville de la
perception des droits d'octroi ; Mgr l'évêque permit
qu'un commissaire « nommé par le roi , » montât
dans la chaire de la Cathédrale pour y prononcer un
discours. Il était assisté du procureur de la com-
mune. Tant de concessions devaient être inutiles. A
mesure que l'usurpation grandissait , les administra-
tions locales exerçaient sur le clergé un pouvoir de plus
en plus despotique. Il est impossible de parcourir les
arrêtés pris par les directoires et les conseils des dis-
tricts ou du département (3), sans déplorer la servi-
tude à laquelle était réduit le clergé diocésain. L'abbé
Fauchet, il faut bien le reconnaître, avait ouvert la
porte à ces abus ; dans le temps où ses admirateurs
l'appelaient le Dieu du Calvados , il avait chargé le
maire de Caen de pourvoir provisoirement à la nomi-
(1) V. p. 214.
(2) V. p. 243.
(3) On trouvera le mécanisme de ces différentes adminis-
trations expliqué dans une note à la fin du volume.
308 HISTOIRE DU DIOCÈSE
nation du curé de Saint-Étienne. Ce fut bientôt un
envahissement général. Le 21 juin 1791, le directoire
du district de Bayeux citait devant lui les quatre
chapelains de Saint-Malo , accusés par les habitants
de ne plus acquitter les fondations depuis l'arrivée
du curé constitutionnel ; il les obligeait d'abdiquer
leurs fonctions. Dès le temps de M°r de Cheylus , les
conseillers de la commune de Vire avaient demandé
à l'évêque des pouvoirs pour trois ecclésiastiques
« désignés par eux , » en qualité de desservants après
la mort de M. le curé. Plus tard , le conseil général
du Calvados ferme des églises , destitue des curés ,
leur nomme des successeurs , transporte d'une pa-
roisse à l'autre le siège de l'administration spiri-
tuelle, sous la réserve que le curé de la paroisse qu'il
désigne « se retirera vers le conseil épiscopal » pour
obtenir des pouvoirs ; ceci se passait en 1792. L'année
suivante, le district de Bayeux établit un hôpital mili-
taire dans les bâtiments du séminaire diocésain , et
transfère les élèves à la maison des Cordeliers. Qu'on
lise la délibération : il n'y est question ni de con-
sulter ni de prévenir l'évêque. C'était ainsi que la
révolution traitait ses pontifes; on se tromperait fort,
si l'on croyait qu'elle songeât , du moins , à leur faire
une position splendide, Aux termes de la constitution,
dans les villes dont la population était inférieure à
cinquante mille âmes, le traitement des évoques avait
été fixé à douze mille livres ; l'abbé Fauchetne recevait
que le quart de cette somme : c'est ce qu'on lit dans
une délibération , prise le 9 novembre 1792 par
le directoire du district de Bayeux ; on proposait d'y
DE BAYEUX. 309
ajouter, pour le logement, une indemnité de douze
cents livres. L'administration ayant envahi le palais
de Mgr de Cheylus, l'abbé Fauchet avait acheté l'hôtel
qu'occupait auparavant le doyen du chapitre. A sa
mort, la nation s'en empara; plus tard, il fut rendu
à ses héritiers (1). Promesses trompeuses; oubli de
toutes les convenances ; oppression de tous les droits,
tel était donc, à tous les points de vue, le bilan de la
révolution.
On distinguait ça et là, dans les rangs du clergé
constitutionnel , des hommes sincèrement vertueux ,
d'une piété exemplaire, d'une moralité irréprochable.
Ce témoignage , que nous sommes heureux d'enre-
gistrer ici , leur était rendu par les fidèles les plus
attachés à la vraie doctrine (2). Pourquoi sommes- Désordres
du clergé
nous contraints d'ajouter que, dans les rangs de ce constitutionnel.
même clergé , le plus grand nombre ne méritait pas
ces éloges. Les faits abondent de tous côtés ; nous
serons sobre de détails ; il en est toutefois que nous
ne pouvons omettre. Plusieurs n'avaient pas attendu
la loi sur le mariage des prêtres pour violer leurs
engagements; mais, quand cette loi parut, les scan-
dales se multiplièrent. Citons entre autres le curé de
Champ-du-Boult et le prieur de Beaumesnil, qui se
marièrent réciproquement , après avoir eux-mêmes
(1) Depuis 1802 , il est devenu la résidence de Tévêque
diocésain.
(2) Ce détail , ainsi que plusieurs autres, que nous consi-
gnerons à leur place , est indiqué dans les réponses faites par
les Conférences du diocèse de Bayeux, aux questions que leur
adressa M8r Robin , quand il daigna nous charger d'écrire cette
histoire.
310 HISTOIRE DU DIOCÈSE
publié leurs bans. Un des grands-vicaires de l'abbé
Fauchet, Simien-Despréaux , se présenta un jour au
club, tenant par la main celle qu'il appelait son épouse;
elle y chanta une chanson patriotique , qui lui valut
l'accolade du président. Ajoutons que, partout où ces
scandales se produisirent , le bon sens des popu-
lations en fit justice. Le 5 nivôse an VIII, la commune
de Vire délibérait sur le prochain mariage d'un ci-
devant génovéfin. On le dispensa de le faire célébrer
à la séance décadaire. On craignait « d'apprêter à
rire aux ennemis du nouvel ordre de choses qui ne
manqueraient pas de s'y rencontrer. » Ces désordres,
quelque lamentables qu'ils fussent , n'étaient pas
encore le dernier mot de l'impiété. Un jour, à la
Cathédrale , un prêtre , dont le nom figure sur les
registres du club , profana les vases sacrés dans une
orgie , monta en chaire , une coupe à la main ; puis
s'adressant au christ placé entre le chœur et la nef :
« A ta santé, Carabot, » lui dit-il (4).
Parmi les membres du clergé constitutionnel , il y
eut pourtant un homme qui osa protester contre ces
attentats. Au commencement de l'année 1793, une
grande assemblée se réunit à la Cathédrale ; le but
de la réunion était le recrutement de l'armée. Les
(1) Le fait est certain. M. G. Mancel nomme le prêtre qui ,
d'après certaine tradition, s'en serait rendu coupable (Souve-
nirs de l'insurrection normande, p. 136). Nous avons quelques
raisons de penser qu'on a tort de l'attribuer à Coquille-Deslong-
champs. — Dans notre pays, le titre de Carabot correspondait
à celui de Sans-Culottes. C'était une épithète dédaigneuse qui
avait été donnée par l'aristocratie aux émeutiers , aux coureurs
de révolte , et par extension , aux patriotes les plus ardents.
DE BAYEUX. 311
vicaires épiscopaux n'avaient pu refuser leur consen-
tement ; on n'avait pas daigné les prévenir. Alors
commença une scène lugubre. L'autel sur lequel
reposait le Saint-Sacrement fut profané par des ani-
maux ; les assistants le souillèrent d'exécrables or-
dures. M. Moulland , curé de Saint-Martin , était
présent; il essaya d'élever la voix ; on lui répondit
par des outrages. Une lettre véhémente qu'il publia
quelques jours après, ne fut pas mieux accueillie ;
nous la citerons comme un témoignage de sa foi ; on
la dirait écrite avec la plume de saint Jérôme (1).
Enfin , la défection scandaleuse de quelques apos-
tats vint ajouter encore aux douleurs de l'Église. 11
y eut des prêtres qui renoncèrent publiquement à
leurs fonctions ; il y en eut qui s'accusèrent de les
avoir exercées par hypocrisie. La plume se refuse à
transcrire le cynisme de leurs aveux. A Caen , un
docteur en théologie, non content d'abdiquer pour
son propre compte , déposa sur le bureau la lettre
sacerdotale de son frère, qui l'avait précédé dans la
tombe ; il ne craignit pas de l'associer à son parjure.
Il osa dire que « s'il restait aux morts quelque senti-
ment, » il était certain que son frère applaudissait à
sa démarche. A Caen , on ressuscitait les morts pour
grossir le nombre des apostats; à Bayeux, on ne se
faisait pas scrupule de calomnier les vivants. A celte
époque néfaste , quand on voulait sauver un prêtre ,
on disait, ou on lui faisait dire, qu'il avait renoncé au
sacerdoce. Le courageux abbé Moulland fut mis en
demeure de s'expliquer sur ce point.
(1) V. aux Pièces justificatives.
312 HISTOIRE DU DIOCÈSE
Il était en prison a Bayeux le 15 février 1794 ,
c'est-a-dire , pendant le règne de la Terreur. Son
crime, il nous l'apprend lui-même dans la lettre qu'il
adressa aux représentants du peuple , était d'avoir
écrit « sur papier libre » le nom des enfants qu'on
lui présentait au baptême ; il terminait cette lettre
en demandant à ses juges « son élargissement ou la
mort. » Un mois plus tard , on lui offrit la liberté en
échange de l'apostasie, et Moulland répondit: « Qu'on
me laisse dans mon cachot; j'y veux mourir. » Le 19
novembre 1794, Moulland sort de prison; il apprend
qu'il est inscrit au nombre des prêtres qui ont apos-
tasie; aussitôt il s'adresse au conseil général de la
commune. « On me prête un courage que je n'ai pas
eu , lui dit-il ; — c'est un service qu'on a voulu me
rendre sans doute ; je loue les motifs de ceux qui ont
eu cette idée, mais je ne puis m'empêcher de blâmer
leur action. —Mes collègues ont fait seuls le sacrifice
de leurs lettres , je leur en laisse toute la gloire ; »
et l'abbé Moulland se laissa reconduire en prison.
L'ironie de ces dernières paroles prouve que , dans
cette circonstance , la peur avait glacé les courages ;
mais du moins nous pouvons ajouter que les re-
mords ne tardèrent pas à se faire sentir. Dès l'année
1795, un représentant du peuple, en mission dans
le Calvados , autorisait le district de Bayeux à rendre
aux prêtres catholiques qui , s'étaient soumis aux
lois , les lettres de prêtrise qui leur auraient été
arrachées par la tyrannie , et à biffer les déclara-
tions consignées , à cette occasion , sur les registres
municipaux. Pour compléter cette esquisse , disons
DE BAYEUX. 313
encore qu'à l'époque où mourut l'abbé Fauchet , un
grand nombre d'intrus abandonnaient les églises dont
ils s'étaient emparés. L'enthousiasme qu'ils avaient
d'abord excité fut très-court. Pendant quelques mois,
on suivit leurs prédications avec curiosité; mais on
peut dire qu'en général ce n'était ni par attachement
pour leur doctrine, ni par estime pour leur personne.
L'esprit d'opposition aux prêtres catholiques, tel était
presque toujours le mobile de cet entraînement.
Bientôt après, la réaction se fit sentir. Quelques-uns
furent chassés par leurs paroissiens , auxquels ils
n'avaient pu réussir à faire agréer leur ministère; les
autres disparurent, parce que le régime de la Terreur,
confondant les schismatiques avec les orthodoxes ,
ies enveloppait tous dans la même proscription.
Quelle fut , par suite de cette tourmente , la des-
tinée de nos différents séminaires ? Quels moyens
employa le clergé constitutionnel pour se perpétuer
dans le diocèse et y implanter sa doctrine? Avant de
répondre à cette question , qu'il nous soit permis de
retourner en arrière et de dire un dernier adieu à nos
pieuses congrégations.
La congrégation des Eudistes , qui s'était affermie et suppression
étendue pendant le xvme siècle , avait eu le bonheur séminaires.
de conserver son esprit primitif. Entièrement dévouée
aux évêques , dit l'historien du P. Eudes , elle vivait
en paix avec le reste du clergé. Étrangère aux que-
relles de. parti , invariablement attachée à la saine
doctrine , elle faisait le bien , sans rechercher l'éclat
ni les louanges. Le séminaire de Caen , fondé en
1643 par le P. Eudes, était le chef-lieu de la congre-
314 HISTOIRE DU DIOCÈSE
gation et la résidence ordinaire du supérieur-général.
Le dernier fut élu en 1771 ; il se nommait Pierre
Dumont. C'était , s'il faut en croire ses contempo-
rains , un homme d'une grande vertu et d'une haute
capacité. Il possédait la confiance de tous les évêques
dont les séminaires étaient confiés à sa direction ; tous
lui avaient donné des lettres de grand-vicaire. Sous
son administration , un habitant de Caen , M. Bougy,
fit présent au séminaire d'une somme de trente
mille francs, pour y fonder une retraite « annuelle et
gratuite » en faveur des prêtres occupés dans le saint
ministère. Cette retraite eut lieu pour la première fois
en 1783 ; elle devait durer six jours. Quelque temps
avant la révolution , les infirmités de M. Dumont
l'avaient forcé de demander un coadjuteur; M. Hébert,
supérieur de la maison de Paris , lui fut adjoint sans
quitter son poste. On distinguait alors chez les Eu-
distes le séminaire des théologiens et le petit sémi-
naire , dirigés l'un et l'autre par un supérieur distinct.
M. Delaporle , supérieur des théologiens , était en
grande vénération dans la ville; M. Le Coquiére diri-
geait le second établissement; il avait en outre le
titre d'assistant de la congrégation. Le 20 mai 1790,
on dressa la liste officielle des Eudistes de la maison
de Caen ; ils étaient quinze , sans compter le supé-
rieur-général. Cinq d'entre eux étaient chargés des
missions diocésaines.
Une pièce, sans date et sans signature, ayant pour
titre : « Mémoire pour le séminaire de Caen , » et
qu'il faut probablement rapporter aux premiers mois
de l'année 1790, nous montre que, dès cette époque,
DE BAYEUX. 315
l'existence du séminaire était menacée. Les Eudistes
y exposent que leur congrégation est purement sécu-
lière ; qu'ils ne sont liés par aucun espèce de vœu;
qu'ils sont sous la dépendance immédiate des évoques
dans les diocèses desquels ils sont employés. Ils rap-
pellent que, depuis 1760, ils ont disposé d'une partie
de leur maison pour les élèves de la faculté des arts;
en sorte que leur établissement, pris dans son ensem-
ble, est moins un séminaire qu'une « maison d'institu-
tion » faisant partie de l'université. Les ordinands que
l'on y reçoit , continue le mémoire , n'appartiennent
pas seulement au diocèse de Bayeux ; les portes en
sont ouvertes à tous ceux de la province. Il est donc
permis de ranger le séminaire de Caen parmi « les
maisons d'institution » que l'assemblée nationale a ex-
ceptées du décret qui fixe « l'état et le lieu » de chaque
séminaire diocésain. Deux cents étrangers environ
peuvent y être admis. La ville a donc un grand inté-
rêt à le conserver. Passant à un autre ordre d'idées ,
les Eudistes ajoutent que le séminaire de Caen n'est
pas , à proprement parler, dans la classe des biens
ecclésiastiques. La place a été achetée et les bâtiments
ont été construits par des prêtres qui , n'étant liés
par aucun vœu, rentraient dans la classe des autres
citoyens et jouissaient des droits de propriété. Aucun
bénéfice n'a été réuni au séminaire , aucune portion
de biens ecclésiastiques n'a été appliquée à sa dota-
tion.
Ces arguments étaient précis : mais le séminaire était
admirablement situe; les constructions en étaient re-
marquables , et déjà, on le disait sans détour, il
316 HISTOIRE DU DIOCÈSE
n'était guères possible d'installer plus commodément
les bureaux de l'administration. La question était
donc à peu près résolue , lorsque le serment fut dé-
crété par l'assemblée. M. Hébert le refusa; sa congré-
gation fut dissoute, et il mourut martyr au couvent
des Carmes, le 2 septembre 1792. Les infirmités de
M. Dumont, plus encore que son grand âge, le déro-
bèrent à la persécution. On nous assure qu'il mourut
à Caen , avant la fin des troubles. Son premier
assistant , nommé M. Le Bourgeois , vieillard plus
qu'octogénaire , lui servait d'interprète au moment
de la catastrophe. Ils avaient mis en commun leurs
réclamations pour obtenir qu'on leur permit d'occu-
per jusqu'à leur mort , le moindre réduit dans la
maison bâtie par le P. Eudes ; l'administration fut
inexorable. Déjà la commune s'était fait adjuger pour
cent cinquante mille francs tous les biens de la congré-
gation , les Eudistes attaquèrent cette vente comme
frauduleuse et faite à vil prix ; l'administration des
domaines finit par consacrer la spoliation. Ce fut au
mois d'avril 1792 que le corps municipal établit ses
séances dans la maison du « ci-devant séminaire. »
Après avoir fermé l'église , on en fit disparaître exté-
rieurement les symboles religieux, et on les remplaça
par le faisceau de la liberté.
Le séminaire de Bayeux était dirigé par les Laza-
ristes. Nous ne connaissons aucun détail particulier
qui se rattache à leur expulsion. Quoiqu'ils eussent
refusé le serment, il étaient encore au séminaire au
mois de mai 1791 ; on y comptait cinq prêtres et trois
frères servants. Les finances y étaient dans un grand
DE BAYEUX. 317
désordre ; on fit droit aux réclamations des directeurs,
en leur accordant une indemnité et des traitements
provisoires jusqu'à leur remplacement définitif; ils
quittèrent Bayeux quelque temps après.
Il y avait déjà longtemps , comme nous l'avons dit
plus haut (1), que les études avaient cessé au sémi-
naire de la Délivrande. Cependant la maison continua
d'être habitée par les Lazaristes (2). A l'époque de la
révolution , il ne s'y trouvait plus qu'un prêtre et deux
frères servants. Le premier, qui était désigné sous le
titre de supérieur (3), confessait les fidèles dans la
chapelle de l'établissement. Quatre chapelains desser-
vaient celle du pèlerinage. Malgré leur petit nombre ,
les Lazaristes célébraient chaque année la fête de
saint Vincent de Paul ; tous les dimanches , leur
chapelle était ouverte au public , excepté le premier
dimanche de chaque mois ; ce jour-là, MM. les chape-
lains chantaient l'office dans leur église. Il résulte de
plusieurs documents consignés sur les registres de la
commune de Douvres , que le supérieur et les deux
frères continuèrent d'habiter la maison, après qu'elle
eut été déclarée propriété nationale. Le 9 mai 1792,
un détachement des volontaires de l'Eure stationnait
à la Délivrande. La municipalité de Douvres arrête
qu'il sera fait une adresse au département pour obtej
nir qu'on loge dans les bâtiments du séminaire —
(1) V. p. 70.
(2) C'est celle qu'occupent présentement les RR. PP. Mission-
naires.
(3) La tradition que nous avons eu le bonheur de recueillir
confirme sur ce point le témoignage de M. Delamare.
(V. le Pouillé.)
318 HISTOIRE DU DIOCÈSE
lequel est à la disposition de la nation — le déta-
chement de l'Eure , ou tout autre qui pourrait être
envoyé. Le séminaire , disent les délibérants , est un
bâtiment propre à caserner deux cents hommes , et
n'est occupé que par trois Lazaristes. Le M du même
mois, le directoire du département décide que les
soldats seront casernes « dans le ci-devant séminaire,
et ce, sans déplacer les Lazaristes, » qui en occupent
une partie. Toutefois , leur expulsion définitive ne
dut pas se faire attendre. Une lettre écrite au district
de Caen par les administrateurs de la commune de
Douvres, au commencement de l'année 1794, nous
apprend qu'à cetie époque, le dernier supérieur avait
emporté , en quittant la maison , ce qui était à son
usage, et que les meubles avaient été vendus. On
trouve le nom de ce vieillard sur le registre des
sépultures de Douvres à la date du 30 novembre
1801. Il y est nommé J.-B. Henen; il était âgé de
soixante-dix-sept ans (1). La propriété des Lazaristes
ne fut aliénée qu'en 1796.
séminaire De ces trois séminaires , on ne conserva donc que
celui de Bayeux. Après le départ des Lazaristes , il
fut dirigé quelque temps par M. Hébert , curé de
Vaucelles de Caen, vicaire épiscopal de M. Fauchet.
Nous avons vu plus haut que , le 30 avril 1793, le
district de Bayeux le transféra dans la maison des
Cordeliers. Quel était alors le nombre de ses élèves?
Quelle direction était donnée à leurs études? Nous
manquons de renseignements sur ce point. Ce qui
nous est attesté par les contemporains, c'est que le
(]) Son nom est écrit Helin dans les registres municipaux.
constitutionnel .
à Caen.
DE BAYEUX. 319
temps des études fut abrégé, Des lévites qui avaient
été rejetés par les supérieurs pour leur ignorance ,
leur inconduite ou la témérité de leurs opinions ,
furent appelés brusquement à l'ordination ; de là une
partie des scandales que nous avons déplorés (1). Le
2 mai 1793, le vicaire épiscopal, supérieur du sémi-
naire, demandait au directoire de vouloir bien régler
le prix de la pension ; elle fut fixée à quarante livres
par mois. De plus , ordre fut donné au supérieur
de ne conserver que deux domestiques. Comme du
temps des Lazaristes, le supérieur se plaint des avan-
ces qu'il était obligé de faire à l'économe. La prospé-
rité matérielle n'était donc pas en progrès.
Le protestantisme avait cru d'abord que la révo- TeraPle
protestant
lution allait inaugurer pour lui une ère de liberté, et
il en proclama les principes avec enthousiasme; mais
il dut bientôt comprendre que les sectateurs d'une
religion qui se dit révélée, n'avaient rien de commun
avec les pontifes de l'Être suprême. Dès le mois
de mars 1792, une pétition avait été adressée au
directoire du département par plusieurs réformés de
la ville de Caen ; ils demandaient qu'on leur accordât
provisoirement « l'ancienne église de la paroisse
Saint-Etienne » pour y faire les exercices de leur
culte. Cette pétition fut renvoyée au directoire du
district. Plus tard, à la date du U janvier 1793, nous
trouvons que le conseil général du département, ouï
une seconde réclamation « des religionnaires Protes-
(1) On envoya dans certaines paroisses des intrus dont
l'ignorance, en fait de liturgie, était scandaleuse; un laïc
les assistait et les dirigeait à l'autel.
320 HISTOIRE DU DIOCÈSE
tants, » leur accorde provisoirement pour l'exercice de
leur culte, l'église des Carmélites , à condition qu'ils
placeront sur la porte l'inscription suivante : Paix
et liberté , et qu'ils prendront l'engagement de ne
troubler en rien l'ordre public. 11 y avait alors plus
d'un siècle que le culte protestant avait été supprimé
à Caen , par arrêt du parlement de Normandie. 11 fut
. bientôt emporté dans la proscription générale.
Fin En proscrivant le culte chrétien, la révolution ne
du Palinod.
pouvait épargner une institution qui en eût perpétué
le souvenir. Nous avons déjà raconté l'origine du
palinod. Nous avons dit, ailleurs, comment fut établi
ce concours, dans lequel la Normandie chanta pen-
dant près de trois siècles le dogme de l'Immaculée
Conception. Pour comprendre ce qui va suivre , il
faut savoir que , dans l'origine , les poètes , qui se
disputaient la gloire de célébrer la Vierge immaculée,
avaient fait un grand usage de l'allégorie. L'auteur
du « premier chant royal , » présenté au palinod en
1 527, s'était emparé de cette pensée de la sainte
Écriture : Sapienlia œdificavit sibi domum. La
sagesse s'est bâti une demeure; cette demeure , c'est
la vierge Marie, que Dieu a daigné se choisir pour
temple. Le sujet est donc traité d'une façon allégo-
rique. Essayons d'en donner une idée. — L'université
— Aima par eus — est l'emblème de la vierge Marie.
Il ne se trouve en elle ni macule ni indescence; elle
dispose de nombreux privilèges. Dieu l'a décorée
d'un immense pouvoir. Le Fils de Dieu est le Recteur
auquel tout sens repose; le Saint-Esprit est le Conser-
vateur de ses privilèges. Le Messager, « aux habits
DE BAYEUX. 321
diaprés (1), » figure l'archange saint Gabriel. Enfin ,
les Docteurs sont la crédence de l'Église (2); et le
poète conclut sa sentence par ce refrain palinodique,
qui terminait chacune des strophes de la pièce :
« Tel onc ne fut ne sera par après. »
Plus tard , une ode latine , sur le modèle de la
strophe alcaïque Odi profanum vulgus et arceo ,
fut ajoutée aux pièces du concours (3). C'est cette
mesure qu'avait adoptée, en 1768, le vénérable abbé
Bellenger, dont nos contemporains ont recueilli au
commencement du siècle les dernières leçons (4). Ce
n'est plus dans la théologie mais dans l'histoire , que
le poète a cherché les éléments de sa composition.
La strophe finale, désignée sous le titre d'allusion,
en résume et en précise la portée. Il suffisait alors
que l'allusion exprimât , en l'appliquant au sujet
choisi par le poète , l'idée du mystère qui était le
sujet du concours. Ce fut ainsi que procéda l'abbé
Bellenger. Après avoir raconté , dans une suite de
strophes étincelantes de poésie , comment Henri IV,
à l'âge de quinze ans, avait été sauvé des flots par le
dévouement d'un capitaine de marine : Vierge imma-
(1) Il n'y avait autrefois si petit bourg qui n'eût son messa-
ger royal et son messager de l'université [Dict. de Trévoux).
(2) Crédence: table sur laquelle on place, de chaque côté de
l'autel, les bassins, burettes et autres vaisseaux qui servent
pour le Saint-Sacrifice ; — par extension — support.
(3) V. le volume précédent, p. 238.
(4) Mort en 1824, professeur de littérature à la Faculté des
lettres de FAcadémie de Gaen.
21
322 HISTOIRE DU DIOCÈSE
culée, s'écrie-t-il, ce sont vos triomphes qu'a chantés
mon allégorie ,
Tuum involuto carminé reddidi ,
Virgo , triumphum.
Puis il établit un rapprochement délicat entre le
prodige qui avait sauvé le jeune prince de la fureur
des flots et celui qui avait arraché Marie à la fureur
de l'enfer. A l'époque dont nous écrivons l'histoire ,
la pensée religieuse était donc renfermée dans la der-
nière strophe : supprimer ['allusion, c'était supprimer
le palinod tel que l'avaient conçu nos pères.
Les compositions de l'époque révolutionnaire ne
dérogèrent point d'abord à la coutume. En 1791, le
conseil général du Calvados , qui déjà traitait assez
légèrement cette pieuse solennité , daigna pourtant
lui conserver un caractère officiel. « Suivant les sta-
tuts et règlements y relatifs, » le jeudi 8 décembre,
fête de la Conception , les prix de poésie latine et
française furent distribués « en la salle ordinaire de
l'université; » et, pour rendre plus solennelle cette
cérémonie « civique et religieuse, » l'administration
du département s'y fit représenter par une députation.
Aucune modification importante ne fut introduite dans
le programme, en 1792. Une des pièces françaises qui
furent publiées, a pour titre : Ode à la liberté , et
pour épigraphe , cette sentence de Fauchet : « Les
tyrans sont mûrs (1); » mais l'allusion était signalée
(1) La pièce se compose de dix slrophes ; nous en citerons
quelques-unes à la fin de ce volume.
DE BAYEUX. 323
comme une entrave , et l'on demandait à grands cris
qu'on la fît disparaître.
Le palinod ne fut pas célébré en 1793. Quelques
pièces pourtant avaient été déposées ; une assemblée
de l'université, tenue au mois de novembre, et qui se
composait du président et d'un seul professeur, fit un
projet d'arrêté , qu'elle soumit à la sanction du direc-
toire. Elle proposait avant toutde supprimer l'allusion,
« cette forme dont le catholicisme peut s'applaudir,
mais dont le génie s'indigne ; » de changer l'organisa-
tion du concours, en substituant à certains genres de
composition qu'elle prétendait avoir vieilli, des compo-
sitions « d'un goût plus moderne » et plus en rapport
avec « l'esprit public; » ensuite, elle demandait que
l'on transférât au 31 mai 1794, la distribution des
« lauriers palinodiques , » pour perpétuer le souvenir
de la chute des Girondins. Le directoire approuva ce
projet, supprima l'allusion, attendu qu'elle « rappelait
le fanatisme et enchaînait le génie , » régla les diffé-
rents genres dans lesquels les concurrents devraient
s'exercer (1), et transféra la distribution des prix au
jour indiqué plus haut. L'institution allait donc dispa-
raître. La muse révolutionnaire repoussait avec dédain
la tradition chrétienne; mais, l'inspiration qu'elle ne
trouvait plus dans les dogmes de la foi, c'était en vain
qu'elle la demandait aux théories de la Montagne ;
esquissons rapidement ses derniers essais.
(1) De ce nombre étaient une épître en vers français « propre
à éclairer l'opinion » et une idylle. Par ce mot , le directoire
déclare qu'il entend une « pièce ingénue tenant à la nature »
conçue « pour en exprimer et en transmettre le sentiment. »
324 HISTOIRE DU DIOCÈSE
L'année suivante [1794], le concours annoncé pour
le 31 mai, fut fixé par un second ajournement au 13
messidor, c'est-à-dire, au 1er juillet. On conserve à
Caen les deux invitations ; l'une d'elles est écrite
en vers latins. Sous prétexte de rendre hommage à la
liberté, l'auteur repousse avec indignation les formes
allégoriques qui comprimaient l'essor du génie. Aujour-
d'hui , dit-il , le champ est ouvert , il peut ouvrir les
ailes et s'élever vers les cieux. Nous ne saurions dire
si le génie répondit à cet appel. La seconde pièce
d'invitation est en vers français; elle a pour sujet:
« La Révolution du 31 mai — vieux style — ou le
Triomphe de la Montagne. » On y exalte en termes
pompeux le terrible Comité qui veille au salut de
la patrie. La « Montagne » y étouffe les cris de la
« Vallée , » en même temps qu'elle dissipe « les
vapeurs » du « Marais (1). » Une députation des
« instituteurs de Caen » invita l'administration du
département à la cérémonie de la distribution des
prix. Le directoire , par l'organe de son président ,
désigna un de ses membres pour y assister. Cette
séance est du 12 messidor; l'invitation est faite et
acceptée pour le lendemain : ce fut donc le 1er juillet
1794 qu'eut lieu la dernière assemblée du palinod,
dont nous ayons pu trouver la trace. Deux cent
soixante-sept ans s'étaient écoulés depuis qu'André
Blondel, chanoine de Missy, en l'église Cathédrale de
Bayeux, avait été couronné au début de ce concours.
(1) La Plaine, la Vallée et le Marais représentaient alors
les partis de la convention opposés à la Montagne.
DE BAVEUX. 325
CHAPITRE XXIII.
Jugement de M. de Tocqueviile sur le clergé de 1789. —
Commencement de la persécution. — Affaire du 5 novembre
1791. — Prêtres du diocèse de Bayeux massacrés aux
Carmes — exécutés sur l'échafaud.
Dans son ouvrage intitulé : V ancien régime et la jugement
Révolution, un homme dont on ne contestera ni m. de Tocqueviile
l'impartialité éclairée ni les aspirations libérales , ""JnwT
M. de Tocqueviile, de l'Académie française, déclare
qu'ayant eu la patience de lire les rapports rédigés ,
en 4 787, par les anciens États Provinciaux , il fut
frappé d'étonnement, en étudiant les idées sagement
réformatrices , qu'y développaient les sommités du
clergé. A part quelques déplorables exceptions , que
nous nous empressons de constater avec lui , il se
demande s'il y eut jamais dans le monde un clergé
plus vertueux, plus éclairé, plus national, d'une foi
326 HISTOIRE DU DIOCÈSE
plus sincère que le clergé catholique de France , au
moment où il fut surpris par la révolution. « J'ai
commencé, dit-il, l'étude de l'ancienne société, plein
de préjugés contre lui ; je l'ai finie , plein de respect. »
Qu'on restreigne au clergé de notre pays ces judi-
cieuses appréciations , et on reconnaîtra qu'elles lui
sont parfaitement applicables. La persécution , il est
vrai , mit en relief les vices de quelques-uns de ses
membres; mais combien n'en est-il pas dont elle fit
briller la vertu et le courage ; combien de cœurs
légers , en qui la foi n'était pas éteinte et dont elle
ranima la ferveur; que de victimes saintes, à qui elle
ouvrit les portes du ciel ! Tout-à-1'heure , nos vœux
accompagnaient les proscrits; nous suivions sur les
flots le vaisseau qui les portait en exil ; il est temps
de nous incliner devant la tombe des martyrs.
commencement L'esprit révolutionnaire n'avait pas éclaté le même
jour, avec la même violence , sur tous les points du
département. On a pu remarquer qu'au commen-
cement de 4792 , le conseil municipal de Bayeux
admettait encore les prêtres insermentés à célébrer
la messe à la Cathédrale. A Caen , au contraire ,
malgré la modération et la prudence qui semblaient
inspirer les principaux administrateurs, l'intimidation
organisée par les clubs se fit sentir beaucoup plus tôt.
Depuis le départ de Mgr de Cheylus jusqu'à l'arrivée
de l'abbé Fauchet dans le diocèse de Bayeux , la
paroisse de Verson , située à deux lieues de Caen ,
avait repoussé les novateurs. Deux prêtres respec-
tables, qui avaient la confiance des paroissiens, conti-
nuaient d'y exercer leur ministère; le dimanche et
de la
persécution.
DE BAYEUX. 327
les jours de fête, quelques personnes de la ville s'y
rendaient pour remplir leurs devoirs religieux. Le
lundi de Pâques 1791 (1), un détachement de la garde
nationale de Caen s'y transporta pendant l'office ,
précédé de deux pièces de canon. La frayeur fut
grande; l'assemblée se dispersa, des désordres de
plus d'un genre furent commis , la troupe se saisit
d'un prêtre inoffensif, M. Adam, professeur de philo-
sophie à l'université , et le ramena enchaîné derrière
ses canons. Cette expédition, dirigée par le club, fut
parmi nous le prélude de la persécution. Quelque
temps après , l'abbé Fauchet assistait aux réunions
du directoire et y faisait adopter contre les prêtres
non-conformistes les mesures les plus rigoureuses.
Dès le 29 juin 1791, le directoire du département
partagea en deux classes les ecclésiastiques qui refu-
saient le serment. La première comprenait tous ceux
qui , ayant renoncé aux fonctions publiques du saint
ministère , continuaient de dire la messe dans leur
ancienne paroisse, sans qu'aucune réclamation s'éle-
vât contre eux; ceux-là ne devaient pas être inquiétés.
On rejetait dans l'autre tous les prêtres, quelle que
fût leur position, dont la conduite « donnerait lieu à
des plaintes ; » ceux-ci, l'autorité municipale pouvait
non-seulement les éloigner de leur paroisse , mais
encore les faire arrêter. Ce pouvoir discrétionnaire
que le département conférait aux municipalités sur la
liberté des prêtres fidèles , cette inquisition malveil-
(1) M. Hébert, curé de Saint-Gilles de Caen.
(Notes manuscrites.)
328 HISTOIRE DU DIOCÈSE
lante qu'il semblait provoquer contre eux, effrayèrent
les ecclésiastiques de la campagne. Un certain nombre
d'entre eux vinrent se réfugier à Caen ; plusieurs même,
pour échapper à l'attention publique, prirent le parti
de se travestir; ils nouèrent leurs cheveux et échan-
gèrent leur soutane contre un frac de couleur. Le 40
août, la municipalité ordonna aux ecclésiastiques de
porter « les cheveux ronds , » et leur défendit toute
espèce de travestissement ; en même temps , elle
recommandait aux citoyens de leur procurer sûreté
et protection « sous la sauvegarde de la loi. »
Ce n'était pas le compte des clubistes. Ils eurent
donc recours à la violence et à l'émeute , pour forcer
la main aux administrateurs. Le 16 du même mois,
l'abbaye de Saint-Étienne , où l'autorité départemen-
tale tenait ses séances, fut envahie par la foule. Des
propos séditieux, des menaces de mort y retentirent
contre l'administration. En même temps , le club
faisait arrêter soixante prêtres dans la ville ou dans
les environs. Le lendemain, le Département, « déter-
miné par la force des circonstances, » sanctionnait
leur arrestation, qu'il n'avait point ordonnée, et leur
assignait pour prison la maison des ci-devant Eu-
distes. Fier de sa victoire, le club y vint tenir quelques
séances. Un soir, la veille de la fête de saint Barthé-
lémy — c'est M. Hébert qui nous le raconte ■ — on
l'entendit vociférer des menaces de mort contre ses
victimes.
Le directoire du département n'ignorait pas que
l'arrestation de ces prêtres était illégale. Il se crut
donc obligé de faire une adresse à l'assemblée natio-
DE B A YEUX. 329
nale, pour lui demander d'étendre au Calvados les
mesures rigoureuses décrétées contre les réfractai res,
dans un département voisin . Cependant l'effervescence
ne se calmait pas , et la municipalité, qui continuait
de faire arrêter les prêtres, refusait de communiquer
au Département le procès-verbal de ces arrestations.
Alors, celui-ci décida qu'un compte-rendu de la situa-
tion serait transmis à l'assemblée nationale. Enfin, le
10 octobre 1791, le ministre ordonna que tous les
prêtres , ceux qui avaient refusé comme ceux qui
avaient prêté le serment , fussent admis partout à
célébrer le Saint-Sacrifice. Malgré cette ordonnance ,
certains curés constitutionnels refusèrent l'entrée de
leur église aux prêtres insermentés, et ceux-ci durent
recourir aux agents de la force publique pour s'en
faire ouvrir les portes.
De ce qui précède comme de ce qui va suivre , il
résulte clairement pour nous , que la municipalité de
la ville de Caen obéissait à la pression du club. Le
Département, au contraire, placé dans une sphère
plus indépendante, essayait encore de maintenir la
légalité.
De jour en jour les esprits s'échauffaient; l'émeute
grondait sourdement; l'explosion était imminente. Le
4 novembre 1791, M. Bunel, curé de Saint-Jean de
Caen , profitant de la liberté que lui accordait le
ministre , vint célébrer la messe dans son ancienne
église. L'intrus lui en fit les honneurs avec courtoisie ;
il voulut même , malgré l'opposition de quelques
agitateurs, que l'on sonnât la cloche pour appeler les
fidèles. Ceux-ci accoururent en grand nombre ; le
Affaire
du 5 novembre
1791.
330 HISTOIRE DU DIOCÈSE
chœur et le sanctuaire se trouvèrent remplis d'assis-
tants; une réunion semblable fut annoncée pour le
lendemain. Le club, l'ayant appris, en profita pour
répandre des bruits sinistres. De tous côtés , on
répétait dans la ville qu'une conspiration royaliste
était sur le point d'éclater. Aussitôt le conseil général
de la commune invita M. Bunel à ne pas paraître à
l'autel le lendemain 5 novembre, et, dès le matin,
le curé de Saint -Jean partit pour la campagne.
Cependant les fidèles qui comptaient sur sa messe
s'étaient réunis pour l'entendre ; de leur côté , les
clubistes étaient à leur poste. Bientôt des menaces
sont échangées ; une querelle s'engage ; un instant
après, la ville était en feu. Tandis que la municipalité
se transportait à Saint-Jean, on proclamait la loi mar-
tiale; le sang coulait dans l'église et dans la rue. Une
partie de la garde nationale, irritée par les bruits de
conspiration qui circulaient depuis la veille , pour-
suivait et arrêtait une foule de citoyens inoffensifs.
L'agitation dura plusieurs jours. Enfermés au châ-
teau de Caen , les détenus , au nombre de quatre-
vingt-quatre , n'en sortirent qu'à la fin de janvier
4792 (1). ■
Nous supprimons tous les détails, mais il est un
(1) Le nombre des détenus varie de quatre-vingt-deux à
quatre-vingt-cinq , suivant les pièces où il est consigné.
L'assemblée nationale ordonna que l'on traduisît l'un d'entre
eux devant la haute-cour d'Orléans ; qu'un autre fût amené à
la barre de l'assemblée , pour y être interrogé sur les faits
résultant contre lui des pièces saisies le 5 novembre. Les
deux prévenus étaient laïcs ; tous les autres furent rendus
à la liberté.
DE BAYËUX. 331
point que l'on nous permettra de constater. Malgré
les insinuations du procès-verbal de la commune, qui
confond la cause des prêtres insermentés avec celle
« des ci-devant nobles et des émigrants , » il est
certain que ni l'abbé Bunel ni aucun de ses con-
frères ne furent compromis juridiquement dans les
désordres de cette journée : les pièces du procès en
font foi. Cependant le conseil général de la commune
déploya contre eux des rigueurs excessives. Le soir du
5 novembre, il appela près de lui les administrateurs
du district et ceux du département , ordonna aux
étrangers de se présenter, sous vingt-quatre heures,
à la maison commune et d'y déposer leurs armes ; en
même temps, il proscrivait en masse le clergé ortho-
doxe, et lui défendait de célébrer la messe dans au-
cune église de Caen, jusqu'à la décision de l'assemblée
législative. Un seul membre du département signa cet
arrêt , les six autres demandèrent qu'on abandonnât
aux prêtres insermentés une ou plusieurs églises non
paroissiales; M. Bayeux, procureur-général-syndic,
s'abstint de paraître à cette séance; le club demanda
qu'on le mit en jugement ; il fut massacré par la
populace quelque temps après.
Nous n'aurions pas dit toute la vérité sur cette
malheureuse affaire , si nous n'ajoutions pas que
l'évêque du Calvados en fut le premier instigateur.
Ses ennemis le lui reprochèrent, et ses amis eurent le
courage de l'en féliciter. Les mécontents, c'est-à-dire,
les royalistes , étaient accusés par le club d'avoir
« des vues » sur la ville de Caen ; ils devaient ,
disait-on , s'emparer du château et en faire une place
332 HISTOIRE DU DIOCÈSE
d'armes. L'évêque, qui, de près comme de loin, diri-
geait le club de Caen, y porta ces rumeurs; il dénonça
la ville comme le point central de la contre-révo-
lution, il engagea les clubistes à demander du secours
a leurs frères des autres villes , pour résister aux
chevaliers p oi g nardins — c'était ainsi qu'il désignait
la noblesse — et aussitôt les clubistes se mirent à
l'œuvre. Plus tard , nous lui devons cette justice ,
indigné des mauvais traitements dont les prisonniers
de la tour de Caen étaient victimes , l'abbé Fauchet
réclama deux fois en leur faveur, à la tribune de
l'assemblée , et demanda qu'ils pussent être visités
par leurs parents.
Depuis le jour où ils avaient refusé le serment, la
plupart des prêtres inconstitutionnels étaient donc
traités comme suspects, et, en attendant les rigueurs
de la loi , ils étaient soumis au bon plaisir des admi-
nistrations locales. Au mois de décembre 4791, le
conseil municipal de la ville de Yire fut informé que
plusieurs citoyens, séduits par les ennemis de la paix,
s'étaient portés dans l'église Sainte-Anne, et voulaient
qu'on en fermât les portes aux prêtres non-confor-
mistes; il déclara que la constitution laissait à ces
prêtres le droit de dire la messe dans toutes les
églises. Le 5 août 1792, le District en désigne un
certain nombre pour être transportés a Caen ; il inter-
dit à la municipalité le droit de leur donner des
passeports , et la municipalité proteste contre cette
défense.
Les mêmes rigueurs se faisaient sentir à l'autre
extrémité du Calvados. Le 18 août 1792, quatre-
DE BÂYEUX. 333
vingt-quinze ecclésiastiques de Lisieux ou des envi-
rons furent conduits à Caen sur une dénonciation du
District. Dans ce nombre figuraient tous les Eudistes
qui avaient dirigé le grand et le petit séminaire ,
tous les Capucins , plusieurs chanoines et curés.
Pendant les derniers jours du mois d'août, toutes les
routes étaient sillonnées par des convois d'ecclésias-
tiques que l'on amenait dans les prisons de Caen.
M. Allais, curé de Honfleur, dont nous avons raconté
le départ pour l'Angleterre dans un précédent cha-
pitre , fut amené à Caen le 1er septembre ; les magis-
trats le mirent en liberté lui et ses confrères , en leur
ordonnant de sortir du royaume dans le délai fixé par
la loi (4). Us firent plus; ils prièrent les gendarmes
de servir d'escorte à leurs prisonniers, de les conduire
où ils voudraient , de les protéger contre les insultes
de la populace. « Les gendarmes, continue M. Allais,
furent si joyeux de cette bonne nouvelle , qu'ils nous
embrassèrent en nous l'apprenant ; nous acceptâmes
leur proposition avec reconnaissance. » Ainsi donc, il
est vrai de dire qu'à cette lugubre époque les hommes
du pouvoir se sentaient débordés par leur propre
parti. La plupart maudissaient en secret le rôle que
leur infligeaient les passions de la multitude. Ils
commençaient à craindre ses violences ; mais nul
d'entre eux ne soupçonnait encore les ravages qu'elle
allait bientôt exercer.
Les prêtres du diocèse de Bayeux qui , pendant la
(1) La loi du 26 août donnait le choix aux prêtres insoumis
entre Vexil et la déportation. ïl fallait donc préalablement les
mettre en liberté, pour qu'ils pussent choisir.
334 HISTOIRE DU DIOCÈSE
Terreur, furent frappés par la révolution , peuvent
être rangés en plusieurs catégories. L'échafaud en fit
périr quelques-uns; la garde territoriale en fusilla
plusieurs autres; quelques assassinats grossirent le
nombre des victimes. Rien de plus difficile que d'arri-
ver sur ce point à un dénombrement exact. Il en est
pour lesquels on n'a pas rédigé d'acte de décès. Pour
d'autres , l'acte mortuaire ne spécifie pas le genre de
mort qu'ils ont encouru. Il règne une grande confu-
sion dans les dates ; les détails fournis par la tradition
sont souvent contradictoires. Plusieurs sortent de
prison après la Terreur , que certains biographes
ont fait périr à une date précise , et dont ils ont
raconté la mort. Pourtant, il nous eût semblé dési-
rable de glorifier tous ces martyrs. L'armée a ses
tablettes funèbres , où sont inscrits les noms de ceux
qui meurent pour la patrie. Pourquoi la milice du
sacerdoce craindrait-elle de nommer les braves qui
se laissèrent égorger pour la foi? Dans cette pensée ,
nous avons remué la poussière des archives; nous
avons fait appel au clergé du diocèse ; nous avons
interrogé les vieillards. Peut-être, malgré tous nos
soins , laisserons-nous échapper le nom de quelques
victimes. Qu'importe , après tout , puisque ce livre
doit périr? Il en est un autre que la Sainte-Écriture
appelle le livre des vivants ; celui-là , on ne peut lui
reprocher ni erreur ni lacune : immortel comme ceux
dont le nom couvre ses pages, il est toujours présent
à la pensée divine = C'en est assez pour satisfaire l'am-
bition d'un chrétien.
En tête de ce nécrologe, saluons d'abord les ecclé-
DE BAYEUX. 335
siastiques qu'un lien quelconque rattachait au diocèse
de Bayeux, et qui furent massacrés à Paris, soit dans
le jardin des Carmes , soit au séminaire de Saint-
Firmin, en septembre 1792. Le premier qui se pré-
sente à nous est M. Hébert. Nous l'avons vu appelé
à Caen, quelques années avant la révolution, pour y
suppléer le supérieur-général des Eudistes ; mais sa
résidence habituelle était à Paris. Détenu le 2 sep-
tembre 1792, aux Carmes-déchaussés , il fut frappé
un des premiers dans l'oratoire du jardin. L'abbé
Barruel, en racontant sa mort, parle de sa charité,
de sa modestie, de sa rare prudence. Louis XVI,
dont il dirigeait la conscience , lui avait écrit au
commencement du mois d'août : « Je n'attends plus
rien des hommes , je vous prie d'implorer pour moi
les consolations du ciel. »— Avec lui périt M. Lefranc,
originaire de Vire, membre de la même congrégation,
supérieur du séminaire de Coutances (1) et auteur de
plusieurs ouvrages. — M. Longuet (Louis) était né à
Saint-Germain-Langot (doyenné de Cinglais), le 24
février 1757. Le témoignage de sa famille , d'accord
avec plusieurs biographies, le met au rang des cha-
noines de Tours. Très-versé dans la science ecclé-
siastique, il avait prêché une retraite d'ordination peu
de temps avant les troubles. Le jour où il quitta la
province pour se rendre à Paris , sa mère eut le
pressentiment de sa mort. « Peut-être , lui dit-elle ,
seras-tu bientôt entre les mains des méchants ; si ce
malheur arrivait, ne regarde que le ciel, mon enfant,
(1) Certaines listes publiées par les historiens l'ont fausse-
ment désigné comme supérieur du séminaire de Caen.
Prêtres
du diocèse
336 HISTOIRE DU DIOCÈSE
ne regarde plus la terre. » L'abbé Longuet se montra
digne de ces pieux encouragements; il fui frappé aux
Carmes à côté de l'archevêque d'Arles ; son nom est
écrit sur les murs de la chapelle (1). — Il est à Caen
de notoriété publique que M. Sanson, massacré aux
Carmes, le 2 septembre, appartenait au diocèse de
Bayeux , et qu'il était vicaire de Saint-Gilles. Cette
indication est certaine ; on ne doit tenir aucun compte
des listes qui la contredisent. M. Sanson s'était retiré
à Paris , avec son curé, dans la maison des ci-devant
Eudisles. Lorsque parut la loi de déportation [26 août
1792], ils songèrent au moyen de se procurer des
passeports. L'abbé Sanson se rendit à la section de
l'Observatoire , en demanda un pour lui-même , et
ne put l'obtenir. Il fut mis en arrestation à la maison
des Carmes , où il périt quelques jours après.
Si des Carmes nous passons au séminaire de Saint-
Firmin, nous y trouverons encore deux noms à re-
cueillir. — M. Saint-James (Pierre) était né à Saint-
Ouen de Caen, en 1742, et on le comptait alors parmi
les prêtres desservant l'hôpital de la Pitié. Aussi
distingué par sa science ecclésiastique que par ses
talents oratoires , il était docteur de Sorbonne , et
Mgr l'archevêque de Paris l'avait élevé au canonicat.
(]) Il y a des familles qui semblent prédestinées à la gloire
du martyre. Le frère du chanoine de Tours , M. Longuet
(François), prêtre comme lui, s'était exilé en Angleterre. Il
y devint pasteur de la congrégation de Reading, et il y fut
massacré, « en haine de la religion, » le 13 février 1817;
c'est le témoignage que Mgr l'Évêque de Londres a rendu à sa
famille. Il appartenait , comme son frère . au diocèse de
Bayeux.
DE BAYEUX. 337
Le 3 septembre 1792, il était détenu au séminaire de
Saint-Firmin. Il y fut précipité par une fenêtre sur
les piques des sentinelles qui faisaient la garde autour
de la prison. Un de ses compatriotes avait été témoin
du massacre ; de retour à Caen , il en raconta les
détails. — Au nombre des victimes qui périrent le 3
septembre au séminaire de Saint-Firmin , on compte
aussi M. Legrand, professeur de philosophie au collè-
ge qui portait à Paris le nom de collège de Lisieux ;
il ne se rattachait donc à la province que par son
titre, et nous ne le citons que pour mémoire.
Les exécutions capitales allaient bientôt commen-
cer dans toutes les provinces.
Chassé de la ville en 1791 , par un ordre émané du Prêtres du diocèse
Département, M. l'abbé Gombault, curé de Saint- LcE*
Gilles de Caen, s'était retiré à Paris chez les Eudistes. sur réchafau,L
Après la mort de son vicaire, il changea de domicile,
sans oser sortir de la capitale, et il se tint caché
« pour éviter l'arrestation (1). » On a prétendu qu'il
s'était échappé des Carmes ; cette supposition est dé-
mentie par les actes du procès. A la fin du mois de
mars 1793 , il revint en Normandie , se rendit à Caen
et de là au village de Mathieu. La loi de proscription
pesait sur lui. Désirant donc quitter le territoire de
la république , il se dirigeait vers la Délivrande ; il
espérait y trouver le moyen de se faire transporter
en exil.
Quoi qu'en aient dit certains biographes , c'est à
Mathieu et non pas à Caen qu'il fut arrêté ; les actes
du procès en témoignent. Depuis cette époque, long-
(1) V. l'interrogatoire de M. Gombault.
22
338 HISTOIRE DU DIOCÈSE
temps encore après l'événement, toutes les fois qu'un
groupe de villageois , se rendant à la Délivrande ,
traversaient l'avenue du bois de Mathieu , il était de
tradition parmi eux de réciter un Pater et un Ave ,
pour le repos de l'âme de M. le curé de Saint-Gilles.
M. Gombault se trouvait donc à Mathieu , le mardi 2
avril 4793. Quand les juges lui demandèrent « chez
qui il avait couché la veille et chez qui il devait cou-
cher le jour de son arrestation , » il déclara qu'il ne
se croyait pas obligé de répondre ; nous sommes en
mesure de combler cette lacune. Il y avait alors à
Caen une famille honorable qui possédait à Mathieu
ce qu'on nomme encore aujourd'hui le Petit-Châ-
teau. Le chef de cette famille, M. Le Bourguignon de
Blamont, ancien trésorier de France, renommé dans
tout le pays pour sa piété et ses bonnes œuvres, avait
reçu chez lui M. Gombault et l'avait emmené à sa
campagne. Bientôt sa maison est dénoncée comme
suspecte ; on l'entoure et on la visite. Le bruit se
répand que le prêtre s'est réfugié dans les bois ; il y
est bientôt arrêté. Aux termes de la loi, le directoire
du département devait payer le prix du sang; un
mandat de cent livres , prises sur les fonds « des-
tinés aux frais du culte, » fut donc délivré aux citoyens
de la paroisse de Mathieu , qui avaient concouru à
l'arrestation (4).
(1) VHistoire politique et religieuse de l'Eglise métropo-
litaine et du diocèse de Rouen, par M. L. Fallue, contredit
ces détails. L'auteur a reproduit longuement une tradition
qui n'est pas exacte, et d'après laquelle M. le curé de Saint-
Gilles, s'étant réfugié chez un sieur Le Courtois, dans le
village de Mathieu, aurait été trahi par son hôte. On assure, il est
DE BAYEUX. 339
L'article premier du décret du 48 mars 1793 dis-
posait que, huitaine après la publication, tout citoyen
serait tenu de faire arrêter les émigrés et les prêtres
soumis à la déportation , qu'il saurait être sur le
territoire de la république ; l'article second ajoutait
que tous les individus arrêtés en vertu de l'article
premier, seraient conduits dans la prison du district,
jugés par un jury militaire et punis de mort dans les
vingt-quatre heures. Cette loi, dit M. Hébert (1), était
arrivée au département , mais elle n'avait pas encore
été promulguée : ce fut elle que les juges invoquèrent
contre le proscrit. Il parut donc devant le tribunal
criminel du jury militaire du département du Calva-
dos, le 4 avril 1793 (2). Le conseil de guerre, désigné
par l'état-major de la légion, sur un ordre du direc-
toire , était présidé par l'adjudant-général. Celui-ci
avait pour assesseurs le secrétaire-général de la légion,
un chef de bataillon, un adjudant-major, un capitaine
et un sergent. L'arrêt est signé de tous les juges; nous
vrai, que le nommé Le Courtois, auquel M. Gombault avait
rendu quelques services, était effectivement à la tête de ceux
qui l'arrêtèrent; mais ce n'était pas chez lui que M. Gombault
s'était caché en se rendant à la Délivrande. Les descendants
de M. de Blamont confirment sur ce point le témoignage très-
explicite de M. Hébert, curé de Saint-Gilles. Il ne peut rester
aucun doute à cet égard.
(1) Notes manuscrites de M. l'abbé Hébert, curé de Saint-
Gilles de Caen.
(2) Le texte du jugement cite en toutes lettres la date du
quatrième jour d'avril 1793 ; mais il rapporte cette date à la
deuxième année de la république. La vérité est qu'elle corres-
pond au 15 germinal an Ier. De là sans doute les contradictions
et les erreurs des biographes , qui diffèrent entre eux sur le
mois et l'année où ils placent la condamnation.
340 HISTOIRE DU DIOCÈSE
passerons leurs noms sous silence. Que Dieu leur
pardonne le sang qu'ils ont versé.
La première question que les juges adressèrent à
M. Gombault fut relative à la loi du 26 août 1792,
qui le condamnait à la déportation. On lui demanda
s'il la connaissait et s'il y avait obéi. Il répondit que,
loin de chercher à s'y soustraire , il désirait y obéir.
C'était dans ce but qu'étant à Paris , le dimanche 2
septembre, il avait envoyé son vicaire à la section de
l'Observatoire. Il voulait savoir ce qu'il avait à faire
pour se procurer un passeport; mais, ajoutait-il , la
mort de M. Sanson l'avait frappé de terreur, et depuis
le 2 septembre , il s'était caché pour éviter le même
sort. Un peu plus loin, il déclara positivement que le
jour où on l'avait arrêté, il se rendait à la Délivrande
avec l'intention de se faire déporter. On a prétendu ,
nous ne l'ignorons pas , que les juges lui offrirent de
racheter sa vie par le serment, et qu'il eut le courage
de s'y refuser. Cette supposition est démentie par le
texte même de la loi, et rien dans les actes du procès
ne la justifie. Quand le président demanda au curé de
Saint-Gilles pourquoi il n'avait pas obéi à la loi du
serment , il se contenta de répondre que c'était pour
obéir a celle de sa conscience. L'interrogatoire étant
terminé, le président condamna le nommé Gombault
(Toussaint-Jean-Marin), âgé de quarante-trois ans, a
subir la peine de mort « sous les vingt-quatre heures. »
Aucun défenseur ne fut appelé à prendre la parole.
Nous ne chercherons pas à dissimuler qu'en « appre-
nant sa sentence, le condamné montra quelques ins-
tants d'impression sensible, inséparable de la faiblesse
DE MYEUX. 344
humaine. » — Ces paroles sont de M. Hébert.— Pour
que rien ne manquât au sacrifice de M. Gombault ,
Dieu permit que la tentation ne lui fût pas épargnée;
elle ne servit qu'à mieux faire éclater son courage (1).
Le lendemain , 5 avril, à sept heures du matin, on
battit la générale. A dix heures, la garde nationale
tout entière était « rangée en bataille » sur la place
Saint-Sauveur, depuis la prison jusqu'à la ci-devant
église. La gendarmerie nationale occupait le centre
de la place. A onze heures et demie , l'officier minis-
tériel fit sortir le prêtre de la prison. Amené sur la
place , il y fut exécuté au milieu d'un profond si-
lence (2).
M. Gombault mourut comme les premiers chrétiens.
M. Hébert, qui était à Caen le jour de l'exécution,
raconte qu'elle produisit une salutaire impression sur
plusieurs de ceux qui en furent témoins. Il voyait
souvent à cette époque un de ces incrédules qui
s'imaginent qu'en présence de la mort , l'homme ne
saurait se montrer courageux. Celui-ci choisit donc
sur la place Saint-Sauveur un appartement d'où il pût
contempler à son aise les derniers tressaillements de
la victime, et quand il revint trouver M. Hébert, il
était transporté d'admiration. C'est, qu'en effet, l'atti-
tude du condamné était admirable. Le calme qui
rayonnait sur son front , la dignité de son maintien ,
(1) Ces détails intimes fuient transmis à M. Hébert, par
M. l'abbé Sicot. alors sous-diacre , plus tard curé de Fontaine-
Étoupefour. Il était à cette époque détenu dans la même prison
que M. Gombault.
(2) Extrait du procès-verbal du registre de la légion de
Caen.
342 HISTOIRE DU DIOCÈSE
le recueillement de sa démarche avaient frappé tous
les assistants.
A peine le sang du juste avait-il arrosé l'échafaud ,
qu'une vive agitation éclata parmi le peuple. « Puis-
qu'on sacrifie les honnêtes gens , criait-on de toutes
parts, les scélérats vont y passer (1). » Il y avait alors
à la prison de Caen quatre détenus condamnés à mort,
par jugement de différents tribunaux, pour vols et
assassinats. Ils se nommaient Paris dit Cadence ,
Gros dit Drabon , Pillet et Cosne (2). Le peuple les fit
sortir, les remit aux mains du bourreau, et le somma
de les exécuter. Pendant ce temps -là , une foule
considérable , dans laquelle on comptait un grand
nombre de villageois, amenait sur la place le nommé
Aiais , condamné à dix-huit ans de fers , et détenu à
Bicêtre comme complice de Cadence. Le bourreau fut
rappelé ; l'intervention des magistrats ne fit qu'aug-
menter le trouble , et le couteau de la guillotine se
leva pour la sixième fois.
Alors, dit le procès-verbal , « le calme se rétablit, »
et M. Hébert ajoute que les criminels exécutés par la
vindicte populaire furent inhumés avec M. le curé de
Saint-Gilles, dans la même fosse.
Le 24 décembre de la même année [4 nivôse an II],
la ville d'Alençon fut témoin du même spectacle (3).
M. Le Chevrel , né au village de la Lande-Patry —
(1) V. les notes manuscrites de M. Hébert.
(2) Procès-verbal du registre de la légion de Caen.
(3) Richard Séguin rapporte la condamnation de M. Le
Chevrel à l'année 1794. Nous avions pris cette date quand
nous publiâmes notre Martyrologe dans la Semaine religieuse.
Depuis cette époque , nous avons reçu d'Alençon des docu-
DE BAYEUX. 343
doyenné de Condé-sur-Noireau — vicaire du Pré-
d'Auge (exemption de Cambremer), avait quitté sa
paroisse au commencement de la persécution , et
s'était retiré dans sa famille. Signalé aux agents de la
commune de Fiers et arrêté par eux, il fut quelques
jours après conduit k Alençon et condamné à mort
par le tribunal criminel. Les juges lui demandèrent
s'il avait prêté serment: « Oui, répondit-il, j'ai prêté
serment de prendre soin des âmes qui me sont con-
fiées, de travailler de toutes mes forces à les conduire
au ciel. » Il chantait le Gloria in excelsis en montant
à l'échafaud ; sa tête ne tomba qu'au troisième coup ;
le tribunal ordonna que deux chapelets trouvés sur
lui fussent brûlés par l'exécuteur.
L'année suivante , la proscription étendit ses ra-
vages. La loi frappait également le prêtre insermenté
et ceux qui lui donnaient asile. M. Riblier , vicaire
de Saint-Martin , près Carrouges (diocèse de Séez) et
Mlle Desacres-Guesdon , marchande de fil à Falaise ,
chez laquelle il s'était réfugié, furent amenés à Caen
et condamnés à mort le 41 août 1794. En vain le
président du tribunal essaya-t-il d'amener M1,e Guesdon
k déclarer qu'elle avait violé la loi sans la connaître ;
elle lui répondit qu'elle connaissait la loi , que cette
loi était injuste et qu'elle avait voulu l'enfreindre.
Avant de se livrer aux exécuteurs , M. Riblier lui
exprima le regret d'être cause de sa mort. « Réjouis-
ments officiels , qui fixent l'exécution aux derniers jours de
l'année 1793. Il en sera de même d'un très-petit nombre de
détails que nous avons publiés en 1865 , et que de nouvelles
communications nous ont permis de rectifier.
344 HISTOIRE DU DIOCÈSE
sez-vous plutôt de notre commun triomphe , » lui
répondit-elle, et elle le devança sur l'échal'aud (1).
La crainte ferme souvent les cœurs a la pitié. M. de
Saint-Agnan, chanoine de Séez, s'était retiré à Caen
à l'époque de la Terreur, chez des amis qui le cachè-
rent pendant quelque temps, Après la mort de
M. Riblier, M. de Saint-Agnan fut obligé de chercher
un autre asile , et la Providence lui ouvrit les portes
du ciel. Il fut condamné le 26 août 4794.
Le procès de M. Gombault n'est pas le seul dans
notre département où l'autorité militaire ait pris la
place des tribunaux civils. Quatre ans plus tard, le
troisième jour complémentaire de l'an VI [19 sep-
tembre 4798], le commandant de la place et du
château de Caen écrivait aux officiers municipaux
pour les informer que le conseil de guerre de la qua-
torzième division militaire et une commission spécia-
lement désignée , venaient de condamner à mort le
nommé Desromes (2), prêtre, convaincu d'émigration.
Nous ne saurions dire à quel diocèse appartenait
M. Desromes , quelles fonctions il avait remplies , ni
(1) M. A. Guillon, qui a consacré un article de son Martyro-
loge à M. Riblier, et un autre à MHe Desacres, semble ignorer
les circonstances qui les rapprochèrent. Il suppose que le
premier fut condamné par le tribunal d'A lençon, et c'est là
qu'il le fait mourir. Quant à Mlle Desacres-Guesdon (Marie-
Jeanne), il l'appelle: Delaire (Mârie-ieanne-Guesdon), veuve,
et pourtant il rappelle exactement sa profession , la ville où
elle était domiciliée. La date à laquelle il rapporte le martyre
de l'un et de l'autre est bien la date officielle. Nous le disons
à regret , cette erreur n'est pas la seule du même genre que
nous ayons constatée dans l'ouvrage de M. Guillon.
(2) Son nom est écrit Déromé sur le registre d'écrou de la
maison d'arrêt,
DE BAYEUX. 345
dans quelle classe de proscrits le rangeaient ses
opinions. La lettre du commandant de place et le
registre d'écrou de la maison d'arrêt le désignent
simplement comme étant « convaincu d'émigration. »
La liberté des cultes était proclamée depuis le 21
janvier 1795; mais le pouvoir n'en continuait pas
moins d'appliquer aux proscrits les mesures rigou-
reuses qui n'avaient pas encore été révoquées.
Un seul prêtre fut exécuté à Rouen pendant la
révolution. Originaire de Vire, il se nommait Michel-
Georges-François d'Anfernet de Bures. Il avait
parcouru pendant dix-huit mois soixante communes
du pays de Caux , sous le nom de Pierre Turpin ,
marchand de fil. Un registre dans lequel il consignait
les noms de ceux auxquels il administrait le baptême
ou le mariage , un calice dont il se servait de temps
en temps pour célébrer la messe, le dénoncèrent aux
persécuteurs; il fut mis à mort le 7 septembre 1794.
Tous les prêtres insermentés de l'ancien et du
nouveau diocèse de Bayeux , qui ont été condamnés
à mort pendant la révolution , ne furent pas jugés
dans le ressort de leur département.
Il en est un dont la Liste officielle des condamnés
rapporte le dernier domicile à la paroisse des Loges
— district de Falaise — tandis qu'en réalité il était
curé de Sainte-Marguerite-des-Loges , au diocèse de
Lisieux. Il se nommait Bénard (Pierre-Gabriel). Son
jugement porte la date du 1er juillet 1794. Il était
resté dans sa paroisse après avoir refusé le serment.
Une correspondance religieuse qu'il entretenait avec
les supérieurs légitimes le signala aux persécuteurs.
346 HISTOIRE DU DIOCÈSE
Il fut conduit à Paris et mis à mort comme « contre-
révolutionnaire (1). »
Le P. Queudeville, de l'Oratoire, était originaire
de Caen. Il avait enseigné la philosophie et la théolo-
gie avec une rare distinction dans les différents postes
que lui confièrent ses supérieurs. Plus tard , il rem-
plit le ministère pastoral dans le diocèse du Mans. A
la fin de 1793 , un de ses anciens élèves , député de
la Sarthe, auquel il avait eu l'imprudence de deman-
der des conseils , le fit arrêter pendant la nuit. — Il
fut condamné à Paris, le 22 messidor an II [10 juillet
1794], à l'âge de soixante-deux ans. Ces derniers
renseignements ont été puisés à Caen , aux archives
municipales.
Une sentence du même tribunal , en date du 13
mai 1794, avait envoyé à l'échafaud D. Mauger, ex-
curé de Wiz , c'est ainsi qu'on le désigne dans la Liste
des condamnés , et auparavant membre de l'abbaye
de Saint-Étienne de Caen. Ce n'est pas comme prêtre
réfractaire , mais comme « conspirateur » que D.
Mauger est inscrit au nombre des victimes. Après
s'être distingué dans l'enseignement par sa haute
capacité , il servit à Caen la cause du général de
Wimpfen , prit part à l'insurrection normande du
fédéralisme, et partagea le sort des vaincus. Il ne
doit pas être confondu avec ceux qui précèdent; ce-
(1) La tradition raconte qu'un autre ecclésiastique, M. Le-
françois , après avoir desservi quelque temps la paroisse de
Sainte-Marguerite-des-Loges , fut assassiné dans le bois de la
llaitre, à huit kilomètres de Lisieux; mais sur ce point les
renseignements sont assez vagues, et l'individualité de M. Le-
francois reste au moins indécise,
DE BAYEUX. 347
pendant nous croyons pouvoir affirmer qu'il est mort
dans la foi de l'Église catholique.
On ne peut en dire autant de M. Bellœil , curé
de Colleville-sur-Mer. On s'est trompé, évidemment,
en le mettant au nombre des martyrs. M. Bellœil
avait été interdit par Mgr de Cheylus de toute fonc-
tion curiale. Réintégré par M. Fauchet, qui fit à cette
occasion le voyage de Colleville, il fut condamné à
mort comme « contre-révolutionnaire. » Il avait écrit
plusieurs brochures contre ses paroissiens. A l'en
croire , ses adversaires sont des aristocrates , et lui-
même , un patriote calomnié. — Ceci se passait en
1793.
Quelque longue que soit cette liste funèbre, il nous
serait facile de la grossir. Si nous voulions grouper
ici tous les ecclésiastiques que leur naissance , ou un
séjour plus ou moins prolongé, rattachait au diocèse,
de Bayeux et qui allèrent porter ailleurs leur tête sur
l'échafaud , nous pourrions encore citer quelques
noms. Mais pour ceux-là les renseignements de pre-
mière source nous manquent; nous nous exposerions
à copier des erreurs. Il faudrait surtout connaître le
véritable motif pour lequel ils furent mis à mort ;
autrement , nous venons d'en donner la preuve , on
s'expose à confondre les martyrs avec les ennemis
de la foi. Quand on parcourt la Liste générale des
condamnés , on peut se convaincre que la même
qualification — celle de conspirateur ou de contre-
révolutionnaire — est quelquefois appliquée à des
individus dont il n'est permis de confondre ni les
opinions politiques ni les croyances religieuses. Voilà
348 HISTOIRE DU DIOCÈSE
pourquoi nous avons cru devoir circonscrire nos re-
cherches, et ne nous occuper que des ecclésiastiques
sur la vie et la mort desquels on ne peut élever aucun
soupçon.
Enfin, l'ouvrage qui a pour titre : Les Martyrs de la
foi pendant la révolution française (1), cite comme
ayant porté leur tête sur l'échafaud, M. Mondet, curé
de Saint-Jean-des-Bois , au doyenné de Condé-sur-
Noireau, et M. Gallot, chanoine prébende de se-
conde classe dans la cathédrale de Lisieux. Le premier
aurait été condamné par le tribunal criminel de Caen,
le 17 pluviôse an II [5 février 4794] ; l'autre , le 6
germinal [26 mars] de la même année. Tous les deux,
s'il faut en croire les biographes, subirent l'exécution
vingt-quatre heures après le jugement. Une exquise
bienveillance nous a permis de contrôler ces détails
aux archives de la cour impériale de Caen, et de réta-
blir la vérité sur ce point. Acquitté le 23 novembre
1792, mais retenu par mesure d'ordre, M. Gallot fut
enfin condamné à la réclusion le 6 germinal an II.
M. Mondet , curé réfractaire de Saint-Jean-des-Bois ,
fut condamné à la réclusion le 17 pluviôse an II, et
enfermé à Caen, dans l'ancien couvent des Carmes.
Assez de sang précieux a coulé sur l'échafaud ; nous
sommes en garde contre les omissions ; nous craignons
encore plus les erreurs.
(1) Par M. l'abbé A. Guillon.
DE BAYEUX. 349
«"YYYY YYYY7T~5 Y YY YYYYYYYYYYYY YY YYYY YYY*
CHAPITRE XXIV.
Suite de la persécution. — Prêtres du diocèse de Bayeux mis
à mort par la garde territoriale — assassinés par des malfai-
teurs.—Prêtres constitutionnels victimes de la réaction. —
Rigueurs de la détention.— Prêtres détenus à Rochefort ; —
dans l'île de Ré.
Pendant plusieurs années, de petites troupes de
soldats appelées tantôt « colonnes mobiles , » tantôt
« gardes territoriales, » sillonnèrent le pays. Ces
troupes , dont la résidence était au district , ran-
çonnaient et pillaient les habitants. Conduites par un
officier républicain, elles tuaient sans jugement ceux
qui leur étaient dénoncés, ou les faisaient condamner
par une commission militaire. Plusieurs ecclésiasti-
ques, surpris ainsi dans l'exercice de leurs fonctions
ou arrachés de leur retraite, furent immédiatement
mis a mort. Quelquefois une troupe d'assassins, sans
aucune autorité légale, s'emparait d'un prêtre et le
massacrait.
350 HISTOIRE DU DIOCÈSE
prêtres Après la dispersion des ordres religieux, un moine
mis à mort x °
par les colonnes de l'abbaye de Barbery, s'était réfugié à Fontenay-le-
mobiles
ou assassinés Marmion , dans une ferme qui dépendait autrefois de
par
des malfaiteurs, son monastère ; il s'appelait D. Granderye. De temps
en temps le fermier, qui avait bien voulu lui donner
asile , lui permettait de célébrer la messe dans un
petit oratoire ; on y convoquait discrètement les per-
sonnes pieuses des environs ; plus d'un nouveau-né y
reçut le saint baptême. Revêtu de l'habit de son ordre,
qu'il n'avait pas voulu quitter, D. Granderye resta
donc caché dans les combles de la métairie jusqu'au
mois d'août 1794. Cependant le bruit s'était répandu
aux environs, que la ferme donnait asile à un moine
de Barbery. Les républicains des paroisses voisines y
arrivèrent, un dimanche matin, au nombre de vingt-
un. Le fermier était absent, l'épouvante avait dispersé
les domestiques ; le moine fut bientôt découvert. On
imaginerait difficilement la cruauté avec laquelle le
traitèrent ses bourreaux. Après l'avoir blessé à la
jambe d'un coup de fusil, ils le saisirent; le jetèrent
hors de la crèche, dans laquelle ils le trouvèrent caché
sous la paille ; l'un d'eux lui fracassa l'épaule avec la
crosse de son arme ; puis ils le suspendirent dans la
cheminée de la cuisine, allumèrent du bois dans le
foyer, et y mêlèrent de la paille, afin de produire une
fumée plus épaisse. La douce sérénité avec laquelle
D . Granderye supportait ces tortures ne se démentit pas
un seul instant. On l'entendit plusieurs fois s'écrier :
« SaintBernard, priez pour moi ; » ce fut la seule plainte
que lui arracha la douleur. Tandis que la victime ago-
nisait, les brigands s'étaient mis à table, et célébraient
DE BAYEUX. 351
leur triomphe par une orgie. Avant de quitter la ferme,
ils détachèrent le cadavre , et le jetèrent en passant
dans la grange des dixmes : cette scène dura une demi-
heure environ. Cependant les malfaiteurs s'étaient
éloignés. L'un d'eux aperçoit à quelque distance une
petite statue de la très-sainte Vierge , placée dans le
creux d'un orme ; c'était celui qui , d'un coup de
crosse , avait cassé le bras de la victime. Il ajuste
l'image et tire ; le fusil lui éclate dans la main ; six
jours après , il était mort. Son frère , l'un des assas-
sins , se convertit ; il raconta tout ce qui précède à
l'auteur du récit que nous venons d'abréger, et celui-ci
« le relata sous sa dictée. »
D. Granderye ne fut point inhumé dans le cime-
tière de la paroisse. Le fermier le déposa dans le
jardin de sa métairie. On a vu souvent celui des bour-
reaux que le repentir avait touché, venir y prier sur
sa tombe (1).
A ce drame émouvant vont succéder quelques
renseignements plus concis. Quelques-uns des ecclé-
siastiques dont il nous faudrait maintenant raconter
la mort , l'ont subie sans appareil , la plupart sans
autres témoins que leurs bourreaux, et pour plusieurs
d'entre eux il est même impossible d'en préciser l'épo-
(1) L'auteur de ce récit met l'assassinat de D. Granderye
sur le compte des chouans ; mais tout le monde sait que les
chouans ne brûlaient pas les prêtres catholiques. Ce qui est
moins connu , c'est qu'à une certaine époque , le titre de
chouan et celui de chauffeur devinrent le nom générique sous
lequel on désignait dans les villages de la Basse-Normandie,
tous ceux qui avaient inquiété le pays durant les troubles ,
quelle que fût la couleur de leur drapeau.
352 HISTOIRE DU DIOCÈSE
que. Il faut donc nous borner à une simple nomencla-
ture ; la vérité suffit à nos lecteurs.
M. Piquenard, originaire de Tallevende — doyenné
du Val-de-Vire; autrefois, diocèse de Coutances. — La
tradition nous apprend qu'il était engagé dans les
ordres , mais qu'il n'avait pas encore reçu le sacer-
doce. Surpris dans la paroisse de Saint-Manvieu ,
tandis qu'il travaillait aux champs , il fut conduit à
Vire, et fusillé, en 1795, sur la place du Château (1).
Il chantait en allant au supplice , les litanies de la
très-sainte Vierge.
Au mois de novembre de la même année, M. Vallée,
curé de Rully — doyenné de Vire — est assassiné dans
sa paroisse, où son dévouement avait fait des pro-
diges. Les malfaiteurs avaient à leur tête un prêtre
apostat, à l'éducation duquel M. Vallée avait concouru
par ses bienfaits. L'intrépide M. Le Herquer, curé de
Claire-Fougère , dont nous raconterons bientôt les
travaux et les dangers , vint pendant la nuit réciter
l'office des morts auprès de son cadavre.
M. Angot , demeurant à Loucelles — doyenné de
Fontenay — était par ses bienfaits la providence du
pays. Ce n'est pas , comme on l'a dit ailleurs , « une
colonne mobile » qui le mit à mort. Des assassins,
dont le nom est maudit dans toute la contrée, l'arra-
chèrent de sa demeure en 1795, et l'entraînèrent
jusqu'à Ducy-Sainte-Marguerite , où il tomba sous
(1) Histoire de la chouannerie, par Richard Seguin. —
M. Seguin a recueilli sur cette triste époque beaucoup de
faits intéressants. Quand nous ne le suivons pas pour les
dates, c'est qu'il se trouve contredit par des pièces officielles.
DE BAYEUX. 353
leurs coups. Les habitants de Loucelles allèrent
à Ducy-Sainte-Marguerite chercher le cadavre de
M. Angot, et l'inhumèrent clans leur église.
Au mois de mai 1795, un prêtre, que l'on nous
désigne sous le nom de M. Dumesnil, offrait secrè-
tement le saint sacrifice dans la paroisse de Fontenay-
le-Marmion. Une troupe de républicains se présente,
le prêtre obtient d'eux qu'ils lui laissent le temps de
communier. La messe terminée, ils l'emmènent au-
delà d'Étavaux , le percent de leurs balles, sur les
bords de l'Orne , et jettent son cadavre dans la ri-
vière. De retour à Fontenay, ils détruisirent le cal-
vaire, et firent un feu de joie avec ses débris.
Nous arrivons à l'année 1796. Le règne de la
Terreur est passé , et pourtant , autour de nous , le
nombre des victimes ne diminue pas.
M. Tablet, curé de la Lande Tatry — doyenné de
Condé-sur-Noireau — était allé purifier le cimetière
de sa paroisse , où les chouans et les républicains
s'étaient rencontrés. 11 fut surpris par la colonne
mobile de Domfront , dont le chef le fit mettre à
mort [1796]. La même année , M. Oblin, de la
paroisse de Lassy — doyenné de Vire — est éventré
à coups de baïonnettes , au moment où il venait de
célébrer un mariage.
Depuis le commencement de la persécution ,
M. Vallée, curé de Saint-Quentin-des-Chardonnetles
— doyenné de Condé-sur-Noireau —avait administré
les secours religieux dans sa paroisse et aux envi-
rons. Le 13 avril 1796, il fut surpris et fusillé dans
le cimetière de Moncy, par la garde mobile. Avec
23
354 HISTOIRE DU DIOCÈSE
lui périrent, le même jour, M. Dumont, curé de
Cambremer, que l'on fusilla sur son cadavre , et
M.LEPETiT,ordinand, originaire, comme M. Dumont,
de la paroisse de Saint-Quentin.
M. Malherbe avait été vicaire de Saint-Clair-de-
Halouze — doyenné de Condé-sur-Noireau. — Richard
Seguin fixe sa mort au mois de mai 1796. Les débris
de son corps, lacéré a coups de sabre et de baïon-
nettes, furent pieusement recueillis par sa sœur, et
inhumés dans le cimetière de !a Lande-Patry. On n'a
pu recueillir aucun détail sur ses derniers moments.
Nous avons quelques raisons1 de rapporter à peu
près à la même époque la mort de M. Guezet, de
Saint-Aubin-des-Bois , mais nous manquons à cet
égard de date précise. Il fut mis à mort par la garde
mobile , comme il traversait la paroisse de Sept-
Frères pour se rendre auprès d'un mourant. Il
en est de même de M. Moulin , ancien vicaire du
Fresne — doyenné de Condé-sur-Noireau.— Un jour
qu'il rentrait chez lui, après avoir porté à un malade
les secours de la religion , il confessa la foi , et fut
tué par des soldats , auprès d'un bourbier dans
lequel ils plongèrent son cadavre.
Enfin , il y eut des prêtres qui confessèrent la foi
au péril de leur vie, et ne durent leur salut qu'à des
circonstances indépendantes de leur volonté. Parmi
eux, on nous signale M. Roulland, curé de Bau-
quay — doyenné d'Évrecy. — Retiré à Carville, il
s'était caché dans le bois de la Malherbière ; de là,
il se rendait secrètement à une chapelle située dans
les environs, les jours où il croyait pouvoir célébrer
DE BAYEUX. 355
le saint sacrifice. On le surprend , on l'arrête , on le
conduit à Carville ; le tocsin convoque la foule ; le
prêtre comprend qu'il va mourir. Pendant qu'il se
confessait au curé constitutionnel , survint un autre
prêtre assermenté, originaire de Carville, et attaché
en qualité de vicaire à une paroisse de la Manche.
A sa prière, on consentit à différer l'exécution. Alors,
pour que rien ne manquât à cette scène païenne, on
conduisit le patient dans un lieu de prostitution , et
on l'y tint enfermé pendant la nuit. Le lendemain, il
fut transféré à Vire, où les magistrats le firent mettre
en liberté.
Plusieurs prêtres constitutionnels furent, dans Prêtres
constitutionnels
notre pays, victimes de la réaction ; des deux côtés, victimes
i • i rn u 11 île la réactiou.
on commit des crimes. La mort de Stofflet et celle de
Charrette, — qui succombèrent l'un et l'autre au com-
mencement de l'année 1796, — avaient terminé la
guerre de la Vendée; mais la pacification des esprits
devait longtemps se faire attendre. Les chouans
continuaient la lutte, et les prêtres qui avaient donné
des gages à la révolution leur étaient particulière-
ment odieux. Le lundi de Pâques [1796], M. l'abbé
Hébert, prêtre constitutionnel, vicaire du Tronquay,
remplissait à l'église les fonctions de son ministère.
11 était accusé, par le bruit public, d'avoir dénoncé
un émigré en rupture de ban , c'est-à-dire, de l'avoir
envoyé à l'échafaud. Les chouans, s'étant emparés
de sa personne, le conduisirent sous l'if du cime-
tière, où il fut mis à mort. Quelques jours après, on
arrêta la bande ; elle fut amenée à Bayeux , où le
général Darbazan la fit passer par les armes.
356 HISTOIRE DU DIOCÈSE
Viennent ensuite :
M. Denis, curé de la deuxième portion de Saint-
Georges-d'Àunay ; M. Dubosq, curé de la première
portion — même paroisse. — M. Denis était allé pas-
ser la nuit chez son collègue. Ces deux ecclésiasti-
ques, qui avaient prêté serment à la constitution,
devaient, le lendemain, se rendre à Bayeux pour le
rétracter. Vers onze heures du soir, les assassins
envahirent le presbytère , emmenèrent les deux
prêtres sur la route de Villers-Bocage , et les mirent
à mort. M. Denis fut tué d'un coup de fusil ; M. Du-
bosq avait reçu sept coups de sabre [1796].
Citons encore M. Marais, curé constitutionnel de
Saint-Jean de Livet , arraché de son domicile, dans
la nuit du 24 février 1795, et conduit dans le bois
de la Haître, où les chouans le fusillèrent.
Rigueurs II ne fau t pas oublier qu'à une certaine époque,
de la détention , , , „ . , , . . ,
dans îe calvados, les tortures de la faim n étaient pas moins redou-
tables pour les détenus que le glaive du bourreau,
ou les balles des colonnes mobiles.
Une partie des prêtres que la loi exemptait de la
déportation , à raison de leur âge ou de leurs infir-
mités, étaient reclus à Caen au couvent des Carmes.
Deux fois le concierge leur avait déclaré qu'il lui était
impossible de les nourrir. Le 24 avril 1796, dix-huit
détenus exposèrent leur situation aux administrateurs
du Calvados, leur demandant « des vivres ou des
passeports.» Le 21 août de la même année, deux
vieillards presque octogénaires, l'abbé FERAYetlVibbé
Renoue, adressent leurs plaintes à l'administration
municipale; ils font appel à sa v< sensibilité; » ils lui
DE BAYEUX. 357
apprennent que, « depuis plusieurs jours, » la ration
de pain qui les nourrit ne leur a pas été délivrée. —
Veut-on savoir ce que l'on opposait à ces détails
navrants? On reconnaissait en principe que « l'huma-
nité » faisait un devoir de ne pas laisser souffrir la
vieillesse ; mais les différentes administrations se récu-
saient, et le ministre se contentait de défendre que,
le concierge fût chargé de la nourriture des prêtres
reclus.
La loi du 26 août 1792 condamnait à la dépor- Première
déportation.
tation tous les ecclésiastiques insermentés qui, dans
le délai de quinze jours , n'auraient pas quitté la
France. Ce délai une fois expiré, le directoire de
chaque district devait les faire arrêter et conduire,
de brigade en brigade , aux ports de mer les plus
voisins. Pour différentes raisons, dont nous n'avons
pas à nous occuper, le décret du 26 août ne fut pas
immédiatement exécuté. Quelques-uns de ceux aux-
quels il était applicable échappèrent d'abord aux
poursuites, et cherchèrent les moyens d'exercer se-
crètement les fonctions du saint ministère ; d'autres
furent détenus jusqu'au moment de leur déportation.
Cependant, le 18 mars, le 23 avril et le 21 octobre
1793, de nouvelles lois, plus cruelles les unes que
les autres , étaient venues grossir le -nombre des
proscrits; et, dans l'hiver qui suivit, les départs
commencèrent. Les prêtres normands furent dirigés
vers Rochefort, et de là entassés sur les vaisseaux
de l'État, ou dans les citadelles voisines: à l'île
d'Aix, à Port-des-Barques , à l'île Madame. Nous ne
rappellerons pas les traitements rigoureux auxquels
358 HISTOIRE DU DIOCÈSE
les détenus furent condamnés sur les pontons ; ces
détails appartiennent à l'histoire générale. Disons
seulement qu'au bout de six mois, cinq cents environ
avaient succombé (1). Tous les jours, trois ou quatre
d'entre eux étaient inhumés à l'île d'Aix par leurs
confrères , sans aucun appareil ; toute espèce de
prière était interdite ; les soldats maltraitaient qui-
conque osait désobéir. Après le 9 thermidor, les
bourreaux se relâchèrent de leur cruauté. Un pro-
consul, envoyé à la Rochelle par le gouvernement,
reçut la requête des victimes, le 20 décembre 4 794.
On les mit en liberté dans les premiers jours de
février 1795.
seconde Deux ans s'étaient écoulés; les haines semblaient
déportation. . . .
assoupies, et 1 on commençait a concevoir de vagues
espérances. La crise politique qui éclata le 18 fruc-
tidor les fit évanouir. Le lendemain , 5 septembre
1797, une loi autorisa le Directoire à déporter les
prêtres qui troubleraient la tranquillité publique.
Sous ce prétexte, les tribunaux s'empressèrent d'en-
voyer à Rochefort tous les ecclésiastiques dénoncés
comme suspects. De là, ils devaient être transportés
à la Guyane, Cependant, les Anglais ayant capturé
sur l'océan plusieurs des vaisseaux qui emmenaient
les proscrits , le Directoire suspendit la déporta-
tion. L'île de Ré et l'île d'Oléron reçurent provisoi-
rement le surplus des condamnés. On pense main-
tenant à la Rochelle que le nombre des prêtres
(1) c Qu'on prenne quatre cents chiens, disait un médecin
après avoir visité ces cloaques, qu'on les enferme ici pendant
une nuit, on les trouvera morts ou atteints de la rage, »
DE BAYEUX. 359
déportés, depuis 1794 jusqu'en 1801, s'élèverait
environ à trois mille.
Est-il possible d'établir une liste exacte et com-
plète de tous les ecclésiastiques qui furent atteints
par la loi de déportation? M. l'abbé Manseau , curé
de Saint-Nazaire et de l'île Madame , s'est senti le
courage de l'entreprendre. En ce qui concerne le
diocèse de Baveux , il a divisé sa liste en trois par-
ties. La première comprend les prêtres qui mou-
rurent sur les pontons et furent inhumés soit à l'île
d'Aix, soit à l'île Madame, en 1794 et 1795. Viennent
ensuite les prêtres détenus à l'île de Ré , en 1797,
et dont une partie fut, l'année suivante, transférée
à Cayenne; en tout vingt-cinq victimes (1).
Ici , il faut bien en convenir, l'exactitude mathé-
matique est un point idéal auquel nul ne saurait
atteindre. A l'époque où furent recueillies les pre-
mières listes , les noms de lieu et de personnes
étaient relevés trop légèrement pour qu'il ne s'y
soit pas glisse quelques erreurs. Tel y est désigné
comme ayant subi la déportation , qui fut assassiné
au moment de quitter la France. Un prêtre français,
qui s'était marié en Angleterre , se trouvait à Paris
quand son nom parut dans un de ces catalogues ; et
il fut très-étonné de s'y voir inscrit au rang des mar-
tyrs. En un mot, les renseignements sont quelque-
fois inexacts , plus souvent encore douteux, vagues,
incomplets. Ouvriers de la dernière heure, nous
sera-t-il permis d'arriver au but, à travers tant d'ob-
(1) Voir la Semaine religieuse du diocèse de Bayeux , 26
septembre 1869.
Liste
des déportés.
360 HISTOIRE DU DIOCÈSE
stades? Nous faisons les vœux les plus ardents pour
que M. le curé de Saint- Nazaire réussisse à les
écarter.
Noire tâche, à nous, était moins périlleuse ; les
ressources du moins ne nous ont pas manqué. Les
archives de la préfecture du Calvados, où nous avons
puisé, grâce au concours de M. l'archiviste, de pré-
cieux renseignements ; le registre d'écrou de la prison
de Caen, les archives du Tribunal criminel, que M. le
premier Président a bien voulu nous ouvrir; un re-
gistre de J'évêché de Bayeux, rédigé peu de temps
après la restauration du culte ; les indications que
nous a fournies , avec un zèle vraiment fraternel , le
clergé du diocèse, nous n'avons rien négligé, et
cependant, hâtons-nous de le dire, le succès n'a
pas toujours répondu à nos efforts.
Depuis l'an 1794 [an II] jusqu'à l'an 1797 [an VI],
on trouve, dans les archives du Tribunal criminel de
Caen, six ecclésiastiques condamnés à la déportation.
Cette liste embrasse donc les deux époques que nous
avons esquissées plus haut. La première comprend :
Courbin (Etienne), ci- devant curé d'Éterville —
doyenné de Maltot — âgé de 37 ans , condamné
comme réfractaire, le 5 germinal an II.
Ruelle (Pierre-Gabriel), prêtre réfractaire, origi-
naire de Montchamp, près Vire, âgé de 37 ans, con-
damné le 1G pluviôse an II.
Si nous consultons la liste de M. l'abbé Manseau ,
nous verrons qu'effectivement ces deux prêtres ont
subi la condamnation prononcée contre eux. Le
premier mourut au Fort-Vaseux à l'âge de 37 ans ;
DE BAYEUX. 361
— on n'indique point la date de sa mort. — Le second
mourut à Saintes, le 6 mars 1795, âgé de 40 ans.
Dans la seconde série il faut placer :
Collette (Jean-Baptiste), ex-curé d'Amayé-sur-
Seulles — doyenné de Maltot, — 65 ans.
Carrel (Guillaume), ex-curé des Loges — doyenné
de Villers.— Nous n'avons pas trouvé son âge.
Hue (Nicolas-Cyprien), diacre, d'Amayé-sur-Seulles
— 31 ans.
Richehomme (Richard) , ex-curé de Bazenville —
doyenné de Creully, — 65 ans.
Ceux-ci furent condamnés à la déportation le 6
vendémiaire an VI [1797].
Que sont devenus ces ecclésiastiques après l'arrêt
qui les frappa? On les chercherait en vain sur les
listes de la Rochelle ; mais nous les trouvons inscrits
dans le registre de l'évêché de Bayeux (État du clergé
en 1805), et celui-ci lève toute incertitude. A cette
époque , ils étaient revenus d'Angleterre , où ils
trouvèrent l'hospitalité pendant les mauvais jours;
M. Richehomme et M. Carrel reprirent l'un et l'autre
dans le diocèse la paroisse qu'ils desservaient avant
la révolution (1). Donc, il faut choisir : ou bien ils
figuraient parmi les déportés envoyés à Cayenne,
qui furent délivrés par une flotte anglaise ; ou bien,
s'élanl fait exempter, par un moyen quelconque, de la
déportation, ils avaient cherché leur salut dans l'exil.
(1) On lit dans le Registre de l'évêché de Bayeux qu'ils se
sont déportés (et non exilés), ceux-ci en Angleterre, d'autres
en Allemagne, d'autres en Italie. Cette façon de parler, qui
n'est pas exacte, avait prévalu à l'époque de la Terreur.
362 HISTOIRE DU DIOCÈSE
Quelque opinion que l'on adopte , il est deux
points que nous croyons devoir établir.
Tous ceux qui ont été condamnés à la déportation,
ne l'ont pas subie. Réciproquement, il en est qui
l'ont subie, sans passer par les formalités de la pro-
cédure criminelle.
Un conflit de juridiction, dont il est impossible de
préciser ladurée, s'étaitélevé à Caen, entre leTribunal
criminel et le Directoire du Calvados. Un certain nombre
de prêtres , détenus soit aux Carmes , soit au Bon-
Sauveur, avaient adressé au Directoire des certificats,
en vue d'établir que la loi concernant la déportation
ne leur était pas applicable. Le 5 septembre 1794,
l'administration départementale nommadeux officiers
de santé pour contrôler l'exactitude des certificats.
Les réclamants étaient au nombre de dix-sept. Après
la visite , le Directoire en exempta trois, et renvoya
les autres devant le Tribunal criminel , auquel il
enjoignait, en même temps, de les expédier sur
Rochefort (I). On serait bien, tenté, sans aucun
doute, de regarder cette injonction comme défini-
tive, et pourtant on commettrait une erreur. Le
premier sur la liste, M. àmiaud, chanoine de Bayeux,
réussit à se faire exempter. Pour lui, la déportation
fut changée en réclusion , le 9 brumaire an III
[1794]. Nous pourrions en citer d'autres qui obtin-
rent la même faveur.
En l'année 1801, le général Dugua, préfet du
(1) V. aux Pièces justificatives, p. 55: Prêtres déportés,
une note très-curieuse sur les rapports du Directoire avec le
Tribunal criminel , à propos de la déportation.
DE BAYEUX. 363
Calvados, résumant d'un seul mot les tiraillements
de cette douloureuse époque , partageait en deux
classes les ecclésiastiques qui étaient encore sujets a
la déportation. « Les uns, écrivait-il (1), ne l'ont pas
subie, parce qu'ils ont trouvé le moyen de s'y sous-
traire; d'autres, parce qu'on ne les a pas crus capa-
bles de la supporter. » — Donc , il ne suffit pas de
citer les jugements qui les condamnent , il faudrait
encore savoir si l'on n'a point eu quelque motif pour
y déroger.
Réciproquement, disions-nous tout à l'heure, il est
des prêtres qui ont subi la déportation , sans avoir
passé par les formalités de la procédure criminelle.
M. Hébert, curé de Saint-Gilles de Caen, raconte,
dans ses Notes manuscrites, que M. l'abbé Jenvrin,
ordonné prêtre en 1795, fut arrêté à Caen et mis en
prison au mois de septembre 1797. Après une déten-
tion dont nous ignorons la durée , on lui annonça
qu'il allait être déporté a la Guyane, et qu'il fallait
partir à l'heure même. Il ne comparut devant aucun
tribunal. L'inspecteur de la prison , qui lui signifia
son départ, lui refusa le temps nécessaire pour
prendre chez un correspondant l'argent que lui en-
voyait sa famille. On lui avait fait craindre les déserts
de la Guyane , mais ce fut à l'île de Ré qu'on le dé-
porta (2). Logé sous les combles , dans la citadelle
(1) Lettre du général Dugua au sous-préfet de Falaise ; 14
février 1801.
(2) Ces détails sont extraits d'une lettre écrite le 3 décem-
bre 1829, par M. Jenvrin, curé de Bretteville-la-Pavée, à
M. l'abbé Hébert, alors curé de Saint-Gilles de Caen.
364 HISTOIRE DU DIOCÈSE
de Saint-Martin , dévoré par la vermine , il y con-
tracta des infirmités dont il souffrit jusqu'à la mort.
Qu'elle était édifiante la vie de ces saints prêtres,
qui pouvaient dire comme saint Paul : « Je meurs
tous les jours. » Les rigueurs qu'ils enduraient ne
lassèrent jamais leur patience. Quand ils cessaient
de prier , c'était pour s'entretenir des sciences
ecclésiastiques. Les plus instruits faisaient à leurs
confrères des conférences sur l'Écriture sainte;
quelques-uns leur prêchaient des retraites. Ils eurent
même la joie de voir rentrer dans le sein de l'Église
quelques prêtres schismatiques, auxquels la révolu-
tion avait fait partager leur sort. Cet état de choses
se prolongea jusqu'à la chute du Directoire.
On a trop longtemps oublié ces prêtres vénérables;
s'ils n'ont pas, comme tant d'autres , « résisté jus-
qu'au sang, » ils ont rendu à leur croyance le même
témoignage. Les précieux ossements d'un grand
nombre d'entre eux gisaient sans honneur à l'em-
bouchure de la Charente ; c'est à peine si un pli de
terrain indiquait leur sépulture à la piété du voya-
geur. Nous apprenons avec joie qu'on leur construit
un modeste sanctuaire, à l'ombre duquel ils repose-
ront un jour.
Les droits de la vérité sont imprescriptibles ; dès
qu'on la découvre, elle s'impose; malheureusement,
elle se dérobe aussi quelquefois. Assez longtemps
nous avions fait appel à tous ceux qui la cherchent,
et en particulier à ceux qu'intéresse l'histoire locale.
DE BAYEUX. 3G5
De toute part, on nous pressait d'en iinir; aujour-
d'hui , on nous reprochera peut-être d'avoir voulu
finir trop tôt. La question sur laquelle nous sommes
en défaut, est une de celles que nous avons le plus
étudiée ; notre martyrologe est incomplet. Nous
avons omis deux victimes, deux frères, prêtres l'un
et l'autre, qui périrent aux Carmes en 1792. Ils se
nommaient Olivier Le Febvre et Pierre-Paul Le p^re-Paui et
Olivier Le Febvre,
Febvbe. Le catalogue de M. Guillon désigne le pre- mai>lJis
aux Carmes.
mier comme appartenant au diocèse de Paris ; le
second y est passé sous silence ; nous ne connais-
sons aucun nécrologe qui ait rectifié cette erreur.
Aujourd'hui, nous savons qu'Olivier et Pierre-Paul
Le Febvre appartenaient à une famille normande ,
dont le père demeurait àSoliers — officialité de Caen
— doyenné de Vaucelles. — La famille se composait
de huit enfants. Cinq d'entre eux s'étaient voués au
sacerdoce ; une de leurs sœurs était religieuse. L'aîné
mourut empoisonné par accident au séminaire des
Eudistes. Après lui, venaient Pierre-Paul et Olivier;
le premier, curé de Vacognes , dans le diocèse de
Bayeux ; le second, directeur du monastère des dames
de la Miséricorde , à Paris. Un autre , appelé Jean-
Baptiste, chapelain de l'hospice des Incurables, se
trouvait aux Carmes, le jour du massacre, avec ses
deux frères, Pierre-Paul et Olivier. Après avoir reçu
leurs adieux , il prit la fuite et vint à Caen annoncer
à son frère Jean-François qu'ils avaient dans le ciel
deux nouveaux protecteurs. Bientôt après, il s'exila
lui-même et mourut à Klagenfurt, en Carinthie.
Dépositaire de cette sainte tradition, Jean-François
366 HISTOIRE DU DIOCÈSE
Le Febvre la recueillit avec respect et ne l'a pas lais-
sée périr. Il l'a communiquée a sa nièce, la fille de
sa sœur Françoise , et c'est par elle que le souvenir
des deux victimes s'est perpétué dans la paroisse de
Soliers, où il est encore vivant (1 ).
A l'époque où Mgr l'archevêque de Paris fit inscrire
le nom des martyrs du 2 septembre dans l'église des
Carmes, celui de Pierre-Paul fut. rejeté ; la preuve
testimoniale parut insuffisante ; on lui opposa le
silence de Yécrozt. Ce système est discuté dans
nos Pièces justificatives ; nous en appelons à nos
lecteurs (2).
(1) V. Pièces justificatives, Note xxvm , des détails précis
sur la manière dont cette tradition s'est conservée.
(2) M. Lidehard . propriétaire à Soliers, et que des souve-
nirs précieux rattachent à la famille Le Febvre, a obtenu de
Msr Hugonin, évoque de Bayeux , la permission de placer,
dans le sanctuaire de l'église paroissiale, le nom de ces héros
de la foi. On lit au pied de la plaque commémorative :
MARTYRIBUS POSUIT LIDEHARD VOTUMQUE REPEND1T.
1870.
Désormais , le monument appuiera la légende ; c'est une
pensée à laquelle on ne peut trop applaudir.
DE BAYEUX. 367
CHAPTIRE XXV.
Culte de la Raison et de l'Être suprême dans les différentes
villes du département. — Discours du représentant Laplan-
che, dans l'église Notre-Dame de Caen. — Culte pseudo-
catholique à Falaise. — On dépouille toutes les églises. —
Indifférence des populations pour les fêtes décadaires. —
Hôpitaux. — Bureaux de charité. — Comités de bienfai-
sance.— Les séculières remplacent les religieuses.
La Convention avait déclaré, le 7 novembre 4793, cuite
de la Raison.
que le culte de la Raison serait désormais la religion
nationale, et l'on s'empressa de l'inaugurer dans les
départements. Au mois de mars 1794, la cathédrale
de Bayeux fut choisie pour temple de la Raison.
La statue de la Foi, que l'on voit encore aujourd'hui
sur le couronnement de la chaire , reçut un bonnet
rouge, orné de la cocarde nationale. A la croix, qu'elle
tenait dans sa main , on substitua une pique, à l'ex-
trémité de laquelle était suspendue une longue
flamme tricolore. On érigea un autel dans la nef,
368 HISTOIRE DU DIOCÈSE
contre l'ancien jubé. Jean-Jacques Rousseau , cou-
ronné de lierre , entouré d'orangers, Le Pelletier de
Saint-Fargeau, Brutus et Marat prirent la place des
saints, autour de l'autel. Quelque temps après, un
immense cortège se déployait dans les rues de la cité.
A la suite de la garde nationale et des sociétés po-
pulaires, on vit paraître plusieurs groupes allégori-
ques qui représentaient les différents âges de la vie;
des jeunes gens, portant des arbres auxquels étaient
suspendus des rubans et des fleurs ; des vieillards,
choisis parmi ceux dont la chevelure et le visage de-
vaient inspirer le respect ; des soldats en convales-
cence, qui promettaient de se sacrifier encore pour
la patrie. Un char mythologique traînait la déesse.
Drapée dans un manteau bleu , armée d'une pique,
et coiffée d'un bonnet phrygien, elle foulait sous ses
pieds la croix , l'ostensoir, une mitre épiscopale , le
sceptre et la main de justice. Des enfants, travestis
en génies, lui présentaient des fleurs ou en jetaient
sous ses pas; à sa suite venait une charme, traînée
par des bœufs ; les autorités fermaient la marche.
La déesse se dirigea vers la cathédrale , et fut enfin
placée sur l'autel. A l'entour, on déposa respectueu-
sement des pierres recueillies a Paris , après la dé-
molition de la Bastille, et sur lesquelles on avait fait
graver les Droits de V homme.
La Raison avait donc détrôné la Foi. Ce qu'elle
inaugura dans son délire se conçoit à peine. Du
temps où la cathédrale était encore desservie par-
le clergé constitutionnel , des orgies scandaleuses
avaient déjà souillé l'église : on avait abattu les sta-
DE BAYEUX. 369
tues , déchiré les tableaux , insulté le crucifix ; on
avait ignominieusement mutilé sa face à coups de ta-
lons de bottes ; mais ces atrocités pouvaient en-
core être mises sur le compte de quelques individus
que l'impiété avait rendus furieux. A partir du mo-
ment où le culte chrétien fut banni de la maison de
Dieu , la multitude y commit légalement toute sorte
d'excès. On y exécuta des rondes , au chant de la
Carmagnole ; un bal y fut donné, en plein jour, avec
une grande solennité ; on y appela des comédiens, et
l'on y joua des pièces de circonstance , sur la de-
mande de la société populaire. Enfin , ajoutons que,
de temps en temps, les lois y étaient promulguées ;
on montait au jubé pour la célébration des mariages;
quelquefois on y prononçait des discours.
Robespierre méprisait ces odieuses saturnales. En cuitederit
mai 1794, il proclama l'existence de Dieu et l'immor- t^y™*.
talité de l'âme. Les sections de Paris vinrent tour à
tour à la barre de la Convention , remercier la Mon-
tagne « d'avoir contraint le monstre de l'athéisme à
rentrer dans les ténèbres. » Le nom de FÊtre-Su-
prême remplaça donc sur les portes de la cathédrale
celui de la Raison ; une fête y fut célébrée, dans la-
quelle on préconisa les vertus de Robespierre. Toute-
fois, gardons-nous de penser que le régime commen-
çât à s'adoucir. Il est vrai qu'en mai 1794 la liberté
des cultes avait été maintenue par la Convention ;
mais, au mépris de ces déclarations, le sang le plus
pur coulait à grands flots, et on touchait au paroxis-
me de la Terreur.
Le temple de la Raison fut inauguré à Caen, le 30
24
IV-
Culte
de la Raison.
Culte de l'Etre-
Suprême,
à Caen.
370 HISTOIRE DU DIOCÈSE
pluviôse an II [18 février 1794] ; on se réunit dans
l'église de Saint-Pierre. Le jour de l'inauguration , la
société populaire y célébra la mort de Louis XVI. Le
président prononça un long discours , dans lequel il
établissait que les prêtres sont la personnification des
sept péchés capitaux. Comme à Bayeux, comme ail-
leurs , l'idolâtrie s'assit sur l'autel , représentée par
une Déesse. Écrivons donc pour la dernière fois ce
nom que nous voudrions effacer de notre histoire.
Nous savons qu'il a causé des regrets immenses
à quelques-unes des infortunées auxquelles il fut
infligé. Au mois de mars de la même année , on
enleva, pour les besoins de l'État, les plombs de
l'église de Saint-Pierre , on vendit le mobilier et
on ferma l'édifice. L'église des Bénédictins (Saint-
Étienne) était devenue le temple de l'Éternel. Un maî-
tre de pension y fit chanter par ses élèves, dans une
cérémonie publique, ce qu'on appelait alors « des
couplets » en l'honneur de l'Être-Suprême ; Dieu du
moins n'y est pas outragé [20 prairial an II]. Le 21
janvier 1795, on y fêtait « la juste punition du der-
nier des tyrans. » Enfin , quelques mois plus tard ,
l'église des Bénédictins fut enlevée à la commune par
le département, et ouverte à tous les cultes , sur la
demande des habitants (1).
(1) L'église de Notre-Dame (la Gloriette) a servi plusieurs
fois pour les fêtes décadaires , mais simplement comme
lieu de réunion. C'est ce qui explique comment elle a pu re-
cevoir l'inscription par laquelle on proclamait l'existence de
Dieu et l'immortalité de l'âme , inscription que l'on nous dit
avoir été trouvée dans le mobilier de l'église. On n'y a jamais
convoqué les réunions officielles pour les fêtes de la Raison ni
Caen.
DE BAYEUX. 371
Un discours du représentant Laplanche avait pré- du °is^0su™tant
cédé et préparé tous ces scandales. Le 10 frimaire de La/J?n*cnhe'
la IIme année républicaine [30 novembre 1793], La-
planche « député près les côtes de Cherbourg , » se
rendit à Caen , convoqua les autorités du départe-
ment, du district et de la commune, les troupes de
toute arme, et exécuta dans la ville « une promenade
civique » au milieu d'un concours immense de ci-
toyens. On s'arrêta dans l'église des Jésuites , c'était
son enceinte que le Département avait désignée pour
la séance. Là, au milieu du silence le plus profond ,
Laplanche fît entendre les paroles qu'on va lire:
« Républicains, dans les réformes utiles que je
me propose de faire, les hochets du fanatisme ne se-
ront pas oubliés ; le règne de la vérité commence ,
et la superstition s'éclipse devant la raison. Que les
cloches importunes de Caen descendent donc, comme
partout ailleurs, de leurs voûtes aériennes et qu'elles
se transforment soudain en foudres de guerre ; la
république en a besoin pour écraser les tyrans. Une
seule restera pour indiquer les heures, pour annon-
cer les incendies, les alarmes, je ne dirai pas les
émeutes populaires : les Calvadociens devenus libres
et républicains ne s'en permettront jamais. »
« Citoyens, puisque je viens de supprimer les clo-
ches, il est juste aussi de supprimer ceux qui les
sonnent. »
pour celles de l'Être-Suprême. Ces réunions se tinrent d'abord
à Saint-Pierre, plus tard à Saint-Etienne. Quelques fêtes ré-
publicaines furent célébrées sur le Cours , au milieu des ar-
bres, ou dans la Prairie, qui s'appelait alors « le Temple de
la Nature. »
372 HISTOIRE DU DIOCÈSE
« Je supprime toutes les paroisses, à l'exception
d'une seule, qui sera commune k tous les cultes. Là,
le musulman à côté du catholique , le hottentot au-
près du protestant, le juif à côté du gymnosophiste
de l'Inde, pourront adresser leurs hommages à l'au-
teur de la nature et au génie de la liberté ; ce temple
sera celui de la Raison et de la Vérité. »
« Quant aux ministres du culte salarié , dont les
fonctions viennent d'être supprimées, la loi a pourvu
à leur sort, puisque dans sa bienfaisance elle leur
accorde 1,200 livres pour ne rien faire. J'invite ex-
pressément toutes les administrations à les surveiller
de bien près ; car nous ne saurions nous dissimuler
que ce sont des prêtres sanguinaires qui sont la cause
principale de nos désastres. Après les rois, les prêtres
sont les plus terribles fléaux du genre humain. »
« Les prêtres n'existent plus ; les ornements , les
vases, les hochets , les ustensiles de la superstition
deviennent inutiles. La République en fera un meil-
leur usage. Je requiers donc que tous les vases, or-
nements, etc., soient envoyés k la Convention, et si
quelque prêtre osait souiller ses mains par quelque
spoliation ou par quelque larcin, je le préviens qu'il
sera puni de mort, comme voleur des deniers pu-
blics. »
Laplanche fut reconduit k sa demeure au milieu
des applaudissements. Les fenêtres étaient illuminées;
le peuple, dit le procès-verbal , n# se lassait pas de
considérer, d'examiner son père et son ami !
S'il fallait apprécier ce discours, les réflexions se
présenteraient en foule. Contentons-nous de remar-
DE BAYEUX. 373
quer que « les ministres du culte salarié » y sont
confondus avec les prêtres catholiques, et signalés
comme eux au mépris et à la haine. « Douze cents
livres pour ne rien faire , » ce n'était pas aux prêtres
catholiques que le représentant adressait cette injure.
Il y avait deux ans qu'ils étaient exilés , emprisonnés
ou mis à mort. Les prêtres constitutionnels durent
donc commencer à comprendre que leur tour était
arrivé, et que la révolution dévorait tous ses enfants.
A Lisieux et à Vire, les officiers municipaux firent cnite
aussi leur proclamation pour inviter les bons patriotes reVâSux|r
à célébrer dignement la fête de la Raison. A Lisieux,
ce fut dans la ci-devant cathédrale que les autorités
se réunirent le 30 décembre 4793. Précédemment
on avait démoli le jubé et la chaire épiscopale ; les
statues des saints avaient été brisées par un détache-
ment de hussards qui traversait la ville ; un peu plus
tard, on ouvrit les tombes des évêques ; le plomb
des cercueils servit à faire des balles ; les corps fu-
rent portés au cimetière commun. Le dimanche 8
juin 4794, jour de la Pentecôte , on célébra dans la
même église la fête de l'Être-Suprême. Le chœur fut
séparé de la nef par un rideau tricolore, orné de guir-
landes de verdure ; les piliers étaient également en-
tourés de guirlandes et d'étoffes aux trois couleurs.
Au milieu du rideau était suspendue la déclaration
des droits de l'homme ; au-dessus on lisait l'inscrip-
tion suivante , en lettres tracées avec des fleurs : A
l'Etre-Suprême. Sous la rotonde s'élevait un autel ,
dont les gradins étaient chargés de fleurs et de pro-
duits agricoles ; cet autel était dédié à la Nature.
374 HISTOIRE DU DIOCÈSE
Quelques jours avant le décret qui instituait le culte
de la Raison, on célébrait encore à Saint-Pierre les
cérémonies du culte constitutionnel. A partir de ce
moment, elles furent interrompues dans toutes les
églises de Lisieux jusqu'au 44 octobre 1796.
cuite Les intrus n'abandonnèrent l'église Notre-Dame de
révolutionnaire, . ,„., _. ., , .,
à vire. Vire que le 12 mars 1794. Ce jour-la , le conseil ar-
rêta que le moment était venu « où le culte de la
vérité et de la morale devait succéder à celui de la
superstition et du mensonge. » Dès-lors les bâtiments
qui portaient la qualification d'église , devaient être
clos et fermés. Pendant quelque temps , les intrus
célébrèrent leurs offices dans l'église de l'Hôpital-
général. Quand le club s'y réunissait, ils portaient le
Saint-Sacrement dans l'intérieur de l'hospice. Bien-
tôt après, l'ordre est donné de fermer toutes les
églises. On les dépouille de leurs ornements , « on
enlève , on efface , on détruit » tous les signes exté-
rieurs du christianisme. Le conseil municipal de Vire
n'avait pas attendu ce moment pour célébrer, à Notre-
Dame, le culte de la Raison. Il s'y était fait repré-
senter par une députation, dès le 29 janvier 1794,
et avait consigné sur ses registres le regret de ne pou-
voir y assister en corps. Le 3 juin de la même année,
le culte de l'Être-Suprême venait de remplacer celui
de la Raison, et la municipalité applaudissait au nou-
veau programme que lui soumettait la société mon-
tagnarde; c'est ainsi qu'elle est qualifiée dans les re-
gistres du conseil.
Sur ces entrefaites, un fonctionnaire commissionné
pour la fabrication du salpêtre , s'établit dans la ville
DE BAYEUX. 375
et commença des fouilles dans l'église Notre-Dame.
Des sépultures encore récentes furent indignement
profanées ; les magistrats écrivirent au comité de
salut-public, et lui représentèrent les dangers qui en
résultaient pour la santé des habitants. « Il est dans
nos cœurs républicains , s'écriaient-ils , que toute la
terre, s'il était possible, fût réduite en salpêtre pour
foudroyer les esclaves et les despotes », mais ils ajou-
taient que l'église Notre-Dame était le seul monu-
ment que l'on pût dédier à l'Ètre-Suprême, et consé-
quemment ils avaient ordonné que l'on suspendît les
travaux. Les réclamations ne furent probablement pas
accueillies, car on fit enlever de l'Hôpital-général tout
ce qui pouvait se trouver en dépôt dans l'église, et le
8 juin 1794, on y célébrait avec pompe la fête de
l'Etre-Suprême. A Vire, comme dans les autres villes
du département, une minorité oppressive faisait la
loi , et comprimait les manifestations de l'esprit pu-
blic ; mais la foi chrétienne n'était pas éteinte dans
le cœur des Yirois ; les registres municipaux nous en
fourniront bientôt la preuve.
Les décrets des proconsuls qui , malgré les décla- Transformation
rations formelles de la loi , proscrivaient en même constitutionnel
temps le culte constitutionnel et le culte catholique, àFalaise-
semblaient avoir épargné la ville de Falaise. Le jour
de Pâques 1796 on y faisait encore l'office dans toutes
les paroisses, et, jusqu'à cette époque, l'église de la
Trinité servit tout à la fois de lieu de réunion pour
les cérémonies du culte constitutionnel , et de tem-
ple pour les fêtes de la révolution. C'est ce que nous
lisons dans un rapport envoyé a l'administration cen-
376 HIST3TRE DU DIOCÈSE
traie du Calvados par les municipaux de la ville de
Falaise, le 46 juillet 1796 (1). L'année précédente,
le jeudi 27 août 1795, jour où la république célé-
brait la première décade de fructidor, le directoire du
district avait adressé des reproches à la municipalité
qui refusait de se transporter à l'église de Sainte-
Trinité pour y faire la publication des lois. Les lois,
répondirent les municipaux, sont suffisamment pro-
mulguées sur la place publique ; peu de personnes
assistent aux décades ; l'église a été réclamée par les
habitants ; ils en ont obtenu la jouissance et, dans ce
moment même , le culte y est exercé ; l'interruption
de l'office pourrait amener des troubles, si l'adminis-
tration y paraissait pour promulguer les lois. Le jeu-
di 27 août 1795, correspondait, disons-nous, au 10
fructidor, et ce jour-la, les prêtres schismatiques de
Falaise chantaient leur office. La date sur laquelle
nous insistons, prouve donc qu'ils étaient du nombre
de ceux qui fêtaient la décade , ou si Ton veut , qui
(1) « Quant à la ci-devant église de la Trinité , située sur la
place de la Révolution, cet édifice, d'une architecture ancienne,
a servi tout à la fois jusqu'au 7 germinal dernier [27 mars
1796] , à l'exercice du culte catholique des habitants de la
section de la Révolution, à la célébration des fêtes décadaires,
et aux autres fêtes de la république ; et sous ce second rap-
port, cet édifice fut nommé le Temple de la Raison ; mais le
dit jour, 7 germinal, les catholiques qui célébraient la fête de
Pâques, ayant été troublés dans l'exercice de leur culte, ont
cessé depuis cette époque de faire leurs cérémonies religieuses
dans cet édifice , en sorte qu'il ne sert maintenant que pour
célébrer les fêtes républicaines. » {Rapport de V administra-
tion municipale de la commune de Falaise, a l'administra-
tion centrale du Calvados. — 28 messidor an IV.)
DE BÀYEUX. 377
avaient transporté du septième au dixième jour, l'of-
fice du dimanche. Cette coupable condescendance
contre laquelle se prononcèrent un grand nombre
d'évêques constitutionnels, était un schisme dans un
schisme. On aurait tort de s'en étonner. La pierre
angulaire était brisée , il fallait bien que Ton des-
cendît jusqu'aux abîmes.
Les choses, disons-nous, restèrent en cet état jus-
qu'au dimanche de Pâques, — 27 mars 1796. — Il
paraît que, dans cette grande solennité , on avait dé-
rogé au calendrier républicain , et que l'on chantait
la messe à Sainte-Trinité ; c'est au moins ce que nous
lisons dans le rapport municipal. Mais, le susdit jour,
les grenadiers et les chasseurs de la garde nationale
sédentaire ayant troublé l'exercice du culte, et même
« insulté » les fidèles , ceux-ci abandonnèrent leur
église, et se retirèrent , nous le croyons du moins,
dans l'église de l'Hôtel-Dieu qui en était voisine. Les
autres paroisses ne furent pas inquiétées , elles con-
tinuèrent de chanter leur office, et en 1796, à l'épo-
que où fut rédigée la pièce que nous analysons, elles
étaient desservies par des prêtres qui s'étaient con-
formés aux lois de la république.
A partir de cette époque, l'église de Sainte-Trinité coite
fut donc affectée exclusivement au culte républicain. "àîS"
Le chœur fut entouré d'estrades, et on y publia les
lois ; les orgues furent brûlées sur la place publique.
Durant cette époque de désastres , la ville de Hon-
fleur ne se rattache à l'histoire du diocèse par aucun
fait bien saillant, et nous l'en félicitons. Elle avait
d'abord exprimé le désir de n'être point comprise
Situation
religieuse
de la ville
de Honfleur.
378 HISTOIRE DU DIOCÈSE
dans le département du Calvados , mais bien dans
celui de l'Eure, auquel la rattachaient sa position
géographique , à l'embouchure de la Seine , et ses
relations avec la haute Normandie ; sa demande fut
écartée. Sur quatre paroisses qu'elle possédait autre-
fois, Saint-Etienne et Notre-Dame se trouvaient sup-
primées. L'administration municipale en réclama les
églises pour remplacer la halle aux blés, où l'on man-
quait d'espace, et la prison, dont l'état ruineux don-
nait lieu à de fréquentes évasions. Ses instances sur
ce point ne furent pas mieux accueillies. En 1791,
une douzaine de prêtres formaient le clergé de Saint-
Étienne auquel était déjà réunie Sainte-Catherine ;
M. Allais, curé des deux paroisses, raconte dans
ses mémoires que le plus jeune d'entre eux prêta
seul le serment. A Honfleur comme dans les autres
villes, il y eut par intervalle des mouvements popu-
laires. A l'époque de l'arrestation du roi, des mena-
ces retentirent contre les prêtres insermentés ; toute-
fois la grande majorité resta calme , elle accepta
sans trop de contrainte les membres du nouveau
clergé ; mais elle ne vit pas s'éloigner sans douleur,
ceux qui l'avaient constamment édifiée. M. Allais
parle avec reconnaissance des égards et des bons
procédés dont l'entoura l'administration le jour où il
partit pour l'exil.
L'anniversaire de la prise de la Bastille avait été
célébré a Honfleur par une cérémonie religieuse en
1792 ; on dit la messe sur la place d'Armes. Bientôt
après, on vit avec stupeur fermer les temples du vrai
Dieu, c'est ainsi que s'exprime un de ses histo-
DE BAYEUX. 379
riens (1). On célébra d'abord la décade k Notre-Dame;
puis, après la vente de cette église, à Sainte-Catherine,
où l'on avait auparavant établi un atelier de sal-
pêtre. Les sépultures furent profanées ; les ossements
gisaient épars sur le sol , pendant qu'on lessivait les
terres. La république semblait prendre plaisir à frois-
ser le sentiment religieux des populations.
En supprimant le culte chrétien, la Convention on désunie
, ., l • i • -i ' » i* s^ i toutes les
s appropria le mobilier des églises. On trouve dans églises.
le Bulletin des Lois un décret, en date du 23 février
1793, lequel autorise la commune de Lisieux et tou-
tes les communes de France k fondre une partie de
leurs cloches pour les convertir en canons. Ce fut,
en effet, la commune de Lisieux qui prit l'initiative
de cette mesure , que la Convention s'empressa d'a-
dopter. Bientôt après, elle s'étendit k toutes les égli-
ses; on n'y conserva qu'une seule cloche pour avertir
en cas d'alarme. Celles qui ne furent pas transfor-
mées en canons, étaient envoyées k la monnaie.
Les grilles en fer furent arrachées , on enleva le
plomb des couvertures. Partout on dressait l'in-
ventaire de l'argenterie pour en faire hommage k la
nation. Parcourez les registres de l'administration
centrale, et l'idée qui vous frappe aussitôt est celle
d'une contrée ravagée par l'ennemi. Partout les égli-
ses sont traitées avec la même rigueur que les villes
prises d'assaut. Le 49 ventôse an II, le directoire
du département arrêta que les directoires des dis-
tricts seraient tenus de remettre k la disposition des
agents toutes les matières métalliques dont ils pou-
(1) M. P.-P.-U. Thomas, Histoire de la ville a*e Honfleur.
380 HISTOIRE DU DIOCÈSE
vaient disposer. Quand Montgommery , à l'époque
des guerres de religion, dévasta Notre-Dame de Vire,
il défendit de détruire les vitraux du chœur : il aurait
craint d'irriter les nobles familles dont ces vitraux
portaient les écussons. Les iconoclastes de la
révolution n'y mirent pas tant de procédés; non-
seulement ils brisèrent les vitraux de Notre-Dame ,
mais les bancs et les autels furent démontés ou
brûlés ; les confessionnaux transformés en guérites ,
pour les besoins du service militaire ; on arrachait
les fils d'or ou d'argent de l'étoffe des ornements;
on livra au creuset, un magnifique lutrin en bronze ,
dont on fit des canons. Au commencement d'octobre
1793, le conseil général de la commune de Vire en-
voie à la Convention , quatre-vingt-onze marcs deux
gros d'argenterie religieuse. « Assez et trop longtemps,
dit-il , les riches ornements des temples ont annoncé
le faste orgueilleux des officiers de l'Église ; il est
temps que ce métal soit converti en monnaie ; il ser-
vira mieux à glorifier l'auteur de la nature. »
Pourtant, nous en pourrions donner la preuve,
parmi les objets frappés de proscription , quelques-
uns furent sauvés, grâce au concours de certains ad-
ministrateurs qui, dans leurs délibérations, les con-
damnaient a périr. A Bayeux, la croix et les magni-
fiques chandeliers du maître-autel de la Cathédrale ,
le calice de Mgr de Nesmond , la chasuble de saint
Regnobert et le riche coffret d'ivoire qui la renferme,
un siège antique sur lequel s'asseoit l'évêque les
jours de fête pontificale, tandis qu'on le revêt de ses
ornements, plusieurs autres meubles précieux, tant
DE BAYEUX. 381
de l'église que de la sacristie, ont été retrouvés a
différentes époques. La plupart furent recueillis par
la Commission des arts, et rendus à leur destination.
Le 15 juin 1794, le clubdeBayeux nomma une com-
mission chargée de faire enlever les trois croix qui
dominaient les tours de la Cathédrale, et de prendre
les moyens nécessaires pour que les airs religieux du
carrillon de l'horloge fussent « convertis en airs pa-
triotiques. » La première entreprise était pleine de
dangers. Il se rencontra pourtant un homme d'une
impiété assez audacieuse pour offrir ses services à la
municipalité. Fournier, dit Barbare, était un soldat
du bataillon du Morbihan, alors en garnison à Bayeux;
on lui promit que chaque expédition lui serait payée
cinq cents livres en assignats ; il se mit a l'œuvre,
et bientôt après, il ne restait plus dans la ville épis-
copale aucun symbole du christianisme (1).
Le club de Bayeux essaya d'organiser la propaga-
tion de ses doctrines. On résolut de choisir des
Apôtres de la vérité, qui seraient chargés de porter
la parole dans chaque réunion décadaire ; mais, dit
M. Pezet, « la création de cet apostolat subit de gra-
ves difficultés. On ne s'entendait ni sur le nom des
apôtres, ni sur les doctrines. Les uns voulaient que
le nom de Dieu ne fût même pas prononcé dans ces
patriotiques instructions. D'autres disaient que le
nom de l'Ètre-Suprême était inutile à proclamer de-
vant le peuple, parce qu'il n'y avait personne qui
ignorât qu'il y en eût un. Un ancien prêtre , clubiste
(1) On peut voir dans l'ouvrage de M. Pezet, sur Bayeux à
la fin du xvme siècle, le récit de ce drame émouvant.
Les presbytères
déclarés
propriétés
nationales.
382 HISTOIRE DU DIOCÈSE
fougueux , voulait bien qu'on ne s'occupât ni de
dogme ni de religion , mais proposait que, à chaque
décade, on fût tenu de prêter serment àl'Être-Suprême.
Enfin, la société décida, après de longs débats, que
dans les discours décadaires il serait permis de parler
de tout, excepté de religion, de fanatisme et de su-
perstition. » Ces manifestations impies , continue
M. Pezet, loin de servir la révolution, compromettaient
sa cause aux yeux des populations. On lui reprochait
avec raison de n'être qu'une orgie de fous , révoltés
contre Dieu même.
Le directoire du district de Bayeux nous apprend,
à la date du 28 floréal an II [17 mai 1794], que toutes
les communes de cette circonscription avaient enlevé
de leur église « les hochets du fanatisme » ; il paraît
que cette expression , employée par Laplanche, était
alors consacrée dans le langage officiel. Le directoire
ajoutait que la plupart des ci-devant curés avaient
remis leurs lettres de prêtrise ; que tous avaient cessé
leurs fonctions , qu'un grand nombre d'entre eux
avaient pris le sage parti de quitter leur presbytère,
et d'abandonner une commune où, d'après leurs pro-
pres principes, ils seraient déplacés. Comme donc il
y avait lieu de croire que la totalité suivrait bientôt
cet exemple, le conseil arrêtait qu'il serait incessam-
ment procédé à la vente de tous les presbytères , et
des bâtiments où logeaient les personnes ci-devant
employées au service des églises ; que toutes ces ha-
bitations devaient être considérées comme propriétés
nationales, que ces maisons ou leur produit seraient
destinées soit à l'instruction publique, soit au soula-
décadaires.
DE BAYEUX. 383
gement de l'humanité souffrante. C'est-à-dire qu'a-
près avoir dépouillé les vrais titulaires , on chassait
sans façon ceux, que l'on avait mis à leur place, ou
du moins, on leur faisait entendre que le moment
était venu où ils devaient disparaître.
Malgré la frayeur qu'inspirait en province l'autorité indifférence
-, -, , , ,, . des populations
des proconsuls, le peuple témoignait quelquefois polies fêtes
son indignation en les voyant fouler aux pieds, avec
tant de mépris, la foi de ses aïeux. On éludait par
tous les moyens possibles les décrets de leur omni-
potence. A Caen , le maire de la ville montrait si
peu de zèle pour la célébration des décades, qu'il
eut à se défendre contre « l'odieux projet » de vouloir
les supprimer. Le 16 novembre 1794, il conjure les
maîtres d'ateliers et de manufactures de suspendre le
travail les jours de décade ; il engage les citoyens à
rompre avec leurs « vieilles habitudes » à tenir leurs
boutiques ouvertes, les ci-devant dimanches et fêtes.
Il gourmande les citoyennes qui affectaient de pa-
raître en ces jours dans les promenades publiques,
avec une toilette recherchée. Des injonctions analo-
gues avaient été affichées à Lisieux , le 8 janvier
4794.
Il paraît qu'à Vire, par esprit d'opposition au nou-
veau code religieux, on choisissait les jours décadaires
pour exécuter en public , chacun devant sa maison ,
les travaux auxquels on se livrait dans l'intérieur les
autres jours de la semaine ; et les citoyens « rete-
nus par un sot préjugé » s'abstenaient de paraître
aux réunions. L'administration , comme on le voit ,
ne leur ménageait pas les réprimandes.
384 HISTOIRE DU DIOCÈSE
Par ordre des représentants Bouret et Frémenger ,
les églises de Bayeux ne devaient plus s'ouvrir que le
jour où l'on y fêterait la décade. Un autre proconsul,
en mission dans cette ville, y avait menacé de sa co-
lère « les Muscadins et les Muscadines (1) du diman-
che. » Et cependant le septième jour y était observé.
Paré de ses habits de fête , le peuple cessait ses tra-
vaux; il semblait défier la prison et l'amende. Les
réunions décadaires n'étaient fréquentées que par
les fonctionnaires et les clubistes. Disons-le donc à
la gloire de nos pères : dans le Calvados, la décade
ne fut jamais en honneur (2).
influence En dépouillant le clergé de ses domaines , la révo-
lution n'avait pas supprimé la misère, et il lui fallut
songer aux moyens de la secourir. Le 13 décembre
1790, le directoire du district de Bayeux, dans une
(1) Les terroristes avaient enrichi la langue. Le mot Mus-
cadin fut d'abord appliqué par eux aux milices bourgeoises
dont la tenue propre donnait à penser qu'elles faisaient usage
du musc; plus tard on retendit aux deux sexes.
(2) On trouve, à la fin du calendrier rural, cinq fêtes désignées
sous le nom de sans-culottides , et que l'on rapportait aux
cinq derniers jours de l'année. Ce sont les fêtes de la Vertu ,
du Génie, du Travail, de l'Opinion et des Récompenses. Le 24
août 1795, la Convention décida que les cinq derniers jours
de l'année perdraient leur désignation pour prendre celle de
jours complémentaires. En octobre de la même année, elle
institua sept nouvelles fêtes. La première avait pour objet la
fondation de la République ; la deuxième s'appelait la fête de
la Jeunesse ; la troisième celle des Époux. Venaient ensuite la
fête de la Reconnaissance , celle de l'Agriculture , celle de la
Liberté , et enfin celle de la Vieillesse. Le culte décadaire
continua jusqu'à la fin du siècle, et ne fut abrogé que par le
concordat. Le calendrier républicain ne fut supprimé que le
1er janvier 1806. Il avait duré 13 ans.
du nouveau
régime
sur le sort des
pauvres.
DE BAYEUX. 385
adresse au directoire du département, demandait que
l'Assemblée nationale lui allouât 30,000 livres, pour
faire face aux nécessités que créaient les changements
de régime. « Autrefois, avait dit le procureur-syndic,
les pauvres de la ville recevaient des secours abon-
dants, tant du chapitre et de l'évêque que des âmes
bienfaisantes. Ceux des campagnes n'en recevaient
pas moins des maisons religieuses situées dans diffé-
rents endroits; aujourd'hui cette source est absolu-
ment tarie. La détresse et la misère affligent de toute
part une infinité de maisons. » — « Une grande partie
des dîmes et de nombreuses possessions territo-
riales , reprenaient les membres du conseil , étant
ci-devant attachées à des corps religieux , ou à des
titulaires particuliers autres que les curés, ces déci-
mateurs laissaient pour les pauvres, dans chaque pa-
roisse, une portion plus ou moins forte des revenus
.qu'ils retiraient; les abbayes établies dans les campa-
gnes vivifiaient tout leur voisinage ; elle se faisaient
un devoir d'y répandre des secours en aliments , en
vêtements, en médicaments. Ces sources fécondes
sont taries. — Sans parler de l'évêque et du chapitre
en corps qui fournissaient de nombreux secours , des
titulaires particuliers faisaient encore de larges au-
mônes, et y versaient la presque totalité de leurs re-
venus. Voilà pourquoi, continuent les membres du
conseil, nous avons arrêté de prier MM. les adminis-
trateurs du département du Calvados de faire enten-
dre à l'Assembée nationale les justes plaintes des
pauvres , et les alarmes trop bien fondées que leur
état nous inspire. »
25
Bureaux
de charité.
386 HISTOIRE DU DIOCÈSE
Quelle que fût la gravité de ces plaintes et de ces
alarmes, l'année 1791 s'écoula sans que l'administra-
tion centrale entreprît de les apaiser. Enfin le 16
novembre 1792, l'affaire fut traitée au Département
dans le bureau « des travaux et secours publics. »
Peut-être nous saura-t-on gré de reproduire ici les
conclusions du rapporteur. Il était d'avis qu'on préle-
vât sur les sols additionnels de 1791 et 1792 (1), la
somme de 80,000 livres, et qu'on l'employât à dé-
truire la mendicité. La somme devait être partagée
en deux portions égales , l'une destinée aux pauvres
invalides, l'autre employée aux travaux de secours ,
suivant les localités, et particulièrement à l'améliora-
tion des chemins vicinaux. Quant à la répartition de
ces 80,000 livres, il demandait que 20,000 fussent
attribuées au district de Caen, 9,000 au district de
Bayeux , 14,000 au district de Falaise, 14,000 au
district de Lisieux , 11,000 à celui de Vire, et enfin
12,000 à celui de Pont-1'Évêque. Gomme on le voit,
Bayeux et Vire n'étaient pas privilégiés. Le rappor-
teur en donnait pour raison qu'à Vire les manu-
factures ne manquaient pas de travail ; Bayeux,
ajoutait-il, a 60,000 livres à employer à la Fosse-
du-Souci; ces travaux suffisent pour occuper tous
les pauvres de la contrée ; le pays est fertile , et les
indigents n'y sont pas nombreux.
Les conclusions de ce rapport une fois admises,
un arrêté du conseil prescrivit l'établissement d'un
bureau de charité dans chaque ville et dans chaque
(1) Impôt extraordinaire dont une partie était affectée à la
charité publique.
DE BAYEUX. 387
commune, pour la distribution des secours ; et bientôt
après, le conseil de la municipalité de Caen en
établit un dans chaque paroisse de la ville. Cependant
la misère croissait tous les jours ; la ville de Bayeux,
malgré les 60,000 livres affectées aux travaux de la
Fosse-du-Souci, ne suffisait plus à nourrir ses pauvres.
Le 21 mars 1793, le conseil général de la commune
jeta un cri d'alarme, et ordonna qu'il retentît dans la
chaire de toutes les églises. « Près de deux mille né-
cessiteux, disait-il, existent dans nos murs. Ce sont
des vieillards, des infirmes, des pères de famille très-
nombreux , des enfants trop faibles encore pour le
travail. La plupart de ces malheureux sont nus , dé-
nués de tout, n'ont que rarement la subsistance d'un
jour, et ne sont jamais assurés de celle du lendemain.
Un magasin de blé que la prévoyance de l'adminis-
tration tenait en réserve, a permis de leur faire quel-
ques distributions gratuites, ou de réduire pour eux
le prix du pain, mais cette réserve est épuisée. Des
commissaires* vont donc se présenter au domicile des
citoyens, pour recevoir leurs offrandes ; les dons en
nature seront acceptés comme les dons en argent;
l'humanité et la religion les réclament. » On se de-
mandera sans doute, en lisant ce manifeste, ce que
faisait à Bayeux , le bureau de charité si pompeuse-
ment organisé quelques mois plus tôt.
Au mois de décembre de la même année , Laplan-
che, représentant du peuple dans le département du
Calvados, s'adressant à son tour à ses concitoyens de
la commune de Caen, leur tenait le même langage.
« Une grande tâche, disait-il, se présente à remplir.
388 HISTOIRE DU DIOCÈSE
— J'ai conçu le projet d'établir dans vos murs une
caisse de bienfaisance. — La société populaire s'est
empressée de concourir à mon plan , — mais le bien
que j'ai en vue demeurerait stérile, mes désirs seraient
impuissants, si les citoyens de Caen s'isolaient de cet
établissement utile. — Républicains de Caen, le repré-
sentant du peuple compte sur vos largesses. S'il dote
cet établissement d'une somme de 20,000 livres,
c'est moins pour provoquer l'abondance de vos of-
frandes patriotiques que pour assurer les premiers
comité fonds de votre caisse de bienfaisance. » Ici le pro-
de bienfaisance. , , if . • n • , «■ 1
consul ordonne la formation d un comité central ,
composé de dix membres désignés par lui-même; —
un recensement des familles indigentes des défenseurs
de la patrie , des vieillards et des enfants ; — l'éta-
blissement d'une caisse unique dont les fonds de-
vaient être employés à les secourir ;— l'établissement
d'ateliers nationaux, dans lesquels les pauvres« ouvra-
geront » les matières premières fournies par l'admi-
nistration; — l'établissement d'un four*pour cuire le
pain des pauvres. — Laplanche avait porté plus loin
sa sollicitude. Le même arrêté exprimait le désir
qu'une soupe commune fût distribuée aux indigents.
L'embarras était de trouver quelqu'un qui acceptât la
charge de ce ministère. Mgr de Nesmond avait recruté,
dans les rangs de la plus haute aristocratie , des
dames charitables qui fournissaient , préparaient et
distribuaient elles-mêmes les aliments des pauvres.
Laplanche crut pouvoir aussi s'adresser « au sexe
humain et sensible » dont il s'efforça d'exciter la pi-
tié. Son désir ne fut pas compris. Le 25 janvier 1794,
DE BAYEUX. 3S9
le citoyen Scipion Besson, président du comité de
bienfaisance, stimulait en vain l'ardeur des bonnes
citoyennes auxquelles on désirait que cette tâche fût
dévolue. Les autres œuvres fondées par Laplanche,
au chef-lieu du département, n'obtinrent pas plus de
succès. Au commencement de l'année 4794, les ate-
liers nationaux n'étaient encore ni installés, ni même
organisés. Les matières premières n'arrivaient pas,
ou si quelques-unes étaient offertes par les citoyens,
leur mauvaise qualité ne permettait pas qu'on les
mît en œuvre.
Le représentant Lozeau avait succédé à Laplanche.
Le 12 mars 1795 , il invita les membres du comité à
dresser l'état des familles les plus nécessiteuses. Le
comité obéit ; mais les mesures prises en son
nom n'étaient pas en rapport avec le but que l'on
voulait atteindre. On croit rêver quand on lit que le 27
ventôse, le Comité de bienfaisance a ordonné « à tous
les vieillards infirmes et malades de se réunir dans
leur section pour justifier de leurs besoins , et du
genre de travail qui leur est propre. » On ne trouva
dans la ville que quatre mille pauvres. Un grand
nombre s'étaient persuadés qu'en se faisant inscrire,
ils s'exposaient à perdre leur liberté ; d'autres tenaient
à ne point divulguer le secret de leur indigence ; c'est
au président du comité que nous devons ces détails.
Si les pauvres dédaignaient les secours qu'on leur of-
frait au nom de l'État, on ne manquait pas de ma-
raudeurs, qui s'emparaient des récoltes mises en ré-
serve par le comité, ou y laissaient fourrager leurs
bestiaux. Les familles des défenseurs de la patrie ne
et des
enfants.
390 HISTOIRE DU DIOCÈSE
recevaient pas les subsides que leur accordait la répu-
blique , parce que les formalités exigées par l'admi-
nistration étaient si nombreuses qu'on ne pouvait
venir à bout de les remplir. Enfin, le 29 fructidor an
III, le comité de bienfaisance , s'adressant au maire ,
se plaignait d'être sans ressources et sans adminis-
trateurs.
son On est donc obligé de le reconnaître : dans notre
des hôpitaux. , . _ r , .
_ département la révolution créa beaucoup de misères,
def vieukrds mais elle manqua de puissance ou de volonté pour les
secourir. L'administration, qui pourtant disposait de la
fortune publique, n'inspirait aucune confiance, même
aux plus nécessiteux ; on ne pouvait leur arracher
l'aveu de leurs besoins; et cependant les proclama-
tions, les discours , les rapports se succédaient. Les
municipalités se plaignaient au pouvoir central , qui
souvent leur renvoyait le fardeau ou s'abstenait de
leur répondre. En fait d'aumônes et d'œuvres chari-
tables, la révolution — on vient de l'entendre — ren-
dait quelquefois justice à l'Église , mais elle ne la
remplaçait pas.
Non -seulement la révolution ne trouva pas le
moyen de secourir les pauvres , mais encore elle
ruina la plupart des hôpitaux. Les causes de cette
ruine furent complexes ; nous ne saurions nous y
étendre. Contentons-nous de rappeler que l'Assem-
blée constituante, malgré sa promesse, négligea de
régler, par une loi, le sort des pauvres ; que l'extrême
cherté des vivres , la rareté du numéraire , la dépré-
ciation des assignats , pesèrent tour à tour sur les
maisons qui leur servaient d'asile. Indépendamment
DE BAYEUX. 391
de ces fléaux qui ruinaient les familles , les hospices
étaient aux prises avec des difficultés spéciales, et
voyaient à chaque instant augmenter leurs embarras.
Ce fut d'abord la suppression des dîmes, des octrois,
des deniers à Dieu , des droits sur les boissons qui
formaient la majeure partie de leurs revenus. Vint
ensuite la confiscation de leurs propriétés envahies
par l'État, sous le titre de biens nationaux. Il est vrai
qu'une indemnité leur était accordée; mais l'État ne
la payait pas régulièrement; de temps en temps il
versait des secours; on vivait de ces ressources et on
y ajoutait des emprunts. Enfin, les dilapidations scan-
daleuses des administrateurs et des employés mirent
le comble à tous ces maux. Que si l'on était tenté
de révoquer en doute l'exactitude de ces apprécia-
tions , on pourrait avoir recours aux documents
officiels ; leur langage est plus sévère encore.
• Depuis plus d'un siècle, l'hôpital Saint-Louis à
Caen , l'hôpital de Lisieux (section d' en-haut) , le
Bon-Pasteur de Lisieux (maison de refuge) , et l'hô-
pital des pauvres à Vire, faisaient bénir parmi nous
le nom de M1,e de Saint-Simon et du P. Le Valois (1).
Au commencement des troubles , le District de Vire à vire,
avait d'abord promis aux sœurs de l'hôpital que l'on
n'aurait garde de porter atteinte à la liberté de leurs
opinions ; on leur avait môme permis de recevoir les
prêtres insermentés, qui désiraient célébrer la messe
dans leur chapelle. Il s'en présenta un certain nom-
bre, et les pauvres s'empressèrent de la leur servir.
Mais, quand le chapelain constitutionnel voulut à son
(1) Voyez volume précédent, p. 138.
392 HISTOIRE DU DIOCÈSE
tour paraître a l'autel, il lui fut impossible de trouver
un répondant. Le procureur de la commune accom-
pagné de quelques municipaux, se rendit à l'hôpital ,
interrogea les enfants, et tous, même les plus jeu-
nes, lui déclarèrent qu'ils ne serviraient pas la messe
du nouveau chapelain, « qu'ils avaient leur opinion
libre. » Gens de tout âge et de tout sexe lui tinrent
le même langage. Il eut mille peines à trouver un en-
fant qui consentît à remplir les fonctions de sacris-
tain, à condition qu'on le protégerait contre la vin-
dicte de ses camarades. Ce trait de mœurs locales
nous a paru digne de figurer dans l'histoire. Les dé-
légués de l'autorité municipale remirent à la supé-
rieure un règlement de police intérieure qu'ils firent
en même temps afficher dans l'église. Les religieuses
déclarèrent que si ce règlement leur était imposé,
elles ne se croiraient plus libres et que, dans ce cas,
elles demanderaient à se retirer. On vérifia leurs
comptes ; on fit l'inventaire du mobilier ; tout était en
règle. Elles reçurent leur congé le 14 apût 1 791 ;
deux ans plus tard , le 25 avril 1793, le conseil mu-
nicipal déclarait que l'administration de ces religieu-
ses avait été irréprochable, et qu'elles avaient droit à
une pension.
â Lisieux. Les religieuses de Notre-Dame-de~Charité dirigeaient
en même temps l'Hôpital-général de Lisieux, et la
maison du Bon-Pasteur (1). Cette communauté avait
eu, au commencement du xvme siècle, Ml,e de La Cou-
draye pour première supérieure ; et comme cette
pieuse fondatrice avait passé une année a Caen sous
(1) V. p. 245.
DE BAYEUX. 393
la conduite de Mlle de Saint-Simon, pour s'y former
au gouvernement des âmes , l'opinion publique ai-
mait à rattacher la congrégation qu'elle avait fondée
à celle du P. Le Valois. Les sœurs de l'hôpital à' en-
haut — c'est ainsi qu'on les appelait à Lisieux — ne
furent point expulsées pendant la révolution ; mais
il leur fallut faire le sacrifice de leur costume. Ce
qu'elles refusèrent énergiquement, ce fut le serment
qu'on exigeait d'elles. Ce refus devint la cause d'a-
lertes continuelles; k chaque instant on cherchait à
les effrayer par des menaces. Tantôt on allait les
chasser; et elles étaient réduites, pour ne pas courir
les chances d'un dénûment complet, à porter sur
elles tous les vêtements à leur usage ; tantôt on al-
lait les enfermer au Bon-Pasteur, où l'on incarcérait
les femmes de mauvaise vie , et quelques-unes fu-
rent en effet privées de leur liberté. La direction de
l'hospice avait été confiée par la commune à une su-
périeure laïque; la comptabilité fut bientôt en dé-
sordre, et. les fonds de l'administration disparurent.
Nous passons sous silence l'hôpital ft en-bas ; il
était administré par des religieux connus sous le nom
de Mathurins et par des filles du tiers-ordre des Tri-
nitaires ; nous ignorons quel fut leur sort.
L'hospice Saint-Louis, à Caen , avait pris le nom àCaen.
d'hospice de l'Égalité. Les sœurs y restèrent jusqu'au
1er février 1793. Elles avaient demandé l'autorisation
de se retirer, dès le mois d'octobre 1792 ; mais une
députation des notables de la ville, conduite par le
maire, les ayant engagées à continuer leurs fonctions,
elles différèrent quelque temps leur départ. La supé-
394 HISTOIRE DU DIOCÈSE
rieure y mit pour condition qu'une garde serait laissée
à l'hôpital , et veillerait à la sûreté des religieuses.
Les nouveaux administrateurs ne purent s'empêcher
de leur rendre justice. Les plus ardents furent aussi
les plus empressés à louer le bon ordre qui régnait
dans tous les emplois. Les comptes qu'elles rendirent
furent reconnus pour exacts. On leur permit d'enle-
ver le linge et les meubles à leur usage, et comme à
Vire, elles emportèrent les regrets de la population.
HoSpice a Falaise, les sœurs de l'hôpital et celles de l'Hôtel-
et Hotel-Dieu ' r
de FakiSe. Dieu restèrent à leur poste pendant la révolution. On
n'a jamais demandé de serment aux religieuses de
l'hôpital. A l'époque où fut proclamé le culte de
l'Être-Suprême, celles de i'Hôtel-Dieu furent un mo-
ment emprisonnées. Etait-ce pour refus de serment?
On l'ignore. Dans tous les cas, on s'aperçut bien vite
de leur absence , et on s'empressa de les rétablir.
Une grande épidémie régnait à Falaise. Les deux hos-
pices étaient remplis de malades, et les religieuses se
dévouèrent pour les soulager. Il faut sans doute rap-
porter à cette époque une délibération que l'on trouve
sous une date à peu près illisible, dans les registres
de la commune. « Une motion est faite en faveur des
dames charitables des hôpitaux, pour les grands ser-
vices qu'elles ont rendus dans le district. » La con-
grégation que formaient alors les sœurs hospitalières
de Falaise, ne se rattachait à aucun ordre religieux.
Hôpitai-générai Le 24 octobre 1791, le conseil général du district
deBayeu*. ^e Bayeux , délibérait sur la situation des hospices.
Toute la France, disait le rapporteur, « connaît et ad-
mire le pieux dévouement des filles de Vincent de
DE BAYEUX. 395
Paul » qui dirigent le Grand-Bureau (1). Cette maison,
destinée aux orphelins pauvres , aux enfants aban-
donnés , aux vieillards des deux sexes et aux insen-
sés, est dans un état déplorable. Pendant plusieurs
mois les pauvres ont bu de l'eau; on manque de pro-
visions, l'établissement ne possède ni lit, ni linge, ni
vêtements. Il doit toute la viande dépensée en 1 791
et une partie de 1790, aussi bien que le fil à dentelle
fourni aux ouvrières. — Sans doute, ce n'est pas la
première épreuve qu'ait traversée l'hôpital depuis sa
fondation; — mais alors la charité était prévoyante.
Un évêque et un clergé opulents y versaient d'abon-
dantes aumônes ; un membre du chapitre, qui a voulu
rester inconnu, a donné seul, en 1789, environ quinze
cent quatre-vingts livres (2) . Ainsi s'exprimait le rappor-
teur. Quelques jours plus tard, le procureur-syndic,
rappelant a son tour les libéralités de l'ancien clergé,
semblait vouloir enchérir encore. Autrefois, disait-il,
les pauvres des campagnes obtenaient des secours de
différentes communautés, du chapitre, surtout dans
les paroisses où il possédait les dîmes ; ils en obte-
(1) L'Hôpital-général.
(2) On trouve les mêmes aveux dans un discours du procu-
reur-syndic à la date du ]2 décembre 1792. De plus, on y lit
« que les pauvres de l'hôpital sont créanciers sur les biens qui
composaient la mense épiscopale , en une redevance de dix-
huit boisseaux de froment , chaque semaine , dont il leur est
du des arrérages, accumulés depuis l'introduction d'un procès
qui dure encore. » Pour être exact, il aurait fallu dire que
plusieurs évêques avaient reconnu le droit des pauvres et
acquitté la prestation. D'autres, sans reconnaître la redevance,
la payaient en aumônes. (V., p. 123, 124 et 125.) La révo-
lution survint avant que le procès fût jugé.
396 HISTOIRE DU DIOCÈSE
naient aussi de leurs pasleurs. Aujourd'hui ces mal-
heureux sont dénués de tout; il est donc à propos de
procurer de l'ouvrage aux valides, des secours aux
impotents. — On trouvera peut-être que nous insis-
tons longuement sur ces aveux. Nous savons qu'en
les méritant, le clergé accomplissait un devoir; mais
alors pourquoi ceux qui l'avaient dépouillé ne se
crurent-ils pas obligés de suivre ses exemples? C'eût
été de leur part et plus consciencieux et plus habile.
Les sœurs grises étaient encore à l'hôpital de Bayeux
le 2 décembre 1792. La municipalité y avait placé un
économe et s'occupait d'un nouveau plan d'organi-
sation. La loi du 3 octobre 4793 remplaça les
religieuses par des femmes à gages. C'est donc entre
ces deux dates qu'il faut placer le départ des sœurs
de Saint-Vincent-de-Paul ; en quittant l'hospice de
Bayeux , elles furent conduites à la maison d'arrêt.
On transféra les pauvres à l'Hôtel-Dieu , et les bâti-
ments furent convertis en magasins.
Hotei-Dieu Quoique les religieuses de l'Hôtel-Dieu eussent
refusé le serment , elles ne se hâtèrent pas d'abdi-
quer leurs fonctions. La révolution les toléra quel-
que temps comme un mal nécessaire ; mais elle les
dépouilla de leur costume, et leur imposa la cocarde
tricolore. Le 12 décembre 1792, le procureur de la
commune disait , en parlant de l'Hôtel-Dieu : « Il est
desservi par des ci-devant religieuses qui ont con-
servé la vie commune ; leurs opinions sont suspectes
et exigent la plus grande surveillance. Cette maison
n'a reçu que des secours légers , et ses pertes sont
considérables. » On leur permit donc de soigner les
de Baveux.
DE BAYEUX. 397
malades jusqu'au 25 mars 1794 (1). A cette époque
on crut pouvoir se passer de leurs soins, et on les
priva de leur liberté. Elles subirent une détention
qui dura dix mois.
Si nous prenons pour base les chiffres qui figurent
dans le rapport déjà cité, du 24 octobre 1791, trois
cents pauvres recevaient chaque année des soins à
l'Hôtel-Dieu ; il y en avait cent-soixante à l'Hôpital-
général. Après la suppression de ce dernier établis-
sement, l'Hôtel-Dieu se trouva donc chargé de près
de cinq cents personnes , malades , infirmes et vieil-
lards, dont le soin fut confié a des séculières. La
plupart de ces femmes dépouillèrent sans honte la
maison qu'elles devaient servir. Le linge , dont
l'hôpital était abondamment pourvu , disparut en
grande partie, et les provisions faites pour les mala-
des, n'étaient pas toujours consommées par eux. En
•1795, un an après le départ des religieuses, la situa-
tion était devenue tellement critique, que l'adminis-
tration municipale écrivait au ministre des finances :
« Si, dans une décade, nous ne recevons pas des
secours , nous ouvrirons les portes et nous impri-
merons notre correspondance, afin d'instruire nos
concitoyens des motifs qui ont déterminé cette
épouvantable mesure. Le silence du gouvernement
et l'abandon total dans lequel il nous laisse, nous
réduisent aux dernières extrémités. »
Les hôpitaux de la ville de Caen ne furent pas
mieux traités que ceux de la ville épiscopale. Le 13 situation
mars 1 792, le conseil municipal récapitulant les pertes dMdehJ£"
(1) Histoire manuscrite de la communauté.
398 HISTOIRE DU DIOCÈSE
qu'ils avaient déjà subies, élevait celles de l'Hôtel-
Dieu à quatorze mille sept cent neuf livres et celles
de l'hôpital Saint-Louis à vingt-cinq mille huit cents
livres. Le 14 février 1795, on manquait d'argent
pour payer les nourrices des enfants exposés. Six
mille livres avaient été empruntées le mois pré-
cédent pour subvenir à cette dépense. De mois en
mois , les emprunts se succédaient , et la Convention
n'envoyait pas les secours que l'on réclamait d'elle.
Le 18 juin de la même année, le représentant Porcher
constatait que l'hôpital de l'Humanité (l'ancien Hôtel-
Dieu) manquait des denrées les plus essentielles. Le
13 février 1797, les administrateurs de l'hospice dé-
clarent au conseil municipal qu'ils vont résigner leurs
fonctions, s'ils ne sont pas efficacement secourus. Le
11 juin 1799, les administrateurs du département
annoncent au conseil des Cinq-Cents que si la situa-
tion se prolonge et que les secours n'arrivent pas , il
faudra faire évacuer les hospices. Dès l'année 1796,
le substitut du procureur de la commune, s'adressant
aux officiers municipaux, leur dénonçait le vol de
cinq cents livres d'étain , en plats et assiettes ,
commis par des serviteurs au préjudice de l'Hôtel-
Dieu ; le bois, le cidre, les denrées de première né-
cessité manquaient; mais, en 1799, le dénûment
était complet. On comptait alors, dans les trois
hospices: l'Hôtel-Dieu, l'Hôpital et les Petits-Ren-
fermés, six cents malades ou indigents, et voici quel
était, le 12 juin 1799, l'approvisionnement des trois
maisons : « Pour tout linge , quelques lambeaux —
deux sacs de blé consommés dans le jour — pas une
DE BAYEUX. 399
bûche ni un fagot — huit livres de beurre emprunté
le matin — deux à trois livres de graisse de mauvaise
qualité — quatre boisseaux de pois verts — pas un
pot de cidre — pas un centime dans la caisse — aucun
moyen d'en recouvrer pour le moment — des titres
et des registres incertains (1). »
Les religieuses de l'Hôtel-Dieu de Caen furent congé- Religieuses
■ . . de l'Hôtel-Dieu
diées à la fin de décembre 1794 ; elles avaient refusé decaen.
le serment. Après avoir brûlé leurs habits religieux
aux applaudissements des malades, on les conduisit
en prison. Les chanoines de l'Hôtel-Dieu avaient été chanoines
r de l'Hôtel-Dieu.
sommés de quitter leurs appartements, logements et
jardins, dès le 26 avril 1792.
Les salles de l'Hôtel-Dieu de Vire étaient remplies
de malades , militaires et matelots ; aussi l'adminis-
tration hésitait-elle à exiger des religieuses le serment
civique; sa tolérance fut dénoncée, et les religieuses Religieuses
, , , . , , . , de l'Hôtel-Dieu
ayant refuse le serment, sortirent de leur maison le de vire.
18 décembre 1793; après quelques mois de déten-
tion , elles rentrèrent successivement dans leurs fa-
milles.
On a remarqué , sans doute , que dans toutes les
villes du département, les administrateurs hésitèrent
(1) Ces détails navrants sont extraits d'une proclamation
adressée en messidor an VII , aux habitants de la ville de
Caen, sous la siguature de M. Daigremont-Saint-Manvieux,
maire de la ville, et de ses trois adjoints.- Voir à l'appui un
rapport de vingt pages in-4°, adressé en messidor an Vil, par
le citoyen Denecey-Lachallerie, au ministre de l'intérieur. Ce
travail est un acte d'accusation contre les administrateurs des
hospices qui étaient fournisseurs et approvisionneurs ; « sin-
geant » les formalités , mais, en réalité , n'en observant aucune.
400 HISTOIRE DU DIOCÈSE
longtemps à congédier les religieuses des hôpitaux ;
ils se demandaient avec inquiétude comment on rem-
placerait leur intelligence , leur dévouement et leur
courage ; mais les administrations avaient derrière
elles les sociétés populaires , auxquelles elles étaient
Remplacement S0UYent forcées d'obéir. La municipalité de Caen écri-
des religieuses r
pardessécuiières. vjt au c]ub } el iui demancia de vouloir bien indiquer
une quantité suffisante de femmes républicaines pour
soigner les pauvres malades de l'Hôtel-Dieu ; on en
désigna douze, et Ton peut se convaincre en parcou-
rant les registres que tous les choix ne furent pas
heureux. On eut recours à la même mesure pour l'hô-
pital Saint-Louis, et dans les autres villes pour les
différents hôpitaux d'où l'on avait expulsé les sœurs.
A Vire, la municipalité, en invitant les femmes et les
filles à se charger du service des hôpitaux, leur pro-
diguait les titres élogieux. C'étaient « les citoyennes
vertueuses et amies de l'humanité , » c'étaient « les
filles intelligentes et sages » que la patrie appelait
à son secours ; elle leur promettait que la postérité
chérirait leur mémoire. Pour remplacer le dévoue-
ment qu'inspire la vertu chrétienne, on faisait appel
aux sentiments de la nature; mais on put se con-
vaincre une fois de plus que la nature ne produit pas
cette sorte de courage, il vient de plus haut, et voilà,
pourquoi il mène plus loin.
~Së&*~
DE BAYEUX. 401
"ïtt 3 -kit 'GirfvinnnrTrTs tfTtvTirins'iïTnnnrinrirvTns'iï*
CHAPITRE XXVI.
Débets que soulevèrent les serments demandés au clergé
catholique pendant la révolution. — Dispositions de M8r de
Gheylus.— Règlement qu'il adresse au clergé de Bayeux.—
Conduite de MM. les vicaires-généraux — avant et après —
la mort de M8' de Cheylus.
Les nombreux serments que le pouvoir civil exigea serments deman-
- , . dés au clergé
des prêtres pendant la révolution , furent une des pendant u révo.
grandes calamités de cette époque. Veut-on appré-
cier sagement les embarras et les périls qui en résul-
tèrent pour le clergé fidèle, il faut d'abord se faire
une idée exacte de tous ces serments , connaître le
jugement que porta sur quelques-uns d'entr'eux le
souverain pontife ; l'opinion qu'embrassèrent nos
évêques , principalement ceux qui étaient restés en
France ; enfin l'attitude qu'avait prise Mgr de Cheylus,
et que gardèrent après sa mort les vicaires capitu-
lâmes, administrateurs du diocèse de Bayeux,
I. Au commencement de février 1790, Louis XVI
26
402 HISTOIRE DU DIOCÈSE
se rendit à l'Asssemblée constituante, et, après s'être
engagé à consolider, par les actes de son gouverne-
ment, la nouvelle organisation du royaume, il fit appel
au concours de tous les bons citoyens. Un député
proposa de prêter, séance tenante, le serment civique,
et la formule suivante fut immédiatement adoptée :
« Je jure d'être fidèle a la nation, à la loi et au roi ;
de maintenir de tout mon pouvoir la constitution
décrétée par l'Assemblée nationale et acceptée par
le roi. » La constitution n'était pas encore termi-
née ; jusque-là on n'avait à lui reprocher aucun em-
piétement direct sur le spirituel ; les évêques et les
autres membres du clergé crurent donc pouvoir
s'associer à cette manifestation. Mgr de La Ferronnays,
évêque de Lisieux, prêta le serment civique au mois
de mars 1790, et Mgr de Cheylus l'avait prêté au mois
de février de la même année, le jour où il fut installé
en qualité de maire de Baveux.
II. La nation, la loi et le roi, la constitution, dont
une partie était encore inconnue, tels furent les objets
qu'embrassait le premier serment. Il fut répété à l'é-
poque de la fédération, c'est-à-dire, le 44 juillet 1790 ;
mais déjà la situation n'était plus la même. La cons-
titution du clergé était rédigée. Il est vrai que, pour
avoir force de loi , il fallait qu'elle obtînt la sanction
royale, et l'on espérait encore qu'elle ne l'obtiendrait
pas. L'horizon était donc chargé de nuages. Quel-
ques jours avant la fête de la fédération , l'évêque
de Clermont, député à l'Assemblée nationale, prit
la parole , et déclara qu'il entendait restreindre
son serment à l'ordre civil et politique; qu'il en
DE BAYEUX. 403
exceptait très-expressément tous les points qui tou-
chaient à l'ordre spirituel. Tout le côté droit se leva
en signe d'adhésion, et l'Assemblée ne réclama pas.
III. Le temps marchait, et les événements se suc-
cédaient. La constitution du clergé était acceptée par
le roi, et promulguée d'après ses ordres. Quoique
conçu dans les mêmes termes que le précédent, le
serment que l'on demandait alors à tous les prêtres
(novembre 1790), ne pouvait plus être interprété de
la même manière. En vain, cette fois encore, l'é-
vêque de Glermont voulut-il séparer l'ordre religieux
de l'ordre politique, l'Assemblée rejeta cette proposi-
tion. Par contre, un assez grand nombre d'ecclésias-
tiques, en jurant de maintenir la constitution fran-
çaise, avaient ajouté : « et notamment les décrets
relatifs à la constitution du clergé. » Il fallait donc
qu'on s'expliquât. Sur ces entrefaites, les évêques
députés à l'Assemblée nationale, publièrent leur pro-
fession de foi. Elle a pour titre : Exposition des
principes sur la constitution du clergé. La juridic-
tion épiscopale, absorbée par l'autorité civile et sup-
primée par elle dans cinquante-deux diocèses ; le
choix des évêques et des curés , confié à des laïcs
de toutes les communions ; l'institution canonique
des évêques," enlevée au souverain pontife, et attri-
buée au seul métropolitain; la suppression de tous les
chapitres, de toutes les abbayes : tels étaient les prin-
cipaux griefs des réclamants. Ils ne rejetaient pas les
changements qui pouvaient être légitimes ; mais ils
proposaient la convocation d'un concile national, et
demandaient qu'avant de toucher à l'ancien ordre de
404 HISTOIRE DU DIOCÈSE
choses, on s'adressât au souverain pontife, sans
lequel rien d'important ne doit se traiter dans l'Église,
En effet, il était évident pour les esprits sages, que
l'autorité ecclésiastique pouvait seule sanctionner de
pareilles innovations : « C'est un schisme que vous
constituez , disait à la tribune le conseiller d'Épré-
mesnil , si vous négligez d'y recourir. » Ainsi que
nous l'avons raconté plus haut, le serment à la con-
stitution civile du clergé fut condamné par le souve-
rain pontife.
IV. Après la journée du 10 août 4792, le nom du
roi fut effacé par l'Assemblée dans la formule du ser-
ment. On jura « de maintenir la liberté et l'égalité,
et de mourir a son poste pour l'exécution de la loi.»
Sur ce troisième serment, les catholiques se divisèrent.
Parmi les prêtres demeurés fidèles , les uns le
condamnèrent « comme une impiété et une perfidie »
parce que la liberté et l'égalité, qui en étaient l'objet,
leur paraissaient une liberté et une égalité anti-
sociales. Au contraire , un grand nombre d'ecclésia-
stiques très-recommandables le prêtèrent, et soutin-
rent qu'il ne fallait voir dans ces mots : liberté et
égalité, que le contraire du despotisme et la sup-
pression des privilèges. A la tête de ces derniers,
nous citerons le docte M. Émery, supérieur de Saint-
Sulpice. Vivement contredit par ses adversaires, il
prit le parti de s'adresser à Gensonné, député de la
Gironde, rapporteur du décret. Il lui présenta par
écrit un commentaire du serment, en le priant d'exa-
miner si la pensée du législateur y était fidèlement
reproduite.
DE BAYEUX. 405
\. «J'ai envisagé, dit-il, et j'envisage ce serment
comme renfermé purement dans l'ordre civil et poli-
tique.
2. « J'entends par liberté, en général tout ce qui
exclut le despotisme d'un côté et la servitude de
l'autre ; et plus particulièrement j'entends par liberté
cet état où l'on est gouverné par des lois et non par
des volontés arbitraires.
3. « J'entends par égalité , premièrement : la ré-
partition des impôts entre les citoyens , en raison de
leurs facultés, sans aucun privilège ; secondement :
l'application des mêmes peines aux mêmes délits ,
sans aucune distinction de personnes ; troisièmement :
le droit pour chaque citoyen d'aspirer et de parvenir
aux dignités et aux emplois par le mérite et les ser-
vices, sans qu'aucun puisse en être exclu sous le
prétexte de l'obscurité de sa naissance, ou de la mo-
dicité de sa fortune.
4. « J'entends par les lois dont il s'agit dans ce
serment, les lois qui ont pour objet de maintenir la
liberté et l'égalité ainsi entendues (1). » Gensonné
répondit qu'il était impossible de mieux expliquer ce
serment, et ajouta qu'il s'étonnait qu'on y donnât un
autre sens. Malgré tout ce qu'on a pu dire, il est
certain que le cardinal Zélada , ministre du pape ,
consulté sur cette grave question, vers le milieu du
mois de mai 1793, répondit que le pape ne s'était
(1) Vie de M. Émery, supérieur du séminaire et de la com-
pagnie de Saint-Sulpice, tome Ier, p. 331 ; voir l'intéressante
discussion à laquelle fut entraîné M, Émery par les exagéra-
tions du parti contraire (p. 312).
406 HISTOIRE DU DIOCÈSE
pas prononcé, et que, si le serment était purement
civique, il n'y avait pas de motif pour l'interdire.
Plus tard [26 juillet 1794], on obtint une réponse
de la cour de Rome. Elle renvoyait à leur conscience
ceux qui auraient prêté ce serment fcomulant con-
scientiœ suœ) , attendu qu'il n'est pas permis de
jurer dans le doute ; mais on ajoutait : « Que le
saint-siége n'ayant point prononcé sur le serment
lui-même, aucune loi n'obligeait à la rétractation. »
Cette réponse ne termina pas la controverse. Les
deux opinions cherchèrent à s'étayer sur elle. L'une
et l'autre comptaient un grand nombre d'adhérents
parmi les évêques de France. Il est même impossible
de dire aujourd'hui de quel côté se rangea la majorité
de Tépiscopat (1).
V. Le 30 mai 1795, la Convention nationale rendit
aux populations l'usage des églises non aliénées ,
et décida que tout prêtre qui aurait fait devant la
municipalité acte de « soumission aux lois de la ré-
publique » pourrait exercer dans ces églises les cé-
(1) Pour tout ce qui a rapport au quatrième serment, on ne
peut trop se tenir en garde contre certaines appréciations.
Par exemple, on lit dans les Martyrs de la foi , que Pie VI
« réprouvait ce serment, » et qu'il « le regardait comme très-
criminel. » Il est très-avéré , dit au contraire l'auteur de la
Vie de M. Émery, que le pape « n'a jamais porté de jugement
sur le serment dont il s'agit. » Quant à M. Émery , lorsqu'il
le prêta, il était convaincu, comme un grand nombre de ses
confrères, que ce serment « n'avait aucun trait à la religion »
et qu'on pouvait entendre les mots Liberté et Egalité « dans
un sens très-légitime. » Il eût fallu sur ce point , comme le
demandait le souverain pontife , abandonner chacun aux in-
spirations de sa conscience. Consulant conscientiœ suœ.
DE BAYEUX. 407
rémonies du culte chrétien. Craignant que l'intention
qui avait dicté ce décret ne fût pas suffisamment com-
prise par les autorités locales, le comité de législation
adressa le 17 juin aux administrateurs une circulaire
pour en fixer le sens. Ainsi, il leur était défendu de
faire « aucune recherche ou examen sur la conduite
ou sur les opinions du déclarant ; » on devait se
rappeler que la « constitution civile du clergé n'était
plus une loi de la république , » et que « la loi en-
tendait assurer et faciliter de plus en plus le libre
exercice des cultes. » Cette circulaire fut publiée
dans tous les journaux.
Cependant , les défiances n'étaient pas apaisées ,
et la division éclata de nouveau parmi les catholiques.
Tandis que certains diocèses repoussaient la déclara-
tion, dans d'autres au contraire, et notamment à Paris,
il était reçu qu'on pouvait et qu'on devait la faire.
Un grand nombre d'ecclésiastiques qui avaient refusé
les autres serments, prirent ce dernier parti. « La
soumission aux lois n'emporte pas l'approbation de
ces lois, écrivait à cette occasion M. Émery ; elle
n'emporte pas même l'approbation du gouvernement
auquel on est soumis. » Le 5 juillet 4796 , un bref
de Pie VI, tiré en grande partie du Commentaire de
saint Jean-Chrysostôme , sur ces paroles de l'apôtre ,
Non est potestas nisi a Deo, exposait aux catholi-
ques de France la doctrine de l'Écriture et de la tra-
dition sur la soumission que doivent les chrétiens
aux puissances établies ; il leur défendait d'ajouter
foi aux paroles de ceux qui répandraient une doctrine
contraire, comme étant émanée du saint-siége. Que
408 HISTOIRE DU DIOCÈSE
faut-il penser du bref de Pie VI ? Nous ne dissimule-
rons pas les soupçons qui s'élevèrent contre son au-
thenticité. On peut voir cette question traitée avec
toute l'impartialité désirable dans la troisième édition
des Mémoirespour servirai' histoire ecclésiastique,
de M. Picot. Il nous suffit de savoir que le bref
avait été imprimé à Rome, à l'imprimerie apostolique ;
que l'original fut présenté à M. de Dampierre, vicaire-
général du diocèse de Paris , et qu'il en rendit té-
moignage ; enfin que, malgré l'émotion produite par
ce bref, malgré le grand nombre de ceux qui criaient
à l'imposture, le pape se renferma dans le plus pro-
fond silence.
VI. La teneur du serment allait encore une fois
être modifiée par la Convention. Le 7 vendémiaire
an IV [29 septembre 1 795] , elle substitua aux an-
ciennes formules la déclaration suivante : « Je re-
connais que l'universalité des citoyens est le souverain,
et je promets soumission et obéissance aux lois de
la république. » Sur cette déclaration , comme sur
la précédente, les avis furent très-partages. Était-ce
en droit ou en fait que l'on devait reconnaître la
souveraineté dans l'universalité des citoyens français ?
Quelle était la conduite à tenir dans les deux hypo-
thèses?Il y avait là matière à de sérieuses discussions .
Cependant, il faut le reconnaître, cette fois, de part
et d'autre , on y mit plus de réserve. Une grande
partie des supérieurs ecclésiastiques condamna le
zèle excessif qui s'insurgeait contre l'acte de sou-
mission. On pensa généralement qu'il ne fallait pas
inquiéter ceux qui avaient cru pouvoir le souscrire.
DE BAYEUX. 409
Telle était l'opinion de M. Émery. Le bref du pape,
dont nous avons parlé à l'occasion du premier ser-
ment de soumission , et qui est en effet postérieur à
celui-ci, fut également interprété en sa faveur.
Ces discussions étaient déplorables ; mais il était
impossible qu'il en fût autrement dans ces temps
malheureux. L'absence du plus grand nombre des
évoques, la difficulté de faire arriver jusqu'à eux une
connaissance exacte de la situation , sans cesse
modifiée par les événements du jour, jetait beaucoup
d'indécision dans les mesures de ceux qui représen-
taient l'épiscopat, et laissait la plupart des ecclé-
siastiques abandonnés à leurs propres inspirations.
« Chacun, comme l'écrivait plus tard M. deBeausset,
évêque d'Alais , obéissait , sans s'en douter , sans
mauvaise intention, à la disposition de son caractère,
à ses préventions, à ses scrupules, enfin à la crainte
estimable de trop faire, ou de ne pas faire assez (1). »
VII. Vers le milieu de l'année 1797 , il y eut un
moment où le Corps législatif parut incliner à la
tolérance. Le 28 août, le rapporteur d'une commis-
sion avait proposé de substituer aux anciens serments
une déclaration conçue en ces termes : « Je déclare
que je suis soumis au gouvernement de la République
française. » 11 était dit dans un article du projet que
(1) On se ferait difficilement une idée de la quantité pro-
digieuse de brochures que produisit la question des serments ;
de l'ardeur, de la subtilité avec laquelle les adversaires se
contredisaient. On pourra lire avec fruit sur cette question
délicate, les ouvrages de M. deBeausset, évêque d'Alais,
(cardinal en 1817) , et notamment celui qui a pour titre :
Exposé des principes sur le serment de Liberté et d'Egalité.
440 HISTOIRE DU DIOCÈSE
la nouvelle déclaration était purement civile , et ne
touchait en rien a la conscience du déclarant. Pie VI,
par un bref qui fut adressé, le 15 septembre 1797, à
l'archevêque de Rheims, déclara que rien, dans cette
formule, ne s'opposait à ce qu'elle fût souscrite.
Mais le coup d'état connu sous le nom de 4 8 fructidor
amena une réaction violente, qui exposa de nouveau
les prêtres fidèles à toutes les rigueurs du pouvoir.
VIII. Non-seulement on révoqua la loi qui rappelait
les prêtres déportés, mais on infligea la déportation
à tous ceux qui refuseraient le serment de « Haine
à la royauté et à l'anarchie. » Pour prévenir l'oppo-
sition que devait soulever un pareil serment, le rap-
porteur avait déclaré, au nom de la commission tout
entière, qu'en demandant de jurer haine à la royauté,
on faisait abstraction des personnes ; on ne s'enga-
geait même pas à la haine de la royauté , considérée
d'une manière abstraite , mais seulement à se pro-
noncer contre les efforts que Ton pouvait faire pour
la rétablir en France, où elle était repoussée par la
constitution et par le vœu des républicains. A Paris ,
le clergé orthodoxe prêta le serment dans le sens de
ces explications ; cette conduite fut suivie dans plu-
sieurs diocèses avec l'approbation formelle ou tacite
de l'évêque diocésain. Ailleurs, au contraire, on mit
à la combattre une extrême vivacité. Le pape, ayant
appris le nouveau dissentiment qui partageait le
clergé de France, fit examiner la question. Les car-
dinaux pensèrent que le serment de Haine à la royauté
répugnait à la loi divine ; que, malgré les interpréta-
tions qui tendaient a l'adoucir , si on le prenait dans
DE BAYEUX. 411
le sens naturel qu'il présentait à l'esprit, il était sub-
stantiellement mauvais. Le secrétaire de la Congréga-
tion ayant fait connaître au pape l'avis des cardinaux,
le pape décida que le serment était illicite , et le 24
septembre 1798, le délégué apostolique répondait de
Rome que ceux qui l'avaient prêté étaient obligés à
réparer le scandale le mieux qu'il serait possible ,
« en tenant compte des temps et des lieux, » mais on
ajoutait qu'il n'avait été porté contre eux aucune
censure.
Plus tard [30 janvier 1799] , ce serment ayant été
exigé des professeurs de l'université romaine, Pie VI
déclara de nouveau que , dans les termes où il était
rédigé, on ne pouvait permettre de le souscrire. Le
gouvernement français exigeait que l'on jurât « Haine
à la royauté et à l'anarchie, attachement et fidélité à
la république et à la constitution de l'an III. » Voici
de quelle manière Pie VI avait lui-même modifié
la rédaction : « Je (N) jure que je ne prendrai part
à aucune conjuration , complot ou sédition , ayant
pour objet de rétablir la monarchie et de détruire la
république qui gouverne actuellement. Je jure haine
à l'anarchie, fidélité et attachement à la république et
à la constitution, sauf toutefois les droits de la reli-
gion catholique. » Le pape défendit toute contro-
verse sur ce document. Il espérait, disait-il, que tous
les ecclésiastiques, aussi bien que tous les professeurs,
sauraient unir « la fidélité et la soumission envers les
magistrats » au respect qu'il leur demandait « pour
la loi suprême de la conscience. » Il est évident, par
ces dernières paroles , que , si le pape condamnait le
412 HISTOIRE DU DIOCÈSE
serment de Haine à la royauté, il ne condamnait pas
l'acte de Soumission dont nous avons parlé plus
haut(1).
IX. La constitution de l'an VIII abrogea le serment
de Haine à la royauté et le remplaça par la déclaration
suivante : « Je promets fidélité à la constitution. »
Une proclamation des consuls, en date du 28 décembre
1799, annonça dans les départements que la liberté
des cultes était garantie par la constitution ; qu'aucun
magistrat ne pouvait y porter atteinte. Deux jours
après, le Moniteur, qui venait d'être déclaré journal
officiel, exposait que la formule par laquelle on pro-
mettait fidélité à la constitution , était à elle seule
« une garantie parfaite de la liberté des opinions re-
ligieuses, attendu qu'elle en respectait toutes les dé-
licatesses. Ce n'est pas un serment, continuait la dé-
claration, c'est un engagement purement civil. » Le
clergé de Paris , encouragé par ces explications, fit
sans difficulté la promesse demandée. On suivit la
même conduite dans un grand nombre de diocèses ;
elle fut formellement approuvée par vingt évêques
français ; plusieurs même écrivirent pour en soutenir
la légitimité (2). Le sentiment contraire fut adopté par
la plupart des évêques que l'émigration avait éloignés
de leur patrie. Ils étaient résolus « à ne point séparer
(1) V. dans les Mémoires de M. Picot (3e éd., t. VII, p. 216),
des détails pleins d'intérêt sur la prudence et la fermeté avec
lesquelles le pape conduisit cette affaire.
(2) Ce sentiment était celui des sept évêques français qui,
n'ayant point émigré, avaient suivi de près la révolution dans
toutes ses phases. Citons, entre autres , M. de Maillé, évêque
de Saint-Papoul, M. de Beausset et M. du Belloy.
DE BAYEUX. 413
leur cause de celle de la royauté (1 ) », et leur attache-
ment aux princes légitimes s'effrayait des mesures
prises par le gouvernement pour consolider sa puis-
sance. Nous verrons plus tard comment cette dispo-
sition de certains esprits prépara la révolte contre le
concordat, et donna naissance à de graves complica-
tions. Le pape, consulté de toutes parts sur la pro-
messe de fidélité à la constitution de l'an VIII , ne se
pressa pas de répondre. Bientôt des négociations
s'ouvrirent entre Sa Sainteté et le gouvernement
français, sur le moyen de reconstituer l'Église de
France. La querelle relative à « la promesse » conti-
nuait encore quand Pie VII consentit à traiter avec le
premier consul.
On peut donc partager en trois classes les neuf ser-
ments qui furent mis à l'ordre du jour dans l'espace
de dix années (2).— Les deux premiers ne furent pas
condamnés par le saint-siége ; tout le clergé français
les regarda comme permis; toutefois le second ne fut
prêté qu'après des explications et avec des réserves.
— Le souverain pontife condamna explicitement ce-
lui par lequel fut acceptée la constitution civile du
clergé, et plus tard le serment de Haine à la royauté.
— Il en est deux autres sur lesquels le saint-siége
ne se prononça pas : celui de Liberté et d'Égalité ,
ainsi que le serment par lequel fut acceptée la con-
(1) Lettre de M8r d'Argentré , évêque de Séez , à ceux des
ecclésiastiques de son diocèse qui résidaient en Allemagne.
(2) Nous passons sous silence un dixième serment prescrit
aux ecclésiastiques le 29 novembre 1791. Le décret de l'As-
semblée ne fut pas converti en loi , le roi ayant refusé sa
sanction.
414 HISTOIRE DU DIOCÈSE
stitution de Tan VIII. — Enfin , les trois autres ser-
ments qui consistaient dans la promesse d'une simple
soumission aux lois de la république furent permis
par le saint-siége. A ceux qui conserveraient des doutes
sur l'authenticité du bref de Pie VI relatif au premier
serment de soumission , nous ferions observer que le
même Pie VI approuva la soumission, dans son bref
à l'archevêque de Rheims , dont l'authenticité est in-
contestable. De plus, voulant donner aux fidèles une
règle de conduite, le pape ne se contenta pas de con-
damner le serment de Haine a la royauté , il prit la
peine d'en modifier la formule , et substitua aux
termes qu'il réprouvait , ceux de fidélité et d'atta-
chement a la république. Aujourd'hui donc la lumière
est faite autour de ces questions ; on est obligé de
reconnaître que le serment de soumission n'a jamais
été condamné par le saint-siége. Par conséquent , il
serait injuste d'infliger sans discernement la qualifi-
cation de jureur à quiconque avait prêté tel ou tel de
ces neuf serments. La distinction que nous venons
d'établir devient la base d'une appréciation toute
nouvelle : c'est d'elle qu'il faut partir pour apprécier
équitablement la conduite du clergé.
Dispositions A l'époque dont nous parlons ces questions étaient
m^ d'cbeyiu- bêlantes , et les évêques de France furent loin de
s'entendre sur la manière de les résoudre. Quoique
l'autorité du saint-siége fût acceptée en principe et
invoquée par tous , tous ne montraient pas le même
empressement a s'y soumettre. Le schisme de la
petite église était en germe au fond de ces tristes
débats. De plus, comme nous le verrons dans un
DE BAYEUX. 415
instant, la vérité était tellement obscurcie au milieu
des bruits contradictoires qui circulaient de bouche
en bouche, qu'il n'était pas toujours possible de l'en
dégager. Il se formait donc déjà deux courants d'opi-
nion tout à fait contraires, auxquels on obéissait de
part et d'autre avec une égale conviction. Les sept
évoques catholiques qui étaient restés en France ,
étudiaient sur place , et quelques-uns de concert avec
M. Émery , ces difficultés épineuses ; ils se tenaient
en garde contre les opinions et les mesures ex-
trêmes. L'oreille toujours ouverte aux décisions
qui leur venaient de la cour de Rome , ils cherchaient
dans la plus saine théologie , les principes à l'aide
desquels pourrait s'établir la conciliation. Telles n'é-
taient pas , à beaucoup près , les dispositions de Mgr
de Cheylus. Le lointain dans lequel il apercevait les
événements , ne lui permettait pas toujours de les
bien apprécier. Les idées politiques qu'il caressait
dans son exil, et dont le triomphe lui semblait assuré,
ne le disposaient pas a l'indulgence. L'Église et
l'ancienne monarchie, le trône et l'autel , comme on
disait alors, lui semblaient inséparables. Son atta-
chement aux Princes français exilés comme lui , leur
retour, qu'il regardait comme prochain , le mettaient
en défiance contre tout ce qui portait atteinte à
leurs droits ; il rejetait comme une félonie toute
espèce de soumission $ une autre autorité que la
leur. Le 48 juin 1795 un corps d'émigrés français
rassemblés à Jersey lui faisait bénir ses drapeaux.
Le discours qu'il leur adressa était plein d'espérances.
« Toutes les nations s'intéressent à notre sort,
416 HISTOIRE DU DIOCÈSE
s'écriait-il ; déjà leurs légions s'ébranlent.— La fin
de nos disgrâces approche. — Déjà l'Anglais, de
rival redoutable devenu protecteur généreux , s'élève
en notre faveur avec toute sa puissance , et quelle
puissance I Déjà j'entends les cris du peuple français,
qui , las de ses forfaits, fatigué de ses fureurs, re-
demande Louis XVII et pleure Louis XVI. Déjà je
vois s'agiter et accourir sur toutes les plages, sous
ces drapeaux de l'honneur , ces fidèles chevaliers
français , ces invincibles Machabées , qui doivent le
conduire au pied de son trône. » Hélas! il y avait
douze jours que Louis XVII était mort [6 juin 1795],
quand ces paroles furent prononcées. Les autres es-
pérances étaient aussi fragiles. On sait que cette ex-
pédition des émigrés français aboutit au désastre de
Quiberon [27 juin 1795].
Règlement Vers le même temps , Mgr de Cheylus adressa un
adressé au clergé
de Bayeux. « Règlement provisoire à tous les prêtres du diocèse
de Bayeux sur la conduite qu'ils devaient tenir dans
le ministère à l'époque de leur rentrée en France. »
Rédigé en 1795, vers le mois de juillet ou d'août, il
ne fut connu dans le diocèse que sept ou huit mois
plus tard. L'évêque en fit plusieurs envois, le dernier
sous la date du 4 juillet 1796. En tête de ce règlement
on lit :
« Nul ecclésiastique ne pourra prêter aucun ser-
ment ni faire aucune déclaration d'approuver les dé-
crets des assemblées prétendues de la nation , de
reconnaître la république ni de se soumettre à ses
lois purement civiles ; mais chacun doit les improu-
ver, dans tous les cas où le ministère l'exige, comme
DE BAYEUX. 417
destructives de la monarchie et des droits du clergé,
de la noblesse et de tous les citoyens. Nous décla-
rons interdits, ipso facto, tous ceux qui, ayant reçu
des pouvoirs de nous ou de nos vicaires-généraux,
feraient adhésion à ces lois , devant un corps d'ad-
ministration, verbalement ou par écrit. » Un peu
plus loin, il défendait aux prêtres d'exercer publi-
quement leurs fonctions dans aucune paroisse avant
qu'elle ne fût « rentrée sous l'obéissance du roi. »
Ils ne devaient pas recevoir les clefs de l'église de
la municipalité républicaine , mais attendre qu'elles
leur fussent remises par celle « qui était en exercice
avant la révolution ! » Évidemment , dans la pensée
de M&1' de Cheylus, on touchait à la restauration de
l'ancien ordre de choses, et la restauration religieuse
allait immédiatement la suivre.
Qu'on se reporte au temps dont nous écrivons conduite
...... . . . de MM. les vicaires
1 histoire, et on comprendra sans peine la surprise généraux.
et l'émotion du clergé, à la réception de ce règle-
ment; on en critiqua les dispositions, l'authenticité
même en fut contestée. Mis en demeure de s'expli-
quer sur ce point, MM. les grands-vicaires le firent
avec autant de fermeté que de sagesse. Sans doute,
ils connaissaient trop bien l'état de la France pour
s'associer aux espérances du prélat ; mais com-
ment l'initier à tout ce qui se passait autour d'eux?
Comment lui découvrir le trouble et la confusion
qui régnaient dans les esprits? Les communica-
tions avec Jersey (1) devenaient chaque jour de plus
(1) La correspondance qu'échangeaient entre eux M8r de
Cheylus et ses grands-vicaires, était ordinairement confiée à
27
418 HISTOIRE DU DIOCÈSE
en plus difficiles ; un retard pouvait tout compro-
mettre, et la prudence ne permettait pas de laisser
le clergé sans direction. Ce fut donc à lui qu'ils s'a-
dressèrent. Ils passèrent en revue les principaux
articles du Règlement épiscopal en y ajoutant des
Notes explicatives (1). On peut en résumer ainsi
le sens et la portée. — La persécution , disaient
MM. les grands-vicaires, est aujourd'hui « plus vio-
lente que jamais. Le clergé catholique est toujours
placé entre l'exil et la mort; » donc, l'exécution
du Règlement, considéré dans son ensemble, est
présentement chose impossible. Est-ce une raison
pour fermer l'oreille à toutes les règles de conduite
qu'il nous trace ? Un grand nombre sont « plus
ou moins » applicables à la situation ; appliquons-
les donc avec prudence, et demandons à Dieu qu'il
nous éclaire. — Ils partent de là pour fixer l'inter-
prétation des articles dont le sens « serait dou-
teux. » Prises à la lettre , certaines décisions ont
M. l'abbé Guérin, ancien curé d'Asnières, et plus tard curé
de Formigny. Traqué par les agents du pouvoir, qui surveil-
laient les côtes, souvent exposé dans une barque aux dangers
de l'Océan, il eut le bonheur d'échapper à tous les périls. Il
conduisit en Angleterre l'abbé Edgeworth , quand celui-ci
quitta la Normandie , après un assez long séjour. (V. IIIe
vol., ch. Ier.)
(1) Nous avons sous les yeux ces Notes manuscrites, ainsi
que le Règlement de M8r de Cheylus , et l'Ordonnance qui
vint ensuite. Ces actes ne portent aucune date, aucune si-
gnature. Us étaient copiés et conservés par les bons prêtres
auxquels les adressait l'autorité diocésaine. On nous en a
communiqué différentes copies, dont nous avons constaté
l'identité, et par conséquent l'exactitude.
DE BAYE UX. 419
pu causer quelque surprise. 11 faut se rappeler qu'à
l'époque où Monseigneur les a formulées, il croyait
que son exil allait finir. Mgr l'archevêque de Rouen
et M«r l'évêque de Coutances ont envoyé à leur cler-
gé les mêmes prescriptions, et les ont ensuite révo-
quées (1).
Les conseils que nous venons de reproduire , en
les abrégeant, furent accueillis comme ils devaient
l'être par la très-grande majorité. Dieu veillait sur
notre Église. Pendant les dix années qu'elle fut pri-
vée de son premier pasteur [1791-1802], MM. les
vicaires-généraux se montrèrent constamment à la
hauteur de leur mission. L'oreille attentive à tous
les bruits du dehors qui étaient propres à les éclai-
rer, ils durent quelquefois étendre ou restreindre
les instructions que leur évêque les chargeait de
transmettre ; mais la fermeté de leurs principes fut
toujours en harmonie avec la modération de leur
langage.
Après avoir étudié leur correspondance avec une
curiosité respectueuse, nous aurions éprouvé le désir
d'y ajouter leurs noms. Sur ce point , comme
sur plusieurs autres, le clergé du diocèse a bien
voulu nous venir en aide; nous dirons dans un
instant ce que nous croyons être la vérité. — Voyons
d'abord jusqu'à quel point il est possible de la dé-
couvrir.
Il faut avant tout distinguer deux époques : celle
(1) Il s'agissait, entre autres questions, de la rétractation
imposée aux prêtres jureurs. Nous traiterons cette matière
au commencement de notre IIIe Volume.
420 HISTOIRE DU DIOCÈSE
qui précéda le bref du 19 mars 1792 et celle qui le
suivit. Mgr de Cheylus quitta son diocèse en 1794.
Avant son départ, il avait donné personnellement à
quelques-uns des prêtres qui restaient en France
des pouvoirs très-étendus. Plusieurs, dit le mémoire
que nous citons, « s'étaient attribué une puissance
quasi-épiscopale sur toutes sortes de matières, » et
se regardaient comme « indépendants » des vicaires
généraux. Ceux-ci s'en plaignirent à Mgr de Cheylus,
qui fit droit à leurs plaintes par une ordonnance.
Dans la lettre qui la précède, et qui est écrite à
tout le clergé , il commence par dire que son exil
« dure depuis cinq ans ; » elle avait donc été ré-
digée en 1796, c'est-à-dire, peu de temps avant
sa mort. Quoiqu'il en soit de l'époque où elle fut
écrite , il s'y plaint avec sévérité de la manière
dont certains ecclésiastiques avaient « interprété »
les pouvoirs qu'il leur avait remis avant son départ;
de l'extension qu'ils y auraient donnée. « Ces pou-
voirs, dit-il , étaient tous renfermés dans l'adminis-
tration des sacrements de pénitence; ils ne pou-
vaient s'étendre au-delà de ceux d'un évêque. » Puis
il s'élève vigoureusement contre l'esprit « d'indé-
pendance » qui rendait impossible « l'uniformité »
sans laquelle on ne pouvait compter sur la soumis-
sion des fidèles. En conséquence, il exigeait que,
dans l'espace d'un mois, à partir du jour où son
ordonnance serait connue , tous les pouvoirs ac-
cordés par lui fussent renouvelés par ses grands-
vicaires. Il leur laissait le droit de les étendre , de
les restreindre et môme de les révoquer.
DE BAYEUX. 121
Il est donc vrai que , depuis le commencement
des troubles, un zèle inconsidéré avait égaré plu-
sieurs de ceux qui prétendaient avoir reçu de Mgr de
Cheylus des pouvoirs sans limites. L'indépendance
qu'ils s'attribuaient créa souvent des difficultés sé-
rieuses aux véritables administrateurs, D'un autre
côté, on voyait avec surprise l'autorité diocésaine
confier des pouvoirs extraordinaires à des hommes
nouveaux, qu'elle avait canoniquement institués.
Les esprits timides en furent effrayés ; on se de-
manda si les actes qu'ils accomplissaient étaient
« valides. » Les vicaires-généraux firent face à tous
ces périls. Ils protestèrent contre les envahisseurs ,
et en même temps il essayèrent de rassurer les
faibles. C'est qu'en effet les uns et les autres sem-
blaient oublier ou ne pas comprendre le bref du
19 mars 1792. Les vicaires-généraux crurent n'a-
voir rien de mieux à faire que de les y renvoyer.
Examinons donc un instant avec eux ce bref à
jamais mémorable. C'est là qu'il faut chercher la
source des pouvoirs légitimement exercés par
l'Église de France, pendant la dispersion du clergé
catholique.
Au commencement de l'année 1792, ceux de nos BrefdePievi.
évêques qui n'avaient point émigré, comprenant source ^pouvoirs
qu'il devenait extrêmement difficile de maintenir
dans leurs diocèses la transmission régulière des
pouvoirs religieux, prièrent le souverain pontife de
leur venir en aide, en modifiant la distribution et
l'exercice de ces pouvoirs. Le 19 mars 1792, Pie VI,
pour répondre à leur désir, conféra, par un induit,
4^2 HISTOIRE DU DIOCÈSE
le titre de délégué du saint-siége aux archevêques ,
aux évoques et aux administrateurs des diocèses
vacants. De plus, il leur donna le droit de subdélé-
guer à de simples prêtres ceux de leurs pouvoirs
qui n'étaient pas réservés à l'épiscopat.
Un fait aussi capital avait dû être porté dès son
origine à la connaissance de tout le clergé catho-
lique ; mais enfin , pour une raison dont le secret
nous échappe, en 4796, MM. les vicaires-généraux
se croyaient obligés d'y renvoyer les mécontents. Ils
s'efforcèrent donc de faire comprendre aux uns que
les pouvoirs personnels obtenus par eux de M^r de
Cheylus étaient implicitement révoqués par le bref;
et aux autres , qu'il n'y avait rien d'étonnant à ce
que de simples prêtres , dont on connaissait les
lumières et la prudence , eussent été chargés de
pouvoirs extraordinaires , par exemple , de réhabi-
liter les jureurs.
comment Les délégués , disons-nous , avaient le droit de
TtaSii"" subdéléguer leurs pouvoirs, et ils les transmettaient
transmis? en ^j. Qu partje ^ pQur un tempS plUS 0U niOmS
long. Ceci va jeter une grande lumière sur la ques-
tion qui nous occupe. Il en résulte, en effet, qu'il
serait téméraire de vouloir préciser le nombre des
subdélégués. Emprunté comme l'autre au droit ec-
clésiastique, ce terme répugnait au langage popu-
laire. Délégués ou subdélégués, le peuple, qui ne
connaissait pas la valeur de ces mots , saluait indis-
tinctement du nom de grands-vicaires tous ceux qui
représentaient à ses yeux l'autorité épiscopale, quelle
que fût l'origine , la limite , la durée de leurs pou-
DE BAYEUX. 423
voirs ; mais, aujourd'hui, on ne peut plus ignorer
que, en dehors de ces deux groupes, il n'existait
pas , dans le diocèse , un seul ecclésiastique qui
représentât l'autorité du saint-siége , et , par consé-
quent, celle de Mgr de Cheylus.
Ceci posé, il est certain que, durant les troubles par qui ces
révolutionnaires, M. d'Audibert de la Villasse, ES
parent de Mgr de Cheylus, et qui l'avait d'abord
conduit à Jersey , représentait dans notre diocèse
sa personne et ses pouvoirs. On doit regarder comme
nul et non avenu tout ce qui se fit en dehors de
l'administration dont il était le centre. Il est vrai
qu'il ne resta pas constamment à Bayeux. On le
trouve à différentes époques dans diverses loca-
lités. Cependant, les vicaires-généraux, quand ils
s'adressent au clergé du diocèse, parlent toujours
en commun, et comme s'ils étaient réunis. Il est donc
permis de croire qu'ils n'adoptèrent jamais aucune
résolution importante, sans que M. l'abbé d'Audibert
y prit part.
Quels étaient les principaux membres de cette
réunion? quel en était le point central? Une lettre
de M. Ameline, curé d'Ifs [12 octobre 1853], nous
permet de résoudre la première question. Elle nous
apprend qu'avant de quitter son diocèse , Mgr de
Cheylus « avait délégué ses pouvoirs » à MM. Re-
nauld, Maffré et d'Audibert. Déplus, ces trois
noms sortirent du scrutin par lequel le chapitre élut
six grands-vicaires pendant la vacance du siège.
Ceci ne confirme-t-il pas le témoignage que nous
citons? En second lieu, la lettre que les grands-
424 HISTOIRE DU DIOCÈSE
vicaires , élus par le chapitre , écrivirent au clergé ,
après la mort de Mgr de Cheylus , est datée de
Bayeux. Enfin, M. Hébert, que nous allons faire
connaître tout à l'heure, parle, dans ses Notes sur
la persécution, « des grands-vicaires qui siégeaient
à Bayeux. » La ville épiscopale était donc restée le
siège de l'administration (1).
ACaen, l'administration ecclésiastique était re-
présentée par M. Hébert, membre de la société des
Eudistes, et plus tard curé de Saint-Gilles. Il raconte
que, se trouvant dans cette ville, où Mgr de Cheylus
l'avait chargé « des pouvoirs de grand-vicaire, » une
conférence lui fut demandée , comme à l'un des re-
présentants de l'évêque de Bayeux, par un des chefs
de l'armée vendéenne. Il s'agissait d'obtenir du
clergé qu'il détournât les jeunes gens appelés sous
les drapeaux d'obéir à la loi; on les eût expédiés
sur la Vendée. M. Hébert repoussa cette proposition
par un refus énergique. Communiquée k Mgr de
Cheylus et à MM, les grands-vicaires, sa réponse
obtint une approbation unanime.
A cette occasion, M. Hébert nous apprend qu'in-
dépendamment des grands-vicaires qui siégeaient à
Bayeux, un d'eux, qu'il ne nomme pas plus que les
autres , se trouvait dans la paroisse d'Amayé-sur-
Seulles, près de Villers-Bocage. Probablement, celui
dont il parle était M. Godefroy de Boisjugan,
membre de l'ancien chapitre , mort à Caen , curé de
Saint-Etienne. Longtemps, en effet, il fut caché dans
(1) Nous croyons connaître la maison où siégeaient les
proscrits; elle était située dans la rue du Petit-Rouen.
DE BAYEUX. 425
le village d'Amayé-sur-Seulles, chez les demoiselles
de La Morinière. Il y donna y le 15 mai 1795, la dis-
pense nécessaire pour un mariage; il y est désigné
comme « vicaire-général de Mgr l'évêque de Bayeux, »
Son titre est donc hors de contestation.
Pendant la Terreur, le château de la Morinière
abrita plus d'un proscrit. Nous y trouvons égale-
ment l'abbé Blondel , curé de Saint -Pierre de
Lisieux, après la révolution. Il était connu dans le
pays sous le nom de M. Delorme ; nous verrons
qu'il y déploya le plus grand courage. A quel titre
y exerçait-il le saint ministère? Était-ce comme
délégué ou subdélégué? On nous assure de différents
côtés qu'il avait les pouvoirs de vicaire-général. —
Tandis qu'il était caché à Épinay-sur-Odon, M. l'abbé
Ronchamps qui, pendant quelque mois, avait quitté
le pays, revint sur le champ de bataille, et pria
M. Blondel de lui assigner un poste. Celui-ci lui
abandonna les paroisses d'Épinay-sur-Odon, de
Landes, de Maisoncelles, de Parfouru et de Long-
villers, et alla lui-même s'établir plus loin (1). Ajou-
tons que, d'après un témoignage infiniment respec-
table, celui de MgrPaysant, évêque d'Angers, à l'ar-
rivée de Mgr Brault, M. Blondel figurait au nombre
des grands-vicaires qui « remirent entre ses mains
l'administration du diocèse. » Il est à regretter que
le biographe de M. le curé de Saint- Pierre n'ait
pas consigné ces détails.
Ici, il faut que l'on nous permette de nous incli-
(1) Renseignements fournis par M. l'abbé Ronchamps, curé
de N.-D. de Courson , neveu du prêtre sus-mentionné.
426 HISTOIRE DU DIOCÈSE
ner devant notre pasteur bien-aimé, devant celui
qui prit soin de notre enfance et nous plaça sur le
chemin du sacerdoce. Le vénérable M. Paris, curé
de Saint-Jean de Caen après la restauration du culte,
avait été précédemment curé de N.-D. de Vire. Pour
ce qui le regarde, nous ne sommes pas réduit à in-
voquer la tradition. Nous avons sous les yeux un
acte de mariage, écrit tout entier de sa main , dans
lequel il prend les titres suivants : « Je soussigné ,
Jean-Jacques Paris , curé de Notre-Dame de Vire,
Délégué des Administrateurs des diocèses de
Coutances et de Bayeux , pendant la vacance des
sièges épiscopaux de ces deux diocèses. » Cet acte
est daté du « lundi, onzième jour de mars, mil sept
cent quatre-vingt dix-neuf. » On sait que Vire se
trouvait autrefois sur les confins des diocèses de
Coutances et de Bayeux. Il n'est donc pas étonnant
que les pouvoirs du curé de Vire se soient étendus
au-delà de notre territoire. Remarquons les termes
« Délégué des Administrateurs ; » les pouvoirs
de M. Paris émanaient donc en réalité du saint-
siége, dont il n'était que « Subdélégué ; » c'est, en
effet, le titre qui fut inscrit sur son acte mortuaire;
et cependant , il résulte du témoignage de ses con-
temporains que , dans les lieux où il se cachait , on
avait coutume de l'appeler « Monsieur le grand-
vicaire (1). » Ceci concorde parfaitement avec les
explications que nous avons données plus haut.
M. l'abbé de Créqui avait-il reçu de Mgr de Cheylus
(1) Souvenirs de M. Tirard (mort curé de N.-D. de Vire),
alors âgé de huit ans.
DE BAVEUX. 427
des pouvoirs de grand-vicaire? Personne, à Lisieux,
ne se croit en état de répondre à cette question. Les
uns pensent qu'ayant toujours été très-opposé à la
fusion des deux diocèses, il eût craint d'accepter un
titre qui l'eût en quelque sorte préparée. Les autres
affirment que, pendant la révolution , il s'était occu-
pé de l'exemption de Cambremer, qui était une en-
clave de notre diocèse dans celui de Lisieux, et qu'il
avait reçu à cet effet des pouvoirs de Mgrde Cheylus.
Nous inclinons vers cette seconde hypothèse.
Après la mort de M&r de Cheylus, trois de MM. les
grands-vicaires , que nous venons de proclamer,
furent réélus par le chapitre ; le nombre en fut porté
à six. Nous reviendrons sur les circonstances de
cet événement; il fut capital, et fit le plus grand
honneur au diocèse de Bayeux.
e/^Z^&É^^3
428 HISTOIRE DU DIOCÈSE
APPENDICE.
LA PRISON DE B A YEUX PENDANT LA TERREUR.
Souvenirs extraits d'un manuscrit rédigé à la prison de
Bayeux, depuis le 9 octobre 1793 jusqu'au 13 octobre
1794, sur la demande et avec le concours des prisonniers,
par un de leurs compagnons.— L'auteur de ce manuscrit a
gardé l'anonyme , mais les allusions qui ont trait à sa famille
sont assez transparentes pour que le lecteur n'ait aucune
peine à la deviner. Mme d'Albignac, dont il parle toujours
avec une tendresse respectueuse, était, nous dit-il, sa
belle-sœur. « Cette bonne mère, qui pourrait être ma fille
par la distance de nos âges , se partage entre ses enfants
et moi, depuis neuf ans que je suis auprès d'elle. Elle est
le soutien de ma vieillesse et la gloire de mon nom. » A
n'en pas douter, ce manuscrit a donc été rédigé par M. de
Montai, frère aîné de M. d'Albignac , originaire du pays
des vignes, c'est-à-dire, de Milhau, en Rouergue. Il était
resté célibataire et avait servi dans les armées de Louis XV.
A l'époque de sa détention , il avait soixante-cinq ans.
Son manuscrit nous a été communiqué à une époque où
notre volume touchait à sa fin. Le propriétaire actuel a
DE BAYEUX. 429
bien voulu nous permettre d'en extraire ce qui pourrait
convenir à notre histoire. Il est rédigé, partie en prose et
partie en vers. Quant aux vers qui , de temps en temps ,
coupent le récit, nous les passerons sous silence. L'invo-
cation est adressée à Chapelle et à Bachaumont; mora-
lement parlant, c'est dire ce qu'ils valent. Il y a plus
de naïveté que de repentir dans la façon dont l'auteur
s'accuse lui-même de ses faiblesses. Nous sommes heureux
de pouvoir ajouter que, malgré les écarts de son imagi-
nation, il avait conservé la foi, et qu'une fin très-chré-
tienne a couronné sa vie. — Nous allons donc lui faire
quelques emprunts.
A l'époque où s'accomplirent à Bayeux les événe- Arrivée
des détenus.
ments que M. de Montai va nous raconter, le cou-
vent de la Charité (1 ) était devenu une maison d'arrêt.
Transportons-nous par la pensée dans les salles du
monastère, le 9 octobre 4793, un peu avant midi ,
nous y trouverons une affluence énorme : c'étaient
des détenus que l'on y amenait à chaque instant de
tous les quartiers de la ville. Arraché dès le matin
a l'hôtel qu'il occupait à Bayeux, M. de Montai était
arrivé un des premiers , et il assistait au défilé.
Autour de lui se serraient sa belle-sœur, Mme d'Albi-
gnac, ses cinq enfants et leur gouvernante. M. d'Al-
bignac,dont il n'est pas question dans son récit,
avait émigré. Rien de plus navrant et de plus cu-
rieux tout à la fois que les différents groupes entas-
sés dans les salles. On y trouvait des familles entiè-
res, depuis l'aïeul jusqu'aux petits-enfants. L'âge, le
sexe , les professions , les opinions politiques les
(1) En face de la place Saint-Patrice.
430 HISTOIRE DU DIOCÈSE
plus tranchées, tout y était rapproché, entassé, con-
fondu. D'anciens et de nouveaux administrateurs y
rencontraient des fédéralistes, des révolutionnaires
de fraîche date, mais suspects de modérantisme, des
prêtres insermentés , des prêtres constitutionnels ,
des religieuses , des paysannes , des valets et des
servantes. Quelques-uns, tristes et découragés, s'é-
loignaient en versant des larmes ; d'autres riaient
de l'aventure et se croyaient victimes d'une erreur.
« Quoi donc, s'écriaient-ils, des républicains être trai-
tés de la sorte ! nous ne sommes pourtant pas de la
caste privilégiée ; il n'y a dans notre famille ni émi-
grés ni suspects. » On aurait pu leur répondre que,
peu de jours avant leur arrestation, la commune de
Paris avait, sur la réquisition de Chaumette, déve-
loppé en neuf paragraphes la définition des suspects.
Le paragraphe huitième était ainsi conçu : — ceux
qui, n'ayant rien fait contre la liberté, n'ont rien
fait pour elle. — Il fallait donc en prendre son parti,
et devenir suspect dès que cela plaisait au pouvoir.
Le premier jour, le nombre des détenus était de
cent cinquante; le lendemain, on en comptait deux
cents ; le surlendemain, deux cent quarante ; après
quoi, dit notre écrivain, on cessa de se compter (1).
Les chambres et les cellules, sans distinction,
furent abandonnées au premier occupant. Les déte-
nus obtinrent la permission de faire apporter leurs
meubles. Les plus aisés s'arrangèrent pour ne pas
laisser manquer les pauvres. La politique a beau se
(1) Il ajoute un peu plus loin que le nombre des prisonniers
s'éleva dass la suite jusqu'à trois cents.
DE BAYEUX. 431
montrer cruelle , la religion ne perd jamais ses
droits.
Nous n'avons pas la prétention de reproduire ici
tous les incidents qui se succédèrent à la prison de
Bayeux pendant les douze mois que dura la captivité
de M. de Montai. Nous ne disposons que de quelques
pages, et il y aurait a recueillir dans ses notes la ma-
tière d'un petit volume. Pourtant nous ne laisserons
pas ignorer que, aux termes de la loi, on procéda
dans les vingt-quatre heures à l'interrogatoire des
prévenus. Tous furent appelés à comparaître, et là,
il se passa des scènes déplorables. Les interroga-
toires ne furent pas sérieux. Quelques-uns de ces
magistrats improvisés, parmi lesquels on comptait
trois prêtres apostats , n'eurent pas honte d'abuser
du tête-à-tête, pour faire aux jeunes filles des pro-
positions de mariage. Les geôliers servaient d'entre-
metteurs.
En droit, la police des prisons relevait de la mu- Régime
nicipalité. Cependant la surveillance de la prison de
Bayeux avait été abandonnée par les municipaux à
un comité distinct, appelé Comité de surveillance, et
dont les membres appartenaient à la démocratie la
plus avancée. Parmi eux se trouvait un ancien sol-
dat, sergent-major d'artillerie dans l'armée du géné-
ral de Wimpffen. Ce fut lui que le comité insti-
tua geôlier en chef. Le passage de cet homme à la
prison de Bayeux fut vraiment pour les détenus le
régime de la terreur. Il avait sous ses ordres quatre
porte-clefs qui se faisaient aider par leurs femmes
et leurs filles, et qui tremblaient devant lui aussi
de la prison.
432 HISTOIRE DU DIOCÈSE
bien que les prisonniers. Profondément irréligieux,
cet homme semblait avoir pris à tâche d'insulter les
choses saintes , soit par des railleries, soit par des
actes. Dès qu'il se montrait dans les cours, on voyait
disparaître aussitôt livres de piété , bréviaires et
chapelets. A l'une des extrémités du jardin se trou-
vait une chapelle isolée, surnommée la Grotte, où
les détenus, soir et matin, venaient prendre quelque
délassement. C'était, selon l'expression de l'auteur,
« un vrai paradis en coquillage , qui avait coûté
vingt ans de travail à l'une des religieuses de la
Charité ; on eût dit que ce travail avait été conduit
par la main d'un ange. » Un jour, le geôlier abattit et
réduisit en poussière les statues qui en faisaient
partie. Une autre fois, il leva son sabre et en menaça
un crucifix; mais à l'instant même il s'arrêta; le
trouble le saisit ; le bruit se répandit qu'il avait vu
frémir la sainte image. Il avait fait creuser dans le
jardin de larges fosses, sur le bord desquelles des
tas de chaux vive étaient amoncelés. Les prisonniers
suivaient d'un œil inquiet ces lugubres préparatifs.
Melle de La Tour du Pin, alors âgée de huit ans (4),
osa s'approcher un jour du geôlier et lui demanda
ce qu'il comptait faire de ces fosses. « C'est pour
y mettre les petites aristocrates, » lui répondit-il.
On se représenterait difficilement toutes les exi-
gences que les détenus avaient a subir de la part de
cet homme, ou de ses subalternes. Ils fouillaient
sans ménagement les potages, les viandes et le pain,
(1) Plus tard, Mmc Achard de Bonvouloir.
DE BAYEUX. 433
que les riches se faisaient apporter du dehors ; ils
prenaient ce qui leur convenait sur le bois et sur le
luminaire, et ils menaçaient du cachot les domesti-
ques, quand ils s'opposaient à leurs friponneries. Il
y eut un moment où les chambres furent mises à
l'enchère. Le droit de conserver de la lumière après
l'heure du coucher était un privilège tarifé par les
gardiens. Les scènes violentes que le geôlier mé-
nageait aux détenus se reproduisaient sans cesse ,
sous différentes formes : nous avons mille raisons
pour les supprimer. Disons seulement que les soldats
de service à la prison n'obéissaient qu'avec dégoût
aux ordres du geôlier-chef; que les administrateurs
blâmèrent ses violences ; que dans la ville, les hon-
nêtes gens de toute opinion en étaient indignés ;
mais s'il faut en croire M. de Montai , une haute in-
fluence le protégeait ; or, quand les terroristes sont
au pouvoir, c'est en vain que les honnêtes gens
essaient de protester ; il ne leur reste qu'à gémir.
Nous dirons , dans un instant , comment le terrible
geôlier fut destitué par Bourret, un des représentants
de la République.
Le jour de la Toussaint, trois semaines après l'in-
carcération des suspects, l'un des trois prêtres apos-
tats, qui avaient procédé à l'interrogatoire en qualité
de commissaires , s'avisa de célébrer, en présence
des détenus, une messe constitutionnelle. La tenue
du célébrant ne fut pas moins déplorable que celle
de l'assistance. Le même scandale se renouvela le
dimanche suivant; puis tout office fut supprimé.
Cependant, M. de Montai insinue que le nombre des
28
434 HISTOIRE DU DIOCÈSE
prêtres constitutionnels, comme celui des prêtres
insermentés était assez considérable ; il ne s'occupe
que des premiers. Il y aurait eu, ce me semble, une
grande leçon à tirer de ce rapprochement forcé,
auquel la révolution condamnait les uns et les autres;
tous les constitutionnels ne parurent pas la com-
prendre; il s'en trouvait parmi eux qui auraient scan-
dalisé les halles par leurs propos grossiers; laissons-
les à leur ignominie.
M. Moulland, curé de Saint-Martin de Bayeux , et
M. Menand, curé de Saint-Sauveur, paraissaient fort
irrités contre l'impiété révolutionnaire; et cependant
ils se tinrent constamment à l'écart, et repoussèrent
toutes les avances de l'aristocratie. Pour eux, les
gentilshommes étaient des tiercelets et les prêtres
non-sermentés, des parjures. Ils exprimaient tout
haut leur indignation de se voir confondus parmi eux.
Au contraire,' M. Bajot, vicaire-général de l'abbé
Fauchet, et M. Lacauve avaient laissé l'un et l'autre
à M. de Montai de très-bons souvenirs. Ils cherchaient
à se rendre utiles aux détenus , en s'occupant avec
adresse d'assainir et d'embellir la cour. A côté d'eux
nous rencontrons M. Dabit, vicaire épiscopal et su-
périeur du séminaire de Bayeux, après le départ des
Lazaristes. Il avait, comme son collègue Simien-
Despréaux, contracté une union sacrilège. Celui-là —
je ne saurais dire pourquoi — M. de Montai le couvre
de son indulgence; il lui consacre quelques vers ;
il loue « sa sensibilité » et, quoiqu'il lui prédise sa
conversion, on ne saurait dire précisément jusqu'à
quel point il le condamne. Singulière époque! Un
DE BAYEUX. 435
pied sur l'échafaud, on agitait légèrement les ques-
tions les plus graves. Pour être salué comme un
sage, on cherchait le mot piquant qu'on léguerait à
ses amis; on essayait de sourire en face de la mort !
Un type encore plus étrange est celui de M, Biet,
curé de la Madeleine, à Bayeux. La veille, il sié-
geait parmi les commissaires et interrogeait les dé-
tenus. Le lendemain, un mandat d'arrêt le mit sous
les verrous. D'abord, il parut ne rien comprendre à
ce revers de fortune; mais bientôt son étonnement
fit place à la plus vive reconnaissance , quand il vit
les détenus partager fraternellement avec lui leurs
meilleures provisions. Il se montra très-reconnais-
sant pour ses nouveaux amis, et appuya de tout son
pouvoir leurs réclamations auprès de la Société po-
pulaire.
Enfin, nous ne pouvons oublier ici le respectable
abbé de Croisilles, ancien vicaire épiscopal de l'abbé
Fauchet, et qui devait remplir des fonctions analogues
sous Mgr Brault. Lui aussi avait eu le malheur d'a-
jouter foi aux promesses de la révolution ; lui aussi
partageait la prison de M. de Montai, et, s'il faut en
croire celui-ci, il admirait à chaque instant la poli-
tesse exquise avec laquelle les détenus de son rang
traitaient leurs ennemis politiques. Nous avons ra-
conté [p. 257] comment il reconnut et expia ses
torts.
M. de Montai nous entretient plusieurs fois des
religieuses incarcérées à la Charité. Il leur avait
voué une tendre reconnaissance. Au commence-
ment de l'année 1794, à une époque que le manus-
436 HISTOIRE DU DIOCÈSE
crit ne précise pas , l'administration du district fit
main basse sur une multitude de ces saintes filles, qui
avaient échappé à une première arrestation; elles
furent envoyées à la Charité de Bayeux. Entrons-y
quelques instants, et voyons quelle impression elles
produisirent sur les détenus. Leur arrivée eut quelque
chose de solennel. Elles marchaient sur deux rangs,
les yeux baissés , et gardaient un profond silence ,
comme si la cloche les eût appelées à quelque pieux
exercice. Leur maintien grave et recueilli, la sérénité
de leur âme, le dévouement qu'elles mirent dès le
premier jour au service des prisonniers, il n'en fallait
pas d'autres pour leur conquérir l'admiration sympa-
thique de M. de Montai. Il est cependant un petit
reproche que nous oserons lui adresser. C'est en
vain que l'on chercherait dans son manuscrit quelques
détails statistiques , par exemple , sur le nombre et
l'espèce des différents ordres que l'on engouffrait
ainsi dans la prison commune. 11 ne nous entretient
que de ses impressions personnelles; contentons-
nous donc de relever après lui quelques traits édi-
fiants. Il est impossible, par exemple, que nous
passions , sans nous arrêter, devant Mmes de la Tour
du Pin, l'aînée, ci-devant abbesse, la seconde, reli-
gieuse dans la maison de sa sœur(1). La résignation
calme et pieuse, avec laquelle on les voyait l'une et
l'autre supporter les rigueurs de la détention, impres-
sionnait vivement les détenus. L'un d'eux, prêtre
constitutionnel, disait à qui voulait l'entendre, « que
(1) Ces deux dames appartenaient à l'ordre des Bernardines.
DE BAYEUX. 437
l'exemple de ces dames lui avait fait comprendre
l'étendue de sa faute, et qu'il ajoutait à ses remords. »
11 est regrettable que M. de Montai ait passé sous si-
lence le nom de ce digne prêtre; mais nous espérons
que plus d'un lecteur l'a déjà deviné.
Quoique M. de Montai fût d'une morale beaucoup
trop facile, —ses vers, hélas! nous en fournissent
la preuve , — il était saintement ému toutes les fois
qu'il se trouvait en contact avec les religieuses, ses
compagnes de captivité. Dieu parlait alors à son
cœur. « Quoique homme du monde , autant que»
personne, » c'est ainsi qu'il se désigne lui-même, il
avait obtenu comme une grâce de passer une heure
chaque jour auprès des dames de la Visitation. Deux
étaient aveugles et octogénaires; la plus alerte avait
soixante-dix ans. Eh bien, malgré leur décrépitude,
leurs infirmités et leur austère piété , elles édifiaient
le vieux gentilhomme par une gaieté séraphique.
Elles nous apprenaient, dit-il, à « charmer nos ver-
rous; » elles étaient pour nous « comme les co-
lombes de l'arche; » chacun sentait le besoin de
s'abriter sous leur innocence.
Malgré les ressources que lui procuraient ses amis
du dehors , M. de Montai endurait quelquefois de
dures privations. Le pain moisi qui lui servait de
nourriture, à la prison, ne convenait guère à son
régime. Un jour, une religieuse, dont il avait ému
la pitié , se rappelle qu'au moment de son arres-
tation, elle a déposé dans une maison de la ville, une
légère provision de blé. Vite, elle réclame son dépôt,
et, le lendemain, elle offrait au vieux soldat un petit
438 HISTOIRE DU DIOCÈSE
pain frais et savoureux, qui eût fait les délices d'un
roi. C'était bien le cas d'improviser un quatrain. Le
pain azyme, que les juifs préparaient pour célébrer la
pâque, celui dont un corbeau nourrit au désert saint
Paul et saint Antoine, en fournirent le texte. L'auteur
était dans le ravissement; mais, ce qui le frappait
plus que tout le reste, c'était l'esprit de dépouillement
et de mortification qui animait ses saintes compa-
gnes. « Hélas! s'écrie-t-il , il est donc vrai qu'il ne
faut pas plus de nourriture aux saintes qu'aux ca-
naris 1 Ce serait bien le moment de ressembler à ces
dames. »
C'est que, en effet, les rigueurs de la prison deve-
naient, sous ce rapport, de plus en plus intolérables.
Tous les prisonniers n'étaient pas soumis au même
régime. Ceux qui pouvaient se faire apporter des
comestibles par leurs domestiques ou leurs parents,
mangeaient à leur chambre; les autres devaient se
contenter du réfectoire commun. Là, chacun prenait
place au banquet, sans nappe ni serviette; c'est ce
que faisaient les religieuses. Sur la modique pension
que l'État leur accordait , l'administration leur rete-
nait « quarante sols par jour. » Le pain valait douze
sols la livre , et les rations diminuaient à chaque
instant. Enfin, sans parler de la disette dans laquelle
elles vivaient, les religieuses avaient encore à craindre
les tracasseries du geôlier. Les surveillants leur fai-
saient la guerre, quand ils les surprenaient récitant
leur chapelet clans les basses-cours. Une de celles
qui étaient aveugles n'avait d'autre occupation que
de baiser respectueusement le crucifix. Elle s'était
DE BÀYEUX. 439
fait une pochette sur son cœur, où elle le cachait à
la moindre alerte. « Mondains, à genoux devant
cette simplicité, » nous écrierons-nous ici, avec M. de
Montai !
Une proclamation violente avait été adressée, par
le représentant Bourret, aux chrétiens de la Manche
et du Calvados. Quelque temps après, le terrible
proconsul se rendit à Bayeux et s'y montra sous
un aspect tout différent. Qu'on n'aille pas au delà
de notre pensée. Les mesures dont il frappa le culte
catholique dans la ville épiscopale , ne furent ni
moins injustes ni moins odieuses que celles dont il
avait usé partout ailleurs. Ce que nous voulons dire,
c'est que, si l'on lient compte des faits racontés par
M. de Montai , on ne peut nier qu'à la prison de
Bayeux, Bourret et Frémenger, armés l'un et l'autre
d'un pouvoir sans limites, ne se soient montrés doux
et cléments. — Laissons donc parler notre écrivain.
Avant leur arrivée, nous dit-il, on nous vantait déjà
« leur bonhomie ; » on comptait les prisonniers qu'ils
avaient rendus libres; on leur envoya des visiteurs
à Caen, pour leur souhaiter la bienvenue. En pas-
sant au milieu de nous, « ils firent tout le bien qu'ils
pouvaient faire ; » ils blâmèrent énergiquement les
persécutions du geôlier-chef; ils le traitèrent comme
« une bête fauve. » Pendant toute une journée, les
détenus obtinrent « vacances générales. » La porte fut
ouverte à leurs parents et à leurs serviteurs : c'était
fête partout. Avait-on quelques motifs d'espérance,
on se les communiquait aussitôt. Rencontrait-on
ses amis, on les embrassait, comme quand on
440 HISTOIRE DU DIOCÈSE
vient d'échapper à quelque grand péril. Pendant ce
temps-là, Bourret recevait de toutes mains les péti-
tions que lui présentaient les détenus. Il alla même
quelquefois au-devant de leurs désirs. Au moment
de son arrivée, on lui signale au milieu de la foule un
vieillard octogénaire, qui souffrait cruellement d'une
hémorrhagie; il se nommait M. de La Couronne;
Bourret lui demande son nom, lui adresse quelques
paroles bienveillantes, et, sans autre information, le
met en liberté lui et ses trois filles. On devine l'en-
thousiasme qu'excitèrent ces nouvelles dans les diffé-
rents quartiers de la priâon. Durant trois jours, le
représentant visita les détenus ; mais ce fut à la no-
blesse qu'il distribua principalement ses faveurs.
Les prêtres et les fédéralistes essuyèrent de sa part
quelques apostrophes hautaines; l'auteur ne cite
aucune grâce obtenue par eux.
Cependant les terroristes , frémissant de colère ,
résolurent de perdre le proconsul. Ils le dénoncèrent
à la Convention, l'accusèrent de vénalité, et la Con-
vention ordonna son rappel. Ce fut un jour de deuil
pour les détenus. Un certain nombre de pétitions,
visées par le comité et appuyées par les sections ,
allaient probablement être exaucées ; il fallut re-
noncer à cet espoir. Bourret était-il vraiment cou-
pable d'avoir vendu la liberté à quelques proscrits?
Ce point reste nuageux sous la plume de M. de Montai
qui, pourtant, ne semble pas en convenir. Toujours
est-il qu'avant de quitter le département, il revint à
la prison de Bayeux , où il accomplit un grand acte
de justice. Il destitua le geôlier-chef, et les détenus
purent enfin respirer.
DE BAYEUX. 441
Son nom se rattache encore d'une manière très-
honorable à l'une des anecdotes que raconte M. de
Montai. On sait que, de temps en temps , on remé-
diait à l'encombrement des prisons au moyen de la
guillotine. Le jour était arrivé où le pourvoyeur du
tribunal révolutionnaire allait retourner à Paris, et
il venait d'appeler M. de Crux pour compléter une
charretée de victimes destinées au bourreau. Averti
que cet homme est allé prendre, avant le départ,
les ordres du comité, M. de Crux , jeune et vigou-
reux , s'élance par la fenêtre , tombe sur un ber-
ceau d'arbres qui se trouvaient dans le jardin ,
franchit le guichet et se sauve à travers la cam-
pagne. Bourret n'avait pas encore quitté notre
département; M. de Crux ose se présenter à lui;
il lui raconte son évasion et obtient sa grâce. Ce
n'est pas tout, M. de Crux apprend que les concierges
Henri et Chemin, le cuisinier Baron, ont été accusés
et punis comme ayant favorisé son évasion. Il re-
vient à Bayeux , rend témoignage de leur inno-
cence , et leur offre une gratification pour leur
faire oublier les heures de cachot qu'on leur avait
infligées. On est heureux de trouver dans un proscrit
tant de délicatesse unie à tant de courage !
La destitution du geôlier avait été prononcée par
Bourret. D'un autre côté , l'administration munici-
pale venait de recevoir un nouveau chef : deux
membres du conseil furent nommés administrateurs
de la prison. Débarrassés du despotisme brutal au-
quel ils étaient inféodés , les porte-clefs se montrè-
rent beaucoup plus faciles , et, comme s'ils eussent
442 HISTOIRE DU DIOCÈSE
voulu soulager leur conscience, ils accusèrent le ci-
devant geôlier de toutes les iniquités dans lesquelles
ils avaient trempé depuis six mois. — Ajoutons, pour
faire plaisir à M. de Montai, que le cuisinier était de-
venu très-obligeant. — Les livres de piété reparurent
donc dans les mains des détenus. Les prêtres furent
libres de réciter leur bréviaire ; les religieuses osè-
rent de nouveau montrer leurs chapelets. Le Carême
de 1794 était commencé. Les nouvelles de Paris ar-
rivaient chaque jour plus sinistres ; la plupart des
chefs de famille écrivaient leur testament ; chacun
senlait le besoin d'interroger sa conscience et
de se remettre entre les mains de Dieu. Plusieurs
catholiques imaginèrent de faire, en commun,
quelque pieuse lecture propre à réveiller les pensées
de la foi. On se procura, d'un commun accord,
Massillon et Bourdaloue ; M. de Montai fut choisi
pour lecteur. Le vieux capitaine, qui avait fait vingt-
cinq ans de service et dix-huit campagnes , n'était
pas préparé à ce genre d'exercice. Il avoue même
qu'il n'avait pas toujours servi Dieu aussi bien que
son pays. N'importe , il se laissa transformer en
prédicateur de l'Évangile. Chaque jour une société
de cinquante personnes environ se réunissait autour
de lui. Puis, la lecture une fois terminée, on discu-
tait en commun le mérite des deux orateurs. On
connaît le mot charmant de Mme de Sévigné à propos
de Bourdaloue. S'il faut en croire M. de Montai, les
« écoutantes » de la prison de Bayeux ne l'auraient
pas démentie. Ce qui leur plaisait dans Massillon ,
c'était surtout l'alliance de la religion et de la philo-
DE BAYEUX. 443
sophie; mais, dans Bourdaloue, elles admiraient
l'évidence avec laquelle sont démontrés « les grands
principes de la foi. » Ces lectures publiques eurent
un plein succès à la prison de Baveux. Les surveil-
lants n'essayèrent pas de les interdire, et, parmi les
détenus, les révolutionnaires les plus ardents n'en
réclamèrent jamais la suppression.
Il y aurait a recueillir ça et là, dans le manuscrit
de M. de Montai , bien d'autres détails émouvants ;
mais ces petites scènes de la vie privée , où l'écri-
vain met en relief les personnes de sa société, n'ap-
partiennent point à l'histoire du diocèse. Toutefois,
on nous pardonnera de nous associer aux sentiments
d'admiration qu'inspirait au vieux gentilhomme le
courage de sa belle-sœur. Mme d'Albignac est vrai-
ment son héroïne, et on ne peut trop l'en féliciter.
Mère de cinq enfants, presque tous en bas âge, elle
avait été élargie par Bourret ; et les honnêtes gens
de tous les partis avaient applaudi à cetle mesure.
Au commencement de thermidor, Mme d'Albignac fut
réintégrée a la Charité ; on lui reprochait d'avoir
dirigé les manœuvres du général de Wimpl'fen ! Le
départ du convoi qui devait l'emmener à Paris ayant
été différé de quelques jours, elle en profita pour
se préparer à la mort. Soutenue par une fermeté
douce et calme , elle relevait le courage de ceux qui
la pleuraient. Seul l'avenir de ses enfants préoccu-
pait cruellement sa tendresse. Elle partit de Bayeux,
accompagnée « des trois de Faudoas , fille, sœur et
père, » et fit la route de Paris, enfermée avec eux
dans la même voiture.
444 HISTOIRE DU DIOCÈSE
Bientôt après, les journaux annoncèrent la mort
de cette famille, et, en même temps, le bruit se ré-
pandit à la prison que Mme d'Albignac avait partagé
son sort. Cette grande douleur devait être épargnée
à M. de Montai. Mme d'Albignac , arrivée à Paris, fut
déposée « au couvent des Anglaises. » Elle était assi-
gnée pour le 13 thermidor; la mort de Robespierre
lui rendit la liberté. M. de Montai ne quitta la prison
de Bayeux qu'au mois d'octobre. Son cœur était
toujours plein de reconnaissance pour « les bonnes
sœurs qui l'avaient si évangéliquement traité. » On
lit avec plaisir, à la fin de son mémoire , les tou-
chants adieux qu'il leur adresse.
DE BAYEUX. 445
ADDENDA.
MÉMOIRE POUR SERVIR A L'HISTOIRE DU DIOCÈSE
DE BAYETTX
ET DU DÉPARTEMENT DU CALVADOS.
Tel est le titre d'un manuscrit qui existe depuis long- origine
de ce
temps à la bibliothèque de Bayeux, et sur lequel nous mémoire.
croyons utile de donner d'abord quelques renseignements.
Il comprend quatorze cahiers, de douze feuilles chacun,
en petite écriture très-serrée. Il commence à l'épiscopat
de Mer de Nesmond, et se termine à la mort de M. l'abbé
Duchemin, second évêque constitutionnel du Calvados.
Ce manuscrit ne porte pas de signature, mais la prove-
nance en est bien établie. Il fut rédigé par M. l'abbé
Bisson, troisième évêque constitutionnel. Après sa mort,
il passa entre les mains de M. l'abbé Moulland, dont la
famille l'a déposé à la bibliothèque de Bayeux. Pour
l'histoire du diocèse, la valeur de ce document était donc
du plus grand prix.
Avant d'aborder l'histoire du schisme constitutionnel,
446
HISTOIRE DU DIOCESE
Ce qu'il
contient.
Comment
nous en avons eu
connaissance.
M. Bisson a donné la biographie des quatre derniers
évêques institués sous l'ancien régime ; nous dirons
tout-à-1'heure ce qu'il pense de leur épiscopat. Puis, l'abbé
Fauchet succède à Mgr de Cheylus, et tandis que les bro-
chures du temps se bornent à l'exalter comme un tribun
démagogue, M. Bisson apprécie son administration et la
critique quelquefois. Au moment où l'abbé Fauchet porta
sa tête sur l'échafaud, la persécution décimait les prêtres
j ureurs, aussi bien que les insermentés. Que devinrent
alors, dans notre diocèse, les débris du culte constitu-
tionnel ? Sollicité par M. Moulland, l'un des curés de
Bayeux, M. G-ratien, métropolitain des côtes de la Manche
(Rouen), essaie d'organiser à Bayeux un semblant d'église.
Il fonde, sous le nom de presbytère, une administration à
laquelle il confie le gouvernement du diocèse pendant
l'interrègne. Viennent ensuite M. Duchemin, élu en 1799,
et M. Bisson qui lui succéda la même année. Les rensei-
gnements que celui-ci nous a laissés sur cette partie de
l'histoire diocésaine sont donc du plus haut intérêt : on
les trouvera au commencement de notre troisième volume,
après la mort de M>r de Cheylus.
A l'époque où nous publiâmes le premier volume de
notre histoire , nous n'avions jamais eu entre les mains
le manuscrit de M. Bisson ; la communication nous en
avait été refusée. Quelques amis, plus heureux que nous,
furent admis à le dépouiller, et voulurent bien nous en
communiquer des extraits ; qu'ils reçoivent ici l'expression
de notre plus vive reconnaissance.
Ce n'est pas d'hier que les pauvres compilateurs font
la chasse aux manuscrits. Au commencement de leur cin-
quième volume, les Bollandistes se plaignent avec une
certaine amertume des refus qu'ils essuyaient à chaque
instant de la part des chapitres et des communautés. Une
lettre très-curieuse, publiée par M. Léopold Delisle, dans
DE BAYEUX. 447
la Vie du Bienheureux Thomas Hèlie, nous représente
l'infatigable P. du Monstier, l'auteur du Neustria Pia,
éconduit par un religieux du monastère de Conches, sans
avoir eu connaissance des ouvrages qu'il lui demandait.
Certes, il se fût alors estimé bien heureux, s'il eût pu re-
cevoir de seconde main quelques renseignements utiles, à
la condition de ne point en ébruiter la source. C'est pré?
cisément ce qui nous est arrivé, et voilà pourquoi, dans
notre premier volume, nous avons quelquefois gardé le
silence sur l'origine de nos citations ; aujourd'hui, le voile
est déchiré ; le manuscrit est entre nos mains ; nous
prions donc nos lecteurs de jeter avec nous un coup
d'œil en arrière sur l'épiscopat de Mïï de Nesmond, et
sur celui des trois autres prélats qui se succédèrent jus-
qu'à la révolution. Ceux qui, il y a vingt ans, nous don-
nèrent un vote de confiance , ont le droit de savoir que
nous n'en avons point abusé.
« Quoiqu'il y ait un siècle que ce bon prélat n'existe m** de Nesmond.
plus , dit M. Bisson , sa mémoire n'est pas éteinte. Peu
d'évêques ont été plus que lui attachés à leurs devoirs , et
aucune considération humaine n'eût été capable de les
lui faire négliger. On le trouvait toujours disposé à adop-
ter et à faire le bien qu'on lui indiquait, et, pour cet
effet , il ne craignait ni fatigue ni dépense. C'était tou-
jours avec un nouveau zèle qu'il visitait son diocèse, et
ses visites, soutenues par son exemple et ses libéralités,
produisaient les plus grands fruits. Ferme et décidé,
quand il croyait devoir l'être, il ne craignait personne, et
il était lui-même la terreur des méchants ; mais son zèle
était sans passion et toujours dirigé par la charité. Il
aimait les pécheurs et cherchait à les gagner par tous les
448 HISTOIRE DU DIOCÈSE
moyens qui étaient en son pouvoir. Ce n'était qu'aux
vices et aux abus qu'il faisait une guerre implacable. Dès
qu'on se corrigeait, il devenait un tendre ami et un père
charitable. Comme il n'était ni orgueilleux ni flatteur, il
ne cultivait pas les grands et ne faisait sa cour à per-
sonne. Il faisait asseoir et se couvrir devant lui les moin-
dres du clergé, et retenait à dîner ceux qui venaient de la
campagne. C'était surtout les bons curés qu'il chérissait ;
en toute circonstance, il était leur consolation et leur
appui. Sa table était hospitalière , mais frugale et sans
faste ; ses ameublements étaient simples ; il n'accordait à
sa dignité que ce qu'il ne croyait pas pouvoir lui refuser
sans indécence. Son caractère était l'amour du bien , une
bonté inépuisable , sur laquelle tout le monde avait des
droits. Il était aussi bon citoyen qu'il était bon prêtre. Ce
n'est pourtant pas qu'on le vît à Versailles faire une cour
assidue ; il n'y paraissait que lorsque c'eût été une faute
de ne pas y venir. » Il s'y présentait donc quelquefois, et
Louis XIV, « qui connaissait les hommes , — dit notre
manuscrit , — faisait de lui le plus grand cas. Quand les
bouffons de sa cour railliaient le chétif équipage du pieux
évêque, le roi leur imposait silence. » Il ne pouvait ou-
blier que, pendant la guerre de la succession d'Espagne,
Monsieur de Bayeux lui avait envoyé un régiment équipé
à ses frais. L'aumône que le prélat sut faire noblement à
son roi, il la répandait autour de lui avec une profusion
inépuisable. « Il était vraiment le père des pauvres ; aucun
sacrifice ne lui coûtait quand il s'agissait de les secourir.
On le vit un jour vendre une partie de ses meubles pour
leur en distribuer le prix. En mourant, il leur légua ses
entrailles (1) avec une somme de cent mille livres. » En-
fin , pour que rien ne manque à l'impartialité de ce juge-
ment, M. Bisson avoue, comme il convient, que, sans doute,
(1) Aux pauvres de l'hôpital de Bayeux.
DE BAYEUX. 449
« Mgr de Nesniond n'était pas sans défauts ; » mais il ajoute
que « ses qualités et ses vertus les avaient complètement
effacés. »
Ce résumé est à nos yeux une pièce capitale. Il repro-
duit tous les éloges que nous avons décernés à Mgr de
Nesmond ; il va même au delà quelquefois ; mais, en tous
cas, les jugements de l'auteur confirment les nôtres. Donc
ils ont été puisés, de chaque côté, à une source véridique.
Pour être certain que l'on a la vérité sous les yeux, il
suffit qu'on la trouve exprimée d'une façon à peu près
identique , par deux écrivains qui ne se sont pas connus ,
et qui , placés à des points de vue différents, peuvent mu-
tuellement se servir de contrôle. Or, c'est précisément ce
qui nous arrive aujourd'hui. Quand, par exemple, nous
avons raconté la part que prit l'évêque de Bayeux aux
affaires du jansénisme , nous avons dit que la bonté de
son cœur ne dégénéra jamais en faiblesse, M. Bisson le
constate comme nous, sans le lui reprocher ; et pourtant,
s'il faut l'en croire , les affaires de la bulle se réduisaient
aux proportions d'une querelle de parti ; les théologiens
dissidents ont toutes ses préférences , et il n'est pas un
seul point de cette mémorable controverse, sur lequel notre
écrivain n'eût été censuré par Mgr de Nesmond. N'importe,
quand il apprécie les actes de son épiscopat , il s'élève au-
dessus de ses opinions personnelles. A ses yeux , Mgr de
Nesmond était « un saint, » c'est l'expression dont il se
sert, et il craindrait de toucher à son auréole.
A peine Mgr de Nesmond a-t-il disparu de la scène que M«r de Lorraine.
M. Bisson se montre plus agressif. A l'entendre, si les
discussions des écrivains catholiques avec les sectaires ont
abouti à la violence, la faute en est aux jésuites qui pas-
sionnèrent le débat. Quant aux jugements que la cour
de Rome a fulminés contre Mgr de Lorraine , il en parle
comme s'il ne leur attribuait aucune valeur. Toutefois , il
29
450 HISTOIRE DU DIOCÈSE
reconnaît que, en se plaçant à la tête du parti janséniste,
M gr de Lorraine le rendit plus audacieux, et attira sur
lui-même toutes les colères du « parti opposé. » Ainsi
donc — questions d'école, — intrigues de parti, — c'est
ainsi que M. Bisson résume la controverse. Est-il besoin
d'ajouter que cette manière d'apprécier les hommes et les
choses ne pouvait nous convenir ? Quand il s'agit de la
doctrine de l'Eglise , nous ne connaissons pas de milieu
entre la révolte et la soumission.
M*r de Luynes. Le successeur de Mgr de Lorraine n'a point trouvé grâce
devant M. Bisson. Recueillons pourtant, çà et là, quelques
traits à sa louange. « Mgr de Luynes, dit l'auteur, avait
un extérieur aimable et prévenant , une élocution facile ;
il séduisait au premier abord. Il fit parfois quelques con-
cessions à l'esprit du "monde, mais il aima sincèrement la
religion, et n'en négligea pas les pratiques. Quoiqu'il eût
abandonné par dégoût l'état militaire, il en avait conservé
l'esprit impérieux ; il voulait être obéi, à l'instant et sans
réplique, en tout ce qui avait rapport à la constitution. »
On le voit déjà, le ton de l'écrivain n'est pas toujours ré-
vérencieux; pourtant, la critique jusqu'ici n'a pas préci-
sément le droit de le contredire. Il n'en est pas de même
de ce qui va suivre. « Il [Mgr de Luynes] regardait les
allants comme des ennemis personnels, dont la défaite
était nécessaire à sa sûreté et à son bonheur. » Ici l'esprit
de parti aveugle l'historien ; ce ne sont pas des actes qu'il
incrimine ; ce sont les intentions qu'il noircit en les
interprétant. Je le dis à regret, cette phrase n'est pas la
seule à laquelle ce reproche soit applicable.
M. Bisson ne paraît pas prendre au sérieux le titre
d'Académicien qu'avait obtenu Mgr de Luynes. Il recon-
naît pourtant qu'il possédait des sciences « tout ce qu'il
convient à un grand d'en avoir. Il en avait assez, dit-il,
pour écouter les savants et même pour converser avec
DE BAYEUX. 451
eux. » S'il faut l'en croire, ce serait sous le patronage de
l'un d'entre eux, attaché à son diocèse (1), qu'il aurait
obtenu le titre d'Académicien.
Les reproches que M. Bisson adresse à Mgr de Luynes,
à l'occasion de son nouveau bréviaire, n'eussent pas man-
qué de natter le prélat. Il les eût acceptés comme un
brevet d'orthodoxie (2).
Il est un point sur lequel nous restons parfaitement
d'accord avec l'auteur du manuscrit. Le jugement qu'il
porte sur la prétendue possession de Mesdemoiselles de
Leaupartie, est celui que nous avons adopté comme le
plus exact (3). Il dit que Mgr de Luynes se conduisit
d'abord avec circonspection et sagesse ; mais plus tard,
quand l'imposture eut été reconnue, le prélat se sentit
piqué au vif, et s'en prit à ceux qui avaient contribué à
le jeter dans l'illusion. Cette dernière appréciation est
conforme à la vérité.
Si l'on s'en rapportait à M. Bisson, Mgr de Luynes
aurait joué dans sa vie un double personnage. A Sens, il
se serait montré envers le jansénisme tout différent de ce
qu'il avait été à Bayeux. « L'opinion, dit-il, avait changé,
et le prélat n'était pas un homme à caractère. » Pour
établir ce que l'auteur avance, il faudrait d'autres preuves
que celles qu'il apporte. A Bayeux , Mgr de Luynes suc-
cédait à Mgr de Lorraine , qui avait mis le diocèse en
combustion ; son successeur n'avait donc rien de mieux à
faire que d'éteindre l'incendie. A Sens, au contraire,
Mgr Languet, prédécesseur de Mgr de Luynes , et aupa-
ravant évêque de Soissons , avait déployé contre les dissi-
dents la dialectique la plus vigoureuse. Il avait dit tout
(1) V. IIe vol., p. 39, l'abbé Outhier, Voyage au pôle nord.
(2) V. p. 62. « Ses préjugés ont rendu l'entreprise imparfaite. »
(3) V. Opinion du P. André sur Mesdemoiselles de Leaupartie. —
Pièces justificatives, p. 17.
chouart.
452 HISTOIRE DU DIOCÈSE
ce qu'il y avait à dire. Eût-il été à propos de recommen-
cer la lutte, au moment où la querelle commençait à s'as-
soupir ?
m^ de Roche- La croisade que Mgr de Luynes avait entreprise contre
le jansénisme , fut continuée par son successeur. Aussi ,
tout en reconnaissant que Mgr de Rochechouart avait de
la « religion, » M. Bisson a-t-il soin d'ajouter que cette
religion n'était pas a éclairée. » Quant à son caractère, il
en reproduit assez fidèlement les principaux traits. Irré-
prochable dans ses mœurs , il avait un cœur généreux ;
il accomplissait fidèlement les devoirs de sa charge, « il
en exerçait volontiers les fonctions. » Il ne lui en coûtait
point de rappeler les privations qu'il avait essuyées « pen-
dant sa première jeunesse , » et ce souvenir le rendait
compatissant. D'un abord assez facile, il était néanmoins
fier de sa naissance, ce II voulait que sa maison fût tenue
comme celle d'un grand seigneur ; » il ne comptait pas avec
lui-même , et ses dettes étaient devenues si considérables ,
que la vente de la seigneurie d'Isigny ne suffit pas pour
les éteindre. Tous ces détails dont on ne conteste pas
l'exactitude, sont dispersés ça et là dans les pages que
nous avons sous les yeux.
Avant de raconter l'avènement de Mgr de Cheylus ,
M. Bisson a longuement insisté sur toutes les circons-
tances qui préparèrent, accompagnèrent et suivirent la
démission de Mgr de Rochechouart. Il faut distinguer ici
entre les faits qu'il rapporte et la manière dont il les inter-
prète ; c'est le moyen de ne pas nous égarer.
Mgr de Rochechouart venait d'atteindre sa soixante-
dix-huitième année, quand la destitution du Conseil supé-
rieur de Bayeux et la réinstallation du Parlement de
Rouen lui causèrent la plus vive douleur (1). Il y avait
alors dans le Chapitre de Bayeux un ecclésiastique distin-
(1) Voir p. 455.
DE BAYEUX. 453
gué, homme de grande naissance et qui pouvait prétendre
à l'épiscopat. Il se nommait M. de Nicolaï. Mgr de
Rochechouart conçut le projet d'abdiquer en sa faveur. Il
pressentit à ce sujet quelques personnes influentes de la
Cour ; ses démarches furent bien accueillies et il se crut
un moment sur le point de réussir. Il renouvela donc les
baux de ses fermiers, sans élever le prix des fermages ;
mais il imposa — comme c'était l'usage — la condition
d'un pot-de-vin (1), qui lui fat payé par les contractants.
Dans la pensée de Mgr de Rochechouart [M. Bisson
lui-même en convient], ces arrangements avaient pour
but de « liquider toutes ses dettes, et de mettre ses
affaires au courant. » Il fit part de ce projet à M. de
Nicolaï et celui-ci accueillit ses propositions « avec recon-
naissance, » — c'est encore M. Bisson qui nous l'assure. —
Les choses en étaient là, quand Mgr de Rochechouart
apprit tout à coup que Mgr de Cheylus, évêque de Cahors,
premier aumônier de Madame la Dauphine, venait d'être
nommé à l'évêché de Bayeux, et que M. de Nicolaï le
remplaçait à Cahors.
Msr de Rochechouart était généralement aimé dans m^ de cheylus.
son diocèse, où, suivant l'expression de notre auteur, « il
laissa beaucoup de regrets. » Aussi, à la nouvelle de l'élec-
tion qui ruinait ses espérances, on le plaignit sincèrement,
comme s'il eût été le jouet d'une intrigue, et l'opinion
publique se prononça contre Mgr de Cheylus. Ici nous
nous arrêterons. M. Bisson a recueilli sur cette affaire
une foule de mauvais bruits qui coururent alors , mais il
n'en fournit pas la preuve ; disons plutôt que, à l'époque où
se passèrent ces événements, la haine contre le haut clergé
inventa plus d'une calomnie ; on s'expose à s'y laisser
prendre quand on essaye de tout expliquer.
(1) Pot-de-vin, ce qui se donne par manière de présent, au delà d'un
prix convenu pour un marché. — Diction, de l'Académie,
454 HISTOIRE DU DIOCÈSE
La temporalité de l'évêché de Bayeux allait donc chan-
ger de maître. Msr de Rochechouart fut assuré d'une
pension que s'engagèrent à lui servir Msr de Cheylus
et Mgr de Nicolaï. Restaient les arrangements que Msr de
Rochechouart avait pris avec ses fermiers.
Sur ce point Mgr de Cheylus fat inflexible ; son iu ten-
dant cassa les baux et les fit renouveler. Sans doute , en
agissant de la sorte, Mgr de Cheylus; comme le reconnaît
M. Bisson , usait d'un droit « incontestable ; » mais ce
droit n'en était pas moins rigoureux (1). Nous avons dé-
ploré [p. 197] les malheurs qui suivirent, et dont le sou-
venir n'est pas encore effacé.
La suite des autres événements racontés par M. Bisson
est fondue dans notre histoire. Nous aurons de temps en
temps quelques réserves à faire contre ses appréciations
et ses jugements.
Terminons cette revue par quelques renseignements
relatifs à l'enfance et à la jeunesse de l'abbé Fauchet. Ces
renseignements ne se trouvent dans aucune biographie
que nous connaissions. M. G.-S. Trébutien lui-même
semble les avoir ignorés.
Claude Fauchet , fils de Nicolas Fauchet et de Anne
Legier, naquit à Dorne [département de la Nièvre] , le
22 septembre 1744, d'une famille patriarcale, qui comp-
tait six enfants, trois garçons et trois filles ; un revenu de
quatre mille livres lui permettait de vivre honorablement.
— Les trois garçons mis au collège ; les trois filles élevées
(1) « Il faut savoir que les bénéfices à la nomination du roi rentraient
libres dans ses mains, dès qu'ils changeaient de possesseur. Tous les baux
étaient annulés, et celui que le roi nommait ensuite pouvait louer de
nouveau toutes les terres ou biens qui en dépendaient. » [M. Bisson.]
DE BAYEUX. 455
dans des couvents. — Claude , celui qui promettait davan-
tage, est envoyé chez les Jésuites de Moulins, où, chaque
année, il obtient les premiers prix. Les Jésuites désirent
le faire entrer dans leur compagnie. Son père s'y oppose,
et l'envoie au séminaire de Bourges. Il en sort à seize
ans , ayant fini ses cours , et prend l'habit ecclésiastique
avant de rentrer dans la maison paternelle ; cette voca-
tion s'était manifestée dès sa première enfance. Passionné
pour l'étude , il trouve sous sa main quelques volumes de
sermons, et essaie d'en composer lui-même. Son premier
sermon est consacré à la sainte Vierge ; il le montre à un
curé voisin ; celui-ci, désirant le lui faire prêcher dans son
église , en demande la permission à M&r Tinseau , évêque
de Nevers. L'évêque exige qu'on lui envoie d'abord le
sermon et le prédicateur. Charmé de l'un et de l'autre , il
accorde au jeune abbé la permission de paraître en chaire.
Il fait plus , il le recommande au cardinal de Choiseul-
Beaupré , archevêque de Besançon ; celui-ci le donne pour
précepteur à l'un de ses neveux , et l'envoie avec lui à
Paris au collège de Harcourt. — La mort frappe son élève.
— Il revient à Besançon, chez son protecteur, y reste sept
ans, chargé du soin de la bibliothèque. Ces sept années, il
les passe dans la retraite et travaille à cultiver son esprit ;
il n'avait alors d'autre passion que l'étude. — Envoyé de
nouveau à Paris, avec un second élève dont il termine
l'éducation , il perfectionne ses connaissances et ne tarde
pas à se créer des relations. M. de Radonvilliers , son pa-
rent , sous-précepteur des Enfants de France, et membre
de l'Académie, devient son protecteur et son guide. Il le
fait entrer dans la communauté des prêtres de Saint-
Roch, et là, le jeune abbé se livre tout entier à l'exercice
de la prédication. — Il débute par le panégyrique de saint
Augustin. Le bruit de son éloquence parvient à la cour ;
le roi lui accorde une pension de douze cents livres. — Au
456 HISTOIRE DU DIOCÈSE
mois d'août 1774 [il était alors âgé de trente ans] , on
l'invite à prêcher devant l'Académie le panégyrique de
saint Louis. La beauté de sa prononciation, l'élégance de
son style , le talent avec lequel il se fraya une route nou-
velle en traitant un sujet si connu , lui conquirent tous
les suffrages. Son panégyriqne fut imprimé ; le Journal
des sciences & des oeaux-arts en fit le plus grand éloge. —
Fauchet , à cette occasion, obtint du roi une seconde pen-
sion de douze cents livres. — En 1778, il prêche devant
la Cour le jour de la Pentecôte ; il y soutient sa réputa-
tion; le roi lui demande la station de l'Avent, après
laquelle il obtient le prieuré de Ploërmel.
En 1784, il prêche le Carême devant le roi et la reine.
Cette fois, le roi lui donne l'abbaye de Montfort , en Bre-
tagne ; en même temps , il reçoit de l'archevêque de
Bourges des lettres de grand- vicaire. — Il jouissait alors
de vingt mille livres de rentes , et menait un grand train
à Paris, où il avait loué un hôtel.
Il importe d'ajouter que , d'après M. Bisson , sa charité
pour les pauvres fut toujours exemplaire. Quand il avait
vidé ses poches pour les soulager, il vendait jusqu'à ses
meubles les plus précieux. La pension qu'il faisait à ses
parents et à ses amis était toujours servie avec la plus
grande exactitude.
Ces renseignements, extraits des mémoires de M. Bisson,
pourraient servir d'avant-propos à une biographie de l'abbé
Fauchet. Ensuite, il y aurait à distinguer sa vie politique
de son épiscopat. Il est vrai que l'évêque disparaît trop
souvent derrière l'homme politique. Cependant, nous avons
essayé de les éclairer l'un par l'autre. Du reste, il ne faut
pas oublier que notre livre n'est autre chose qu'une « His-
toire de la religion, » destinée au clergé et aux fidèles
du diocèse de Bayeux. On ne doit pas nous demander
DE BAYEUX. 457
davantage. — Enfin , indépendamment de l'évêqne et de
l'homme politique , il y avait aussi à étudier l'orateur.
Après l'avoir fait connaître sous ce rapport par de nom-
breuses citations , nous avons résumé , en quelques lignes,
l'admiration et le dégoût que nous inspire ce beau talent
dévoyé. Il a désavoué ses erreurs avant de mourir, il s'est
incliné sous la main d'un bon prêtre ; il est donc permis
d'espérer que le Souverain Juge de toutes choses lui aura
fait miséricorde.
Les bibliophiles nous sauront gré, — nous l'espérons du
moins, — de compléter ici le catalogue des ouvrages écrits
par Fauchet avant sa nomination à l'évêché du Calvados.
Il sera facile de les réunir à ceux dont nous avons parlé
dans le texte de notre Histoire. Nous laissons de côté ses
improvisations politiques dans les rues de Paris ou ailleurs,
et ses discours à la tribune.
1782. Mémoire pour être présenté à M. de Vergennes,
ministre des affaires étrangères , en faveur des patriotes
genevois. « Ce mémoire , dit Fauchet , exprime avec force
et précision les vrais principes de la souveraineté du
peuple. »
1786. Oraison funèbre du duc d'Orléans.
1788. Oraison funèbre de Phylippeaux-d'Herbaut, ar-
chevêque de Bourges , qui avait donné à l'abbé Fauchet
des lettres de grand- vicaire.
6 août 1789. Oraison funèbre des citoyens morts à la
prise de la Bastille, prononcée dans l'église Saint- Jacques
de l'Hôpital.
1789. Discours sur la liberté , prononcé dans l'église
Sainte-Marguerite.
27 septembre 1789 , à Notre-Dame de Paris : Discours
458 HISTOIRE DU DIOCÈSE
pour la bénédiction des drapeaux de la garde nationale,
en présence de M>r de Juigné , archevêque de Paris , qui
officiait à la cérémonie. — Ce ne fut point au prélat, mais
au maire que Fauchet adressa la parole.
20 février 1790. Oraison funèbre de l'abbé de l'Épée,
instituteur des sourds-muets , prononcée à Saint-Étienne
du Mont, avec la permission de Mgr de Juigné.
Au mois d'avril, même année. Discours sur la réforme
des spectacles. — Ce discours est surtout dirigé contre les
spectacles forains , qui ne sont propres, dit l'orateur, qu'à
corrompre le peuple.
21 juillet 1790. Eloge civique de Benjamin Franklin.
L'orateur plaça ce grand homme dans le séjour des bien-
heureux. Sur ce point, l'abbé Bisson fait vertement la
leçon à Fauchet, et lui reproche d'avoir oublié qu'il était
prêtre et chrétien.
4 février 1791. Sermon sur l'accord de la Religion et de
la Liberté, prêché dans la cathédrale de Paris, à l'occasion
d'une solennité civique, ce en mémoire de ce que , à pareil
jour, le roi était venu reconnaître, dans l'Assemblée na-
tionale, la souveraineté du peuple. » Le club de Bayeux le
fit réimprimer chez la veuve Nicolle à douze cents exem-
plaires.
14 juillet 1791. Discours prononcé par Claude Fauchet,
évêque du Calvados, à l'autel de la Patrie , pendant la cé-
rémonie de la Fédération générale du département , dans
la plaine des « six-districts, » près de la ville de Caen.
DE BAYEUX. 459
REPONSES
A QUELQUES QUESTIONS QUI NOUS ONT ÉTÉ ADRESSÉES
DEPUIS LA PUBLICATION DU Ier VOLUME DE CETTE HISTOIRE.
VWWVWN.
I. Pourquoi, dans V Introduction, avons-nous passé sous
silence certaines chapelles de l'ancien diocèse de Bayeux ?
Pour arriver au dénombrement complet des moindres
chapelles qui, à différentes époques, ont servi au culte
catholique, dans le diocèse de Bayeux, il faudrait d'abord
inventorier dans chaque canton les ruines de tous les édi-
fices consacrés par de pieux souvenirs, puis, compulser
dans les bureaux de chaque mairie, ou dans les archives
et les bibliothèques, les fondations et les titres. Le travail
qu'on nous reproche de n'avoir pas entrepris , pour le
diocèse de Bayeux, Huet, à l'époque où il publia les Ori-
gines de Caen , regardait comme impossible de l'entre-
prendre pour sa ville natale. « Le nombre des chapelles
de la ville et des fauxbourgs de Caen, dit-il, a été si
grand, et plusieurs si peu considérables (sic), que l'on a
été peu soigneux de conserver la mémoire de leur fonda-
tion. Ce serait donc en vain qu'on voudrait en faire une
histoire exacte ; il faut se contenter de parler des princi-
pales, et même assez superficiellement ; laissant la re-
cherche du surplus à ceux qui, dans un grand loisir, ont
460 HISTOIRE DU DIOCÈSE
la commodité d'aller puiser aux sources , et de consulter
les titres originaux dans les anciens chartriers. » Un dé-
nombrement exact des chapelles de l'ancien diocèse est
donc quelque chose d'idéal, et c'eût été de notre part une
folie d'y prétendre ; nous n'insisterons pas sur ce point.
Laissant de côté l'énumération des chapelles, nous nous
sommes efforcé de reproduire aussi exactement que pos-
sible la physionomie de l'ancien diocèse. Nous l'avons
divisé en archidiaconés , doyennés et paroisses, prieurés
simples et prieurés-cures, etc. Quant aux chapellenies ,
nous avons fait remarquer que les unes étaient soumises
à la taxe et couchées sur le rôle des décimes, comme on
disait alors, tandis que les autres en étaient exemptes ; et
c'est précisément cette seconde catégorie que nous ne
voulions pas, que nous ne pouvions pas épuiser. On nous
objectera le Pouillè de M. Delamare, qui a essayé le dé-
nombrement des chapelles. Mais, M. Delamare, quelque
respectable que soit son autorité , manquait lui-même de
certains renseignements , c'est lui qui nous l'apprend , et
il demande à ses lecteurs « de lui venir en aide. » Il
existe un autre Pouillé beaucoup plus court que celui de
M. Delamare, mais également manuscrit. Il fut rédigé,
peu d'années avant la révolution, par M. Vautier « notaire
royal et apostolique à Bayeux. » Il porte à la première
page les armes de Mgr de Cheylus ; celui-ci peut donc être
regardé comme le plus authentique. Nous ne le connais-
sions pas quand nous avons rédigé notre Introduction, et
nous nous trouvons d'accord avec lui pour la suppression
de certaines chapelles, que la critique de quelques-uns
nous reproche d'avoir omises. On nous reproche également
d'avoir dit que le prieuré du Mesnil-Hamel appartenait à
l'abbaye de Saint-Etienne de Caen ; on prétend que nous
aurions dû l'attribuer au prieuré de Saint- Vigor. La vé-
rité est qu'il fut tantôt desservi par les religieux de Saint-
DE BAYEUX. 461
Vigor, tantôt par les religieux de Saint-Etienne. Au com-
mencement du xviii8 siècle,' on le trouve parmi les béné-
fices que possédait la grande abbaye. Or, c'est précisé-
ment cette époque que vise le Pouillé, où nous avons pris
ce renseignement ; ce seul mot nous justifie. De même,
la chapelle de Saint-Ortaire , que nous avons indiquée en
passant , n'est inscrite nulle part au rang des bénéfices.
Ceci ne nous a pas empêché de parler de saint Ortaire,
à propos de l'abbaye de Barbery [p. 83 du IIe vol.] et du
grand concours de pèlerins que le culte du bienheureux
attirait à la chapelle de Tuepot [Ier vol., Notes, p. 21].
Quant à Sainte-Barbe de Littry, son érection ne remonte
qu'à 1803 ; cette chapelle eût donc été très-déplacée dans
le pouillé de l'ancien diocèse. — Qu'on nous permette une
dernière réflexion : en dépeçant ainsi, outre mesure, l'ou-
vrage auquel nous travaillons, on part d'un faux principe.
On confond ce que doit être une « Histoire du Diocèse »
avec une Monographie de chaque doyenné, de chaque
paroisse , de chaque chapelle , de chaque monastère. Ce
n'est pas là ce que nous nous sommes proposé d'écrire.
Il faut que notre contradicteur en prenne son parti ; ses
reproches ne sont pas équitables, et si notre travail était
à recommencer, nous nous garderions bien de suivre ses
indications.
IL Sainte Basille, dont V Église célèbre la mémoire le
20 mai, doit-elle être distinguée de la sainte du même nom
dont les reliques reposent à V Hôtel - Dieu de Bayeux ?
Laquelle de ces deux saintes était autrefois la patronne de
Couvert, maintenant réuni à Juaye-Mondaye ?
Une Vie des Saints, publiée à Paris en 1866, par
M. l'abbé Paul Guérin, et qui a pour titre : Les petits
Bollandistes, contient, dans le Ve volume, une vie de
462 HISTOIRE DU DIOCÈSE
sainte Basille [20 mai]. L'auteur la confond avec celle
dont les reliques reposent à l'Hôtel-Dieu de Bayeux ; il
la distingue d'une autre Basille, qui aurait été martyrisée
à Couvert, et serait devenue la patronne de cette paroisse.
S'appuyant sur une lettre de M. l'abbé Michel, vicaire
général du diocèse de Bayeux, en date du 22 novembre
1858, M. l'abbé Guérin ne voit aucun inconvénient à
croire que la sainte dont il raconte la vie, — la petite fille
de l'empereur, — est celle qui fut trouvée, en 1654, dans
le cimetière de Sainte-Cyriaque, où elle avait pu, dit-il,
être transportée , après avoir souffert le martyre sur la
voie du Sel, Nous répondons :
1° Que la sainte, honorée dans l'Église le 20 mai, ne
fut jamais inhumée dans le cimetière de Sainte-Cyriaque,
mais bien dans celui qui porte son nom (S. Basillœ), et
que , suivant une ancienne tradition , elle avait fait con-
struire sur sa propriété ; qu'elle fut exhumée en 820,
et transportée de ce cimetière dans l'église de Sainte-
Praxède, par le pape Pascal Ier. Il y avait donc huit cents
ans que sainte Basille [du 20 mai] n'était plus dans les
catacombes, quand on exhuma de Sainte-Cyriaque, en
1654, celle qui repose à l'Hôtel-Dieu de Bayeux. Le
« nom propre » de celle-ci était gravé sur sa tombe, avec
une colombe, une palme et un de ces vases, dont on
cherche encore aujourd'hui la véritable signification.
Donc, malgré les suppositions plus ou moins aventureuses
du Révérend Père Aprest, il est impossible de confondre
les deux saintes (1).
2° Plusieurs pièces , qui reposent dans les archives de
Bayeux, établissent jusqu'à l'évidence que la paroisse de
Couvert avait pour patronne celle des saintes Basille dont
(1) V. Étude sur sainte Basille de l'Hôtel-Dieu de Bayeux et sainte
Basille de Couvert, par l'abbé J. Laffetay. — Mémoires de la Société
des Antiquaires de Normandie; Caen, Leblanc-Hardel, 1860.
DE BAYEUX'. 463
le nom est célèbre dans l'histoire de l'Église, et non pas
cette jeune fille tout à fait inconnue , dont on vénère les
reliques, depuis deux siècles, dans la ville épiscopale.
3° Reste donc cette légende villageoise, dont on a re-
cueilli les débris à Couvert, et qui peut se résumer ainsi :
— Du temps où le général Pompée, lieutenant de César,
occupait militairement le pays des Bajocasses, il fit com-
paraître devant lui une jeune fille nommée Basille, qu'une
grâce particulière avait rendue chrétienne, un demi-siècle
avant Jésus-Christ. Basille ayant professé courageuse-
ment sa croyance, Pompée ordonna qu'on lui coupât la
tête. Cette tête bondit sept fois sur le sol, et fit jaillir
sept sources d'eau limpide, au milieu des roseaux. — Le
nom de Pompée, comme on le voit, joue un grand rôle
dans la légende ; gardons-nous bien de nous en plaindre,
car c'est grâce à lui que l'on peut, malgré les anachro-
nismes dont elle fourmille, rattacher cette légende à l'his-
toire. Pompée, en effet, est le nom historique que portait
le dénonciateur de la véritable Basille; il est cité par
Surius. Dès-lors, tout s'explique, et l'on comprend à
merveille comment, en y ajoutant quelques traits de cou-
leur locale, les habitants de Couvert avaient remanié la
légende de leur patronne, et lui avaient substitué une
sainte de leur pays.
III. En quelle année les Eudistes furent-ils rappelés au
séminaire de Oaenpar M<Jr Servien ? Est-ce en 1652 ou en
1657?
Huet et l'abbé de La Rue ont écrit que Mgr Servien
avait rétabli , en 1652 , le séminaire des Eudistes, fermé
en 1650 par M»p Mole. Nous avons, par inadvertance,
transcrit cette erreur dans notre premier volume. En
1652, M&r Servien n'était pas encore évêque de Bayeux,
464 HISTOIRE DU DIOCÈSE
et il ne rétablit qu'en 1657 la congrégation du P. Eudes.
Pour comprendre ces lenteurs, il faut savoir qu'entre
Mgr Mole et Mgr Servien, il y eut une espèce d'interrègne.
Le roi avait nommé évêque de Bayeux l'abbé de Sainte-
Croix, frère de Mgr Mole. L'abbé de Sainte-Croix fit ré-
voquer par l'official de Bayeux l'interdit porté contre la
chapelle des Eudistes ; elle fut rendue au culte le 10 mai
1653. Bientôt après, l'abbé de Sainte-Croix remit entre
les mains du roi le brevet de sa nomination. Les adver-
saires des Eudistes travaillèrent alors à prévenir contre
eux l'esprit de Mgr Servien, son successeur. Mgr Servien
attendit, pour se prononcer, qu'il les vît à l'œuvre. Enfin,
en 1657, il leur rendit le séminaire destiné aux retraites
ecclésiastiques et à l'instruction des ordinands.
IV. Est-ce de Condê-sur-Sarthe (département de l'Orne)
ou de Gondè-sur-Noireau qu'Etienne Le Court était curé ?
Nous avons posé cette question dans notre premier vo-
lume [p. 67], sans pouvoir la résoudre. M. le comte de La
Ferrière nous a fait écrire, par un de nos amis, qu'Etienne
Lecourt, supplicié à Rouen pour fait d'hérésie, était curé
de Condé-sur-Sarthe , près Alençon. Les registres du
chapitre de Rouen en font foi, et M. de La Ferrière a
bien voulu nous attester qu'il en avait une copie sous les
yeux.
V. On comptait autrefois à Bayeux vingt Prébendes fon-
dées pour autant de lépreux, par Ouillaume-le- Conquérant.
Dans quel établissement le duc de Normandie avait-il
fondé ces Prébendes? Etait-ce à VMpital de Saint-Gratien
ou à la léproserie de Saint-Nicolas?
Cette double question a été longuement étudiée dans
notre premier volume [p. 142 et suivantes], et la solution
DE BAYEUX. 465
que nous avons proposée a été généralement admise,
même par des érudits, qui avaient jusque là professé une
opinion contraire à la nôtre. Il faut pourtant excepter
l'auteur de la Nouvelle Histoire de Bayeux. Avec des mé-
nagements dont nous lui savons un gré infini, il a repris la
question en sous-œuvre et l'a décidée contre nous. La
difficulté est tout entière dans l'interprétation d'une charte;
nous ne croyons pas qu'il soit impossible de la résoudre.
Vers l'an 1166 [suivant l'abbé De La Rue], une charte
fat donnée à Bures-le-Roi par Henri II, duc de Norman-
die, arrière-petit-fils de Guillaume-le-Conquérant. Elle
confirme une donation de vingt prébendes, faite pour
autant de lépreux par le duc Guillaume. On demande où
ces prébendes avaient été fondées ? Était-ce, comme nous
l'affirmons, au monastère de Saint-Nicolas de Bayeux,
ou, comme le prétend notre contradicteur, à l'hôpital de
Saint-Gratien, lequel fut, au xvue siècle, enclavé par
Mgr de Nesmond dans l'hôpital général ?
Pour bien comprendre la charte de Henri II, commen-
çons par détacher de la phrase principale une phrase inci-
dente qui la coupe vers le milieu ; nous ferons connaître
ensuite l'interprétation qu'il faut donner à chacune.
« Sciatis me concessisse à dédisse & presenti cartâ con-
firmasse in perpétuant ellemosinam XX preoendas — quas
Willelmus illustris rex Anglorum proavus meus stabilivit
de redditions suis in civitate Bajocensi — confratrious
leprosis in monasterio Sancti Nicolai Bajocensis sub reïi-
gione viventious. »
Cette phrase incidente, qui commence au mot quas et
finit à Bajocensi, embarrassait l'auteur. Pour la traduire,
il la déplace et la rejette à la fin, de cette manière:
« Fâchez que j'ai concédé, donné et, par la présente
charte, confirmé en perpétuelle aumône, aux confrères
lépreux, vivant en religion dans le monastère de tëaint-
30
466 HISTOIRE DU DIOCÈSE
Nicolas pr es Bayeux, les vingt pro vendes que Guillaume,
l'illustre roi des Anglais, mon bisaïeul, fonda de ses de-
niers, dans la ville de Bayeux. »
L'auteur a, comme on le voit, interverti l'ordre des
deux phrases ; essayons maintenant de traduire le texte
sans déplacer un seul mot.
ce Sachez que j'ai concédé, donné et, par la présente
charte, confirmé en perpétuelle aumône, vingt prébendes
que Guillaume, illustre roi des Anglais, mon bisaïeul, a
fondées — sur ses revenus dans la ville de Bayeux — pour
les confrères lépreux qui vivent en religion au monastère
de Saint-Nicolas de Bayeux. »
Deux points sont à remarquer. La charte dit que
Henri II confirma la donation faite à Saint-Nicolas par
son bisaïeul. L'auteur que nous réfutons prétend qu'il l'a
transférée de Saint-Gratien à Saint-Nicolas : comment
soutenir que ce transférer » soit synonyme de « confirmer ? »
De plus, est-il permis d'admettre que, quand on enrichit
un établissement au détriment d'un autre, on ne désigne
même pas celui que l'on dépouille.
Peut-être, l'auteur s'est-il laissé séduire par les mots
in civitah Bajocensi. Ce sont eux sans doute qui l'auront
déterminé à remplacer la ladrerie de Saint-Nicolas par
l'hôpital de Saint-Gratien. Le texte même de la charte
répond à cette difficulté. D'abord , il est certain que le
monastère de Saint-Nicolas, quoiqu'il ne fût pas situé
dans l'enceinte de la ville, était considéré comme appar-
tenant à son territoire. Le rédacteur de la charte qui
nous occupe l'appelle Saint-Nicolas de Bayeux — Sancti
Nicolai Bajocensis — et non pas : « Saint-Nicolas près
Bayeux » comme le traducteur voudrait l'insinuer. En
second lieu , quand le poète Wace — que nous avons à
tort appelé Robert Wace dans notre premier volume —
parle de l'hospice de Saint-Nicolas , il dit aussi qu'il fut
DE BAYEUX. 467
establi à Baieaes. Ce n'est donc pas exclusivement dans
l'enceinte de la ville, mais encore dans le territoire qui en
dépendait, qu'il faut chercher le monastère auquel Guil-
laume accorda ses largesses. Enfin, malgré la force de ces
raisons, craignant de nous abuser nous-même, nous avons
soumis la difficulté à un savant professeur de l'Académie
de Oaen, aussi habile à dépouiller les chartes du moyen
âge qu'à expliquer la langue des trouvères (1). Yoici ce
qu'il nous a répondu. Remarquez, nous dit-il, que l'auteur
de la Nouvelle Histoire de Bayeux traduit comme s'il y
avait simplement : — quas Willelmus stabilivit in civitate
Bajocensi, — « que Guillaume fonda dans la ville de
Bayeux ; » mais pour arriver à cette interprétation , il
faudrait supprimer deux mots essentiels, — de redditibus
suis. — Ce sont les revenus de Guillaume [et non pas les
vingt prébendes] , dont il est dit : qu'ils se trouvaient sur
le territoire de Bayeux. « L'hypothèse d'une fondation
dans la ville même ne peut donc plus se tirer du texte. »
Cette explication dissipera tous les doutes ; nous sommes
plus heureux de la présenter à nos lecteurs que si nous
l'avions trouvée nous-même.
VI. Est-ce à tort, est-ce avec raiso)i, que les Bénédictins
du Gallia christiana ont attribué à Gosselin de La Pom-
meraye [1125] la fondation de Vabbaye connue sous le
nom de Notre- Dame-du-Val (doyenné de Cinglais) ?
Ce renseignement fourni par les Bénédictins, que nous
avons suivis dans notre Introduction, est contesté par
l'auteur de Y Essai sur V Abbaye de Notre- Dame-du-Val.
Il reconnaît que , malgré de patientes recherches , il n'a
rencontré sur son chemin aucun personnage historique,
aucune charte, aucune ordonnance à laquelle on poisse
rattacher l'origine de l'abbaye. De son aveu « la première
(1) M. Joly, doyen de la Faculté des lettres de Caen,
468 HISTOIRE DU DIOCÈSE
fondation lni est inconnue [p. 3]; » et Guillaume, le pre-
mier abbé dont il cite le nom, ne remonte qu'à la seconde
moitié du XIIe siècle. Il cite, il est vrai, une ordonnance
de Henri Ier, roi de France [1031], confirmant « quelques
legs » faits à l'abbaye ; mais ce qu'il appelle ce la première
fondation , » il est forcé de la passer sous silence, et pour-
tant, il ne laisse d'autre titre à Gosselin de La Pommeraye
que celui de « principal bienfaiteur. »
Nous avions toujours pensé qu'avant de dépouiller
ainsi un personnage historique d'une gloire qui lui est
attribuée depuis des siècles, il fallait au moins instruire
son procès; opposer un nom à un nom, une date à une
autre date, citer des faits en opposition avec d'autres faits.
Ici l'auteur n'affirme rien, ne précise rien, sinon que
l'abbaye existait sous le règne de Henri Ier, ce que nous
ne contestons pas. Ne lui demandez pas le nom du fonda-
teur ; il vous laisse le droit de le choisir parmi les rois de
France ou les ducs de Normandie [p. 4]. Il avoue qu'il
manque de documents pour résoudre ces questions, et il
ajoute — ce qui surprendra peut-être — « que ces ques-
tions ont peu d'importance. »
Ce n'est pas ainsi qu'ont procédé les Bénédictins. Ce
titre de fondateur qu'ils attribuent à Gosselin de La Pom-
meraye, ils ne l'ont point imaginé, ils l'ont copié dans
les chartes de Bayeux — qui fundator dicitur in chartis
Bajocensibus. » — Avant eux, le rédacteur du Neustria
pia s'est expliqué à peu près de la même manière : Ex
schedis Ecclesiœ Bajocensis Gosselinus de La Pommeraye
fundator dicitur.
Que, dans l'espoir de couler à fond cette question, on
fasse des réserves, nous ne nous y opposons pas. Mais, quant
à présent, qu'on nous interdise de désigner Gosselin de La
Pommeraye comme le fondateur de Notre-Dame-du-Val,
nous ne pouvons y consentir. Jusqu'à plus ample informé,
DE BAYEUX. 469
comme on dirait au Palais , nous maintenons ses droits et
son titre. Ses droits, ils sont fondés sur l'importance de
ses dons. Pour apprécier à sa juste valeur le titre de
fondateur qu'on lui conteste, il serait intéressant de savoir
en quoi consistait, avant l'année 1125, la ce temporalité »
de l'abbaye ; c'est un point sur lequel l'auteur ne s'expli-
que pas. Toujours est-il qu'à partir de cette époque, tout
change : ce ne sont plus seulement ce quelques legs, »
comme ceux qu'approuvait Henri Ier, dans le siècle pré-
cédent ; ce sont des trésors que le fondateur accumule au
profit des religieux. C'est une église, — l'église de Sainte-
Marie-du-Val, — qu'il leur donne en propriété. A cette
église, il en ajoute dix autres, sept en France, trois en
Angleterre; et, parmi ces églises, il en est une, celle
de Saint- Orner, qui contient, dans ses appartenances,
ce soixante acres de terre, avec des bois taillis et les prés
d'un moulin. » Ce n'est pas tout encore : qu'on jette les
yeux sur la charte ; on verra qu'elle est confirmée par
Eichard, évêque de Bayeux, et qu'elle commence par une
invocation à la sainte Trinité. On trouverait difficilement
une autre fondation qui s'appuie sur des titres plus res-
pectables.
Ce qui doit rester de cette discussion, c'est que la pre-
mière fondation de Notre-Dame-du-Val n'est constatée
par aucun cartulaire ; du moins on n'en cite aucune trace.
La seconde, au contraire, c'est-à-dire la véritable, repose
sur un document que rien ne peut ébranler. Donc, provi-
soirement, il faut suivre les Bénédictins et s'en tenir à
Gosselin de La Pommeraye. Demandez aux hommes les
plus compétents, quelle distinction ils établissent entre
Y origine et la fondation d'un monastère, et ils vous diront :
Le véritable fondateur d'un monastère n'est pas toujours
celui qui réunit, le premier, dans une maison commune,
quelques religieux vivant d'aumônes. Le véritable fonda-
470 HISTOIRE DU DIOCÈSE
teur d'un monastère est celui qui , le premier, assure son
existence, lui crée un domaine temporel, et lui en garan-
tit la propriété.
VII. Pourquoi avons-nous passé sous silence, dans notre
premier volume, l'édition du bréviaire de Bayeux, publiée
par ordre de M'jr d'Angennes ?
Parce que nous ne la connaissions pas, et qu'on avait
refusé de nous la faire connaître. Plus tard, il nous fut
permis d'y jeter un regard à la dérobée ; et nous pûmes
constater que , pour la distribution des fêtes et l'arrange-
ment des offices, elle ne s'éloignait pas beaucoup de l'édi-
tion incunable. lies légendes y ont conservé leur saveur
primitive ; on sent en les lisant qu'on est encore loin des
réformes adoptées par Mgr de Nesmond.
Puisque le nom du saint prélat reparaît encore une fois
sous notre plume , profitons-en pour dire que , à l'époque
où il publia son bréviaire , le retour des Protestants à
l'Eglise Romaine était une de ses grandes préoccupations.
Pour ébranler le culte des Saints et en dégoûter les fidèles,
les Protestants attaquaient avec vivacité l'authenticité de
nos légendes. Msr de Nesmond fit la part du feu. Il permit
à la critique de retrancher certains récits dont l'exactitude
était plus ou moins contestée , et , dans le mandement qui
porte la date de 1665, il s'exprima sur ce point avec une
entière franchise. — Dubias narrationes ab Ecclesiâ esse
eliminandas. — C'est ainsi qu'a toujours procédé l'Eglise
catholique ; chez elle, le respect des traditions ne saurait
prévaloir contre les droits de la vérité. A l'époque où, sous
l'autorité bien-aimée de Msr Didiot, le diocèse de Bayeux
est rentré dans l'unité liturgique , Pie IX a réformé en
plusieurs points les légendes de M>1' de Nesmond et celles
de Msr de Luynes.
DE BAYEUX. 471
ORET PRO SERVULO
BEATA MARIA
VIRGO OBEDIENTISSIMA
UT ŒUOD OPUS SUSCEPIT II, LE
OBEDIENTER
ADJUVANTE DEO
FELICITER EXSEQUATUR
C. J. D. L.
NOTES ET PIÈCES JUSTIFICATIVES.
tfrYTVVYYTVYYTrYVYVVTTYYYYYYTTYYTrVYTrTr*
(VOTES ET PIÈCES JUSTIFICATIVES.
I. — PAGE 8.
Mandements de Mgr de Lorraine.
M8' Languet , évêque de Soissons , dans sa septième lettre
pastorale, dit, en parlant de Msr de Lorraine:
« M. de Bayeux , trompé par les soumissions apparentes de
quelques théologiens dénoncés avec fondement à son tribunal,
adopte et canonise leurs déclarations erronées; et, ce qui était
inouï jusque-là dans l'Église, il rend pour la première fois un
jugement solennel et revêtu des formes juridiques, pour auto-
riser, à titre de vérités catholiques ou d'opinions permises,
des erreurs tant de fois condamnées dans Baïus , dans Jansé-
rïius, dans Quesnel, et, ce qui est plus inconcevable, celles
même que l'Église a censurées autrefois dans Pelage. — M. de
Bayeux paraît vouloir persuader que son mandement n'était
connu que de ceux qui composaient l'assemblée du clergé. Qui
le croira , quand l'univers est rempli de ses mandements ,
quand les laïcs et les femmes les lisent et en contestent ; quand
les défenseurs de Baïus , de Jansénius et de Quesnel en triom-
phent? » etc.
4 PIECES JUSTIFICATIVES.
II. — PAGE 24.
Vers composés en l'honneur de Mgr de Luynes.
Quelques-unes des pièces par lesquelles la poésie célébra
l'arrivée de M8r de Luynes, appartenaient au genre bucolique.
Tantôt c'est Damon et Aminthe qui modulent leurs plus doux
accents en l'honneur de Daphnis ; tantôt c'est la nymphe de
l'Orne qui s'indigne de ce que la fontaine de Brucourt lui en-
lève pour quelque temps son nouveau prélat.
« Assurez-moi d'un bruit qui me vint l'autre jour.
Vous me narguez , dit-on , fontaine de Brucourt ;
Quoi ! vous osez ravir mon plus bel avantage ,
Un prélat qui faisait l'honneur de mon rivage !
Vouloir nous égaler par vos faibles appas,
C'est prendre un petit air qui ne vous convient pas. »
La fontaine réplique sur le même ton, vante ses propriétés
minérales, et les oppose aux avantages dont la nymphe de
l'Orne s'enorgueillit. Ces deux pièces , qui nous paraîtraient
aujourd'hui assez fades, obtinrent alors un grand succès; elles
portent la signature de M. Heurtauld, prêtre et professeur au
collège du Bois. La première fut écrite en 1729, à l'arrivée du
prélat ; la seconde en 1730, à l'occasion d'un voyage qu'il fit
à Brucourt pour y prendre les eaux.
III. - page 32.
Calomnies des Nouvelles ecclésiastiques contre M&r de Luynes.
Les Nouvelles ecclésiastiques ne cessaient de prolester con-
tre les prétendues vexations de M8r de Luynes, qui, disaient-
elles, avait fait une carcasse de notre faculté de théologie. Or,
il sulfit, pour rendre la calomnie palpable , de suivre la date
PIÈCES JUSTIFICATIVES. 5
des événements. Tous les docteurs en théologie reçurent la
constitution en 1714, sous peine d'exclusion de la faculté pour
les réfractaires. Après la mort de Mgr de Nesmond , trois de
ces docteurs , MM. Regnauld , Buffard et le P. Godechal, jaco-
bin , dont les deux autres exploitaient la faiblesse, commen-
cèrent à exciter des troubles. Sous l'impulsion des deux pre-
miers , l'appel fut interjeté , et les dix docteurs qui étaient
restés fidèles, furent exclus en 1719; ils furent rétablis en 1721.
Le P. Drouin , successeur du P. Godechal , M. Buffard et
M. Jourdan furent chassés de l'université en 1722, M. Re-
gnauld en 1724 ; M. Fauvel subit le même sort en 1726. La
même année , l'appel fut rétracté , et la constitution reçue par
tous les membres de l'université , à l'exclusion de l'abbé de
Sainte-Croix. M8r de Lorraine n'est mort qu'en 1728; Msr de
Luynes lui a succédé en 1729. et il lit exiler l'abbé de Sainte-
Croix en 1740. On se demande alors comment l'éloignement
d'un Artien , principal du collège du Bois , « dont la capacité
ne s'étendait pas jusqu'à parler latin , » ôtait Yesprit de vie à
la faculté de théologie et la métamorphosait en carcasse. Ce
seul trait suffit pour nous éclairer, et nous tenir en garde contre
les calomnies que la feuille janséniste se plaisait à répandre.
IV. — page 34.
Nous avons dit dans le premier volume que le silence de
l'histoire et de la tradition locale nous autorisait à penser
que le clergé de Vire s'était préservé de la contagion de l'héré-
sie (p. 133). Une lettre écrite à Vire, le 1er octobre 1739, con-
firme nos suppositions. On y lit: « Grâces a Dieu, on ne
connaît aucun Janséniste dans notre ville, et la gazette du
parti n'y pénètre pas. »
V. — page 47.
Possession des demoiselles de Leaupartie.
L'abbé Porée raconte dans son mémoire que Msr de Luynes,
6 PIÈCES JUSTIFICATIVES.
ayant reçu un soufflet d'une des jeunes malades, ne douta plus
de la possession. Qu'on veuille bien jeter les yeux sur la pièce
suivante, et l'on comprendra que l'évêque avait plus d'un motif
pour en admettre la réalité. Elle prouve jusqu'où peut aller,
en pareil cas, la prévention ou la mauvaise foi, et avec quelle
discrétion il faut accueillir certains témoignages :
« Nous soussignés, Nicolas Andry, conseiller, lecteur et pro-
fesseur royal , docteur régent et ancien doyen de la faculté de
médecine de Paris, censeur royal des livres, etc.; Jacques-Bé-
nigne Winslow, de l'académie royale des sciences, docteur ré-
gent et ancien professeur de la même faculté, etc., avons exa-
miné avec tout le soin possible le mémoire cy-devant, en con-
séquence de quoi certifions avoir trouvé dans ledit mémoire
quatre cas singuliers, qui nous paraissent passer les forces de
la nature, et ne pouvoir être attribués à aucune cause physi-
que, sçavoir:
« 1° Que les personnes y mentionnées se donnent, en tom-
bant subitement de leur hauteur contre le pavé, contre les
murs et contre des bancs, des coups si terribles à la tête,
qu'elles devroient s'enfoncer ou se fendre le crâne , et cepen-
dant il ne leur en est arrivé aucun accident, sinon quelquefois
une tumeur et une douleur, qui souvent se dissipent dans l'in-
stant, sans qu'on y fasse autre chose que d'y mettre quelques
gouttes d'eau bénite, ou d'y appliquer des reliques.
« 2° Que souvent elles pèsent dans le temps de leur syncope,
au moins le double de ce qu'elles pèsent dans leur état naturel,
de sorte que deux hommes ont eu quelquefois de la peine à
porter un enfant de dix ans. Bien plus , que quatre hommes
n'ont jamais pu plusieurs fois, et en différents temps, en lever
une autre de terre où elle était étendue , quelque effort qu'ils
fissent pendant un temps considérable ; et dès qu'un prêtre y
fut arrivé , et qu'il eut commandé au démon de lui rendre la
connaissance et la liberté de se relever elle-même, elle recou-
vra l'une et l'autre. De plus, que deux hommes la portant fa-
cilement un autre jour dans ce même état, deux autres s'étant
PIÈCES JUSTIFICATIVES. 7
joints à eux pour les aider à la porter, son corps devint tout
à coup si pesant, qu'ils eurent toute la peine à gagner la maison,
quoique proche, déclarant qu'ils auraient eu moins de peine à
porter chacun un sac de bled.
« 3° Qu'il y en a une qui , quelqu'industrie qu'on apporte à
lui lier dans sa fureur le corps, les bras et les pieds dans son
lit, ou dans un fauteuil, tous les nœuds étant par-dessous la
couche, ou derrière le fauteuil, et les bandes ou autres ligatu-
res tellement serrées et entrelacées qu'elle ne peut remuer
aucune partie de son corps, surtout les mains, se trouve dans
l'instant déliée, tantôt les nœuds se défaisant d'eux-mêmes,
quoique quelquefois encore extraordinairement cousus, tantôt
sans que ces nœuds soient défaits, tantôt enfin ces mêmes
nœuds se trouvant entièrement coupés d'eux-mêmes, sans ex-
cepter ceux qui lui serrent les bras l'un sur l'autre.
« 4° Qu'il y en a une qui, voulant se jeter un jour par la fe-
nêtre d'un escalier au second étage, demeura suspendue debout
en l'air, sans aucun appui sous les pieds, et sans tenir à rien
pendant tout le temps qu'il fallut pour monter à cet étage, et
la retirer: Qu'elle s'est mise une autre fois un talon sur le bord
extérieur du linteau de la fenêtre d'une chambre, l'autre pied
en l'air, et tout le corps penché dehors, sans se tenir à rien :
Qu'elle s'est assise encore sur le bord intérieur d'un puits,
tout le corps dedans et penché jusqu'au milieu, sans aucun ap-
pui sous les pieds, et pendant tout cela toujours en syncope.
« Lesquelles choses énoncées dans ces quatre articles, certi-
fions comme ci-dessus, passer les forces de la nature, et ne
pouvoir être attribuées à aucune cause physique. Le tout au
reste sans prétendre rien décider sur les autres articles , qui
peuvent être du ressort de la physique et de la médecine. Fait
à Paris, le 4 mars 1734. Andry. Winslow.
« Après avoir lu et examiné le mémoire ci-dessus, après avoir
appris de plus l'inutilité des remèdes employés par les méde-
cins, nous croyons que la physique ne peut expliquer quel-
ques-uns des faits énoncés, tels par exemple, que d'êlrc sus-
pendue en l'air sans tenir à rien, etc., et que la nature toute
8 PIÈCES JUSTIFICATIVES.
seule, en santé ou en maladie, ne les peut produire ; en foi de
quoi adhérant aux quatre articles extraits par nos confrères,
M" Andry et Winslow, sans rien décider sur les autres arti-
cles, nous avons signé. A Paris, ce 7 mars 1735.
« Chomel, Conseiller médecin « Chomel, fils, Docteur régent
ordinaire du roi , Assesseur de la Faculté de médecine de
vétéran de l'Académie royale Paris. »
des sciences et Docteur ré-
gent de la Faculté de méde-
cine de Paris. »
Cependant, avons-nous dit (page 47), M*r de Luynes était loin
de partager toutes les illusions de la famille. Les lettres qu'il
écrivit sur cette affaire à M. de Leaupartie et aux deux exor-
cistes, accusent nettement l'indécision de son esprit. On peut
s'en convaincre en lisant la pièce suivante :
« Il y a dans mon diocèse, monsieur, des filles de condition,
dans lesquelles plusieurs personnes sages croyent trouver
des marques d'opération du démon. M. Le Carpentier m'a
assuré , monsieur, que vous êtes fort au fait de ces sortes
d'affaires, et que votre zèle était égal à votre expérience. Je
vous prie de me venir trouver ici, pour m' aider a me déci-
der sur une affaire de cette importance. L'état de ces demoi-
selles et de leur famille est si affreux , que si vous en étiez
témoin, vous n'hésiteriez pas un moment à partir. Je crois
qu'en conscience vous ne pouvez pas me refuser ce voyage.
De la façon dont on m'a parlé de votre vertu , je suis per-
suadé que vous en feriez bien davantage pour la gloire de
Dieu, et pour la consolation d'une famille qui est dans la
plus grande de toutes les afflictions. Le plus tôt que vous
pourrez partir, ce sera le mieux. L'état des demoiselles de-
mande un prompt secours , et d'ailleurs , je serais bien aise
de pouvoir m'entretenir avec vous , avant de me rendre à
Rouen pour l'assemblée provinciale, qui doit se tenir le 27
de ce mois. Je vous attends avec empressement, et vous
souhaite , etc. Ce 7 janvier 1734. » (Lettre de M*' de Luynes
a M. Herbinières.)
PIECES JUSTIFICATIVES. 9
VI.— PAGE 53.
Opinion de Hf . de Quens sur le caractère de Mer de Luynes.
« De l'aveu même de ses ennemis (v. le recueil janséniste in-
titulé Nouvelles ecclésiastiques), il exhortait publiquement son
chapitre « à employer , à l'égard des opposants , les voies de
douceur et de charité pour les ramener. » Il voulait qu'à l'exem-
ple du Christ on se fit du pardon une loi suprême. — Il y a
pourtant dans sa vie quelques actes d'intolérance qui dénotent
en lui une inégalité d'humeur à laquelle il semble n'avoir pas
assez résisté (1). Mais les rédacteurs de la feuille que nous venons
de citer ne doivent pas, en ce qui le concerne, être crus sur
parole; ils ne pouvaient lui pardonner ses sympathies pour
les Jésuites , ni le dédain avec lequel il traitait les actes sur-
naturels du célèbre diacre Paris , prédisant que , lorsque la
gelée aurait passé sur ces miracles , on les verrait fondre au
dégel. »
VII. — PAGE 54.
Ordonnance du roi contre le lieutenant-général de Bayeux.
M. Le Marois, procureur du roi à Bayeux, et très-attaché à
la secte de Quesnel,ne pouvant, à cause de ses infirmités, aller
faire ses Pâques à sa paroisse , avait prié son curé de lui ap-
porter les sacrements. M. le curé de Saint-Sauveur, incertain
sur le parti qu'il devait prendre à l'égard des Quesnellistes, qui
étaient nombreux sur sa paroisse, consulta l'abbé Hugon, vi-
caire-général, lequel refusa de lui dire son sentiment. Sur ces
entrefaites, on signifia au curé de Saint-Sauveur l'ordonnance
du lieutenant-général , portant que le curé ou son vicaire ad-
ministrerait les sacrements au sieur Le Marois. L'ordonnance
fut exécutée. Msr de Luynes, qui était absent, apprenant cette
(1) C'est une opinion dont nous laissons la responsabilité à M. do Quens; nous ne
connaissons aucun fait certain qui la justifie.
10 PIÈCES JUSTIFICATIVES.
nouvelle à son retour, en fut vivement affligé. Pour réparer
le scandale, il indiqua une visite dans la paroisse de Saint-
Sauveur, et, le 19 mai 1739, troisième fête de la Pentecôte, il
y prêcha sur l'autorité de la bulle , relevant avec fermeté la
faute que le curé avait commise ; mais il accompagna la répri-
mande de tous les ménagements que l'on pouvait attendre de
sa charité. Le roi , après s'être fait rendre compte de cette
affaire, publia, le 27 mai 1739, une ordonnance ainsi conçue:
« Sa Majesté étant en son conseil , a cassé et annullé la dite
ordonnance du 21 avril dernier, comme rendue incompétem-
ment et par attentat sur l'autorité épiscopale. Fait Sa Majesté
très-expresses inhibitions et défenses audit lieutenant-général
du bailliage de Bayeux, et à tous autres juges séculiers de
rendre de pareilles ordonnances , à peine d'interdiction ou
autre punition exemplaire ; leur enjoint de renvoyer les causes
purement spirituelles, notamment celles où il s'agit de l'admi-
nistration des sacrements, pardevant les supérieurs ou juges
ecclésiastiques auxquels il appartient d'en connaître, » etc.
VIII.— PAGE 56.
« Le 18 janvier 1731, Discours prononcé à l'ouverture de
l'Académie royale des belles-lettres de Caen , après son réta-
blissement, par Mgr l'évêque de Bayeux, choisi Protecteur de
cette Académie, et réponse de M. de la Douespe, directeur de
l'Académie, au discours du susdit prélat, huit pages in-12, y
compris le titre du recueil de différentes pièces tant en vers
qu'en prose lues à la dite Académie. Toutes ces pièces sont à
la louange de Msr l'évêque de Bayeux, en reconnaissance de
ce qu'il avait rétabli cette Académie. » (Beziers, Mss.)
IX.— page 56.
Madrigal sur le rétablissement de l'Académie de Caen.
Sur moi la mort exerçait son empire ;
Nul espoir que jamais on pût me rétablir.
PIÈGES JUSTIFICATIVES. 11
Notre auguste Prélat m'a daigné secourir :
Aujourd'hui du tombeau son zèle me retire.
Dieu du Permesse, accordez votre lyre;
Muses , réveillez-vous , partagez mon plaisir :
Je renais ■pour ne plus mourir (1).
30 janvier 1731.
X. — PAGE 72.
Invitation adressée au Tribunal de Bayeux par le doyen
du Chapitre.
« Un autre usage qui remontait à une époque très-éioignée,
et qui n'a été abandonné qu'à la révolution de 1830, mérite
d'être rappelé ici. Lorsque le bailliage et, depuis, le tribunal
civil, devait assister à une cérémonie religieuse, l'invitation était
adressée au tribunal, audience séante, au nom de Msr l'évêque,
par le doyen du chapitre , et deux chanoines en costume de
ville et manteau long, précédés par le suisse en grand uniforme.
Les deux battants de la salle étaient ouverts, les trois chanoi-
nes s'avançaient au pied de l'estrade, le barreau se levait, le
tribunal restait assis , mais se découvrait ; puis après l'invita-
tion adressée à haute voix et la réponse du président, les cha-
noines quittaient la salle, précédés des huissiers-audienciers,
qui les reconduisaient. » [Etudes sur l'administration de la
justice, par M. Pezet, président du tribunal civil de Bayeux.)
XL — page 73.
Calvaire de Bayeux.
« Contre l'église des Cordeliers , il y a un magnifique cal-
vaire qui a été élevé aux frais des citoyens , en faveur des-
quels on a aussi établi sous le môme nom une confrérie dans
(l) Ce dernier vers était la devise de l'Académie,
12 PIÈCES JUSTIFICATIVES.
cette église. Ce monument de leur piété est une suite de la
mission dont les PP. d'Irlande , Langegu et Mayet firent
l'ouverture le 1er de janvier 1747. Dieu bénit leurs travaux.
L'esprit du christianisme sembla se rallumer dans tous les
cœurs , et le bon exemple enleva à l'hérésie trente soldats du
régiment de Berwick, alors en garnison ici, qui abjurèrent
entre les mains de l'abbé de Graville, vicaire-général. Pendant
ce temps-là, on bâtissait le Calvaire, dont la première pierre
fut posée par cet abbé, le lundi 20 février; il bénit, le 17
mars, la croix qui, avant que d'être placée, fut portée proces-
sionnellement autour de la ville.
« Le lundi 20 mars, tout le clergé séculier de la ville, trente-
cinq ordinands du séminaire, et l'abbé de Graville à la tête,
partirent en corps sur les deux heures de relevée de l'église
Saint-Sauveur pour se rendre aux Gordeliers. Les officiers de
Berwick y étaient déjà arrivés avec une compagnie de grena-
diers. Après une courte exhortation que fit le P. d'Irlande sur
l'objet de la procession , on chanta trois fois : 0 crux ave ,
pour se disposer à partir. La marche était ouverte par un
détachement de grenadiers , la baïonnette au bout du fusil.
Venaient ensuite les PP. Cordeliers, leur croix à la tête, et les
croix des paroisses. Après eux marchaient douze ou quinze
personnes qui portaient la chaire à prêcher, et d'autres qui
portaient deux grands traiteaux couverts de tapisseries. Parais-
sait ensuite la croix du Calvaire, portée par cinquante hommes
et escortée par quatre grenadiers qui avaient un tambour à.
leur tête. Elle était suivie de six personnes qui portaient une
espèce de carreau couvert d'un tapis violet. Ce carreau et ces
traiteaux étaient destinés à recevoir le Calvaire dans les haltes
qu'on fit durant la procession. Après cela venaient douze aco-
lytes , qui , trois à trois , encensaient alternativement pendant
la marche. Ils étaient précédés de deux jeunes gens qui por-
taient de l'encens sur deux plats d'argent. Ce cortège était
accompagné de quarante jeunes- ecclésiastiques qui avaient
chacun un cierge à la main. Il était suivi du reste du clergé
en grand nombre, qui chantait des hymnes en l'honneur du
PIÈGES JUSTIFICATIVES. 13
Calvaire , et cette marche était fermée d'un second détache-
ment de grenadiers, conduits par leurs officiers.
« On fit deux pauses, vis-à-vis de la Cathédrale et devant
l'église de Saint-Sauveur. A la première, le P. d'Irlande fit un
discours sur les souffrances et la mort de Jésus-Christ ; à la
seconde, sur les souffrances de la vie également utiles aux
justes et aux pécheurs. Ces discours furent suivis de l'adora-
tion de la croix, tant par le clergé que par le peuple. La croix
fut portée: 1° depuis les Cordeliers jusqu'à la Cathédrale, par
les soldats de Berwick , d'où ils se séparèrent sur deux lignes
extérieures pour garder le clergé de la foule incroyable qui se
trouva dans les rues. Les bourgeois prirent leur place et la
portèrent jusqu'à Saint-Sauveur. Les jeunes gens leurs succé-
dèrent et la portèrent jusqu'aux Cordeliers. On tendit devant
les maisons par où passa la procession , comme on fait à la
fête de Dieu.
« De retour aux Cordeliers, on plaça la croix dans la nef, sur
les traiteaux. L'abbé de Graville, monté sur une espèce d'écha-
faud, au bout de la croix , donna la bénédiction avec le Saint-
Sacrement, et le tout fut terminé par un cantique d'actions de
grâces. » (Beziers, Mémoires inédits.)
XII. -PAGE 77.
Mandement de Mgr de Luynes, archevêque de Sens.
Nous n'avons trouvé dans les archives du diocèse de Bayeux
aucun mandement de Mgr de Luynes qui nous permît d'appré-
cier son éloquence. Celui qu'il écrivit après la conclusion de la
paix avec le roi d'Angleterre et le roi de Portugal , est du 29
juin 1763. Quoique M8r de Luynes gouvernât alors le diocèse de
Sens, nous croyons devoir en citer quelques extraits :
<.< L'Esprit-Saint nous apprend dans l'Écriture que les souve-
rains et les états sont dans la main de Dieu, et que c'est sa
providence qui dispose à son gré de l'élévation et de l'abaisse-
ment des empires ; que, selon l'ordre immuable de ses décrets,
14 PIÈCES JUSTIFICATIVES.
il en a fixé les commencements, les progrès et la durée; que
la guerre est le fléau par lequel il punit les empires qui lui
sont infidelles, et que la paix constante et durable est dans sa
main la récompense de leur fidélité, et le plus précieux de tous
ses dons.
« C'est, selon ces vues de sévérité et de miséricorde, de co-
lère ou de bonté , que Dieu suscite des hommes qui sont ou
le fléau ou les pacificateurs des nations, qu'il les éclaire ou
les aveugle dans les projets de leur politique.
« On attribue aux généraux la gloire de la victoire ou la
honte de la défaite, aux politiques le bon et le mauvais succès
des négociations ; on ne voit point la main de Dieu qui remplit
à son gré de son esprit de discernement et de sagesse, et les
généraux qui dirigent les combats , et les politiques qui con-
duisent les négociations ; qui incline le cœur des souverains
à la paix ou leur inspire l'ardeur guerrière selon qu'il est né-
cessaire pour l'accomplissement des desseins de sa justice ou
de sa miséricorde. »
XIII. — page 78.
Oraison funèbre de Msr de Luynes, par M. Bellenger.
« L'ambition de ses amis vient d'ourdir en sa faveur une
heureuse intrigue que la candeur et l'élévation de son âme ne
lui permettent pas de suivre, même de soupçonner. On obtient
pour lui ce ministère délicat et glorieux qui dispense , dans
l'Église, les grâces les plus signalées, dispose des postes les
plus importants , et peut faire une foule de créatures à celui
qui l'exerce. Les mesures sont prises , les engagements sont
formés ; tout est concerté. Seulement on exige que le cardinal
se courbe devant l'idole (1), et que, sans fléchir les genoux à
ses pieds, il lui rende au moins un hommage secret, un aveu
tacite de sa puissance. Oh ! combien de grands n'eussent pas
(1) Mmc de Pompadour.
PIÈCES JUSTIFICATIVES. 15
rougi , peut-être , d'acheter à ce prix une telle distinction !
Mais ce tempérament, dicté par la faiblesse et par un reste de
pudeur, le cardinal de Luynes le rejette avec sévérité, avec in-
dignation. On a beau lui représenter que cet instant d'une
complaisance innocente sera suivi d'avantages précieux ; que
l'Église lui devra des pasteurs dignes d'elle , et qu'un pontife
doit tout sacrifier à la gloire de l'Église : il se renferme dans
son devoir ; il se dispense de bonnes œuvres qui alarmeraient
sa conscience. »
XIV.— page 78.
Vers dédiés à Mgr de Rochechouart
En tête on lit :
EtO" TïJV 7rO0SiVOT«TïJV
£<r Kccâojxov énùsv cLcw
70V A«|X7TJOOT«TOV '/Ml SepOTGCTOV
IIETPOr IOTAIOT KAI2AP02
twv Bkcoxswv TLtugx.otzov»
La strophe suivante se trouve au commencement et à la fin
du morceau :
nûXcccr caovyz ymÏùç,
M«X«0T«TÏ3 TTOÀïJWV,
Twv Hoipivwv àpicrrcd
Twv Uoiuévuv yôÂGT'jô.
IIûXccc v.voiys ttccccco".
In gentile nomen de Rochechouart epigramma :
Cui bona concessit mores natura benignos,
Immiti à Scopulo quam malè nomen habet.
Fallor ; in hoc Scopulo nostri signantur amores ;
Ut Scopulus noster sic quoque stabit amor.
16 PIÈCES JUSTIFICATIVES.
XV.— PAGE 97.
Le P. André.
M8' de Luynes avait conçu pour le P. André une affection
véritable. Il paraît môme qu'il lui avait offert de le protéger
contre les tracasseries qu'il eut à subir de la part de sa cor-
poration.
« Monseigneur, lui écrivait ce religieux, je suis très sensi-
blement obligé à V. G. de la protection qu'elle promet à Mae de
Saint-Luc pour moi, envers et contre tous; mais, je m'en
croirais tout-à-fait indigne, si j'étais capable de l'avoir solli-
citée, par cette voie ou par quelque détour semblable. — Je ne
veux point prendre de sûretés contre mes confrères; je les aime
tous, et je dois croire qu'ils ne me haïssent pas. — Je laisse
tout tomber pour conserver la tranquillité d'esprit qui m'est
nécessaire dans mon emploi , que je regarde comme ma mission
essentielle. — Tout le monde n'est pas appelé à faire du bruit
dans l'Église. Que les docteurs disputent, je les laisse disputer;
que les pasteurs décident, je m'y soumets. C'est ainsi, disait
Ozanam , qu'un géomètre doit aller en paradis en ligne perpen-
diculaire. »
M6' de Luynes , archevêque de Sens , ayant reçu de l'abbé
Guyot , aumônier du duc d'Orléans , les œuvres du P. André ,
qu'il avait éditées après sa mort , écrivit à l'éditeur la lettre
suivante :
« Fontainebleau, 29 novembre 1765.
« J'ai reçu , Monsieur, avec un vrai plaisir, les ouvrages du
P. André, que vous m'avez adressés; je l'estimais infiniment,
parce que j'avais, reconnu en lui toutes les qualités qui pou-
vaient le rendre respectable dans son état, et tous les talents
qui rendent célèbre dans le genre des sciences et dans celui
de la littérature. 11 y joignait une simplicité et une modestie
qui se trouvent rarement dans les savants , et une aménité dans
PIÈGES JUSTIFICATIVES. 17
les mœurs dont les hommes appliqués comme il l'était aux
sciences abstraites , ne sont pas ordinairement susceptibles. »
Le card. de Luynes.
Vers inspirés au P. André par un portrait de Msr de Luynes.
Fronte sedet virtus, crux pectore, gratia labris ;
Totus in Alberto prsesule Ghristus adest.
Opinio